1 – Les termes « eurasisme orthodoxe » sont de plus en plus fréquemment utilisés par la junte putschiste au pouvoir à Kiev pour qualifier la vision du monde de la République de Novorossia. Même s’il est clair que cet élément de langage a été conçu à Washington, il est cependant, à mes yeux, tout à fait exact.
2 – Presque tous les eurasistes historiques étaient des patriotes russes orthodoxes. Contrairement aux slavophiles et à Leontiev cependant, ils étaient sceptiques quant à la possibilité d’unir tous les Slaves du fait qu’ils estimaient que les différences culturelles, religieuses et historiques entre eux étaient plus importantes que leur proximité ethno-linguistique. Dans le même temps, ils soulignaient que la civilisation russe avait intégré dans une unité de destin un certain nombre de peuples non-slaves (Turcs, Caucasiens, peuples de Sibérie) en contact géographique avec nous.
3 – L’eurasisme, dès les années 1990, a, sous notre influence, intégré dans son corpus la géopolitique (thalassocratie contre tellurocratie, Eurasie contre monde atlantique, Eurasiens contre Atlantistes) et le traditionalisme (la Tradition contre le monde moderne et postmoderne).
4 – Tout cela constitue, en fait, le fondement idéologique de la République de Novorossia. Premièrement, celle-ci est à la pointe de l’identité religieuse orthodoxe dans un sens culturel (contre le nationalisme ukrainien et l’Église uniate, ainsi que contre la théorie libérale des droits de l’Homme et de la protection des minorités sexuelles). Deuxièmement, il s’agit d’une opposition des choix géopolitiques, l’Euromaïdan étant purement atlantiste. Troisièmement, la République de Novorossia suit une orientation anti-libérale et sociale, et en faveur des valeurs traditionnelles. Quatrièmement, la présence symbolique dans les rangs de son armée de volontaires Ossètes ou Tchétchènes, correspond à l’unité de destin précitée.
5 – Plus intéressant encore, dans la confrontation civilisationnelle aigue actuelle cause de dizaines de milliers de morts, les frappes aériennes et les tirs d’artillerie contre la population civile sont ordonnées par la junte atlantiste au pouvoir à Kiev afin de punir la République de Novorossia vue comme un bastion de l’Orthodoxie et de l’Eurasie opposée à l’atlantisme, au libéralisme et au nazisme, tandis que dans l’esprit des dirigeants de la République de Novorossia et de ses citoyens le même schéma prévaut : ils sont sur la ligne de front d’une bataille opposant la Russie et l’Occident, l’Orthodoxie et la modernité antireligieuse, l’Eurasie et le monde atlantique.
En Russie, a-t-on la même compréhension de la situation ? Oui, chez les patriotes de base, mais pas dans l’élite. Une partie considérable de celle-ci est libérale, atlantiste et postmoderniste. Ses membres ne se pensent pas comme des ressortissants d’une grande nation, mais comme des habitants d’un petit pays, et ils ne constituent pas une cinquième colonne qui agirait en secret, mais une sixième ouvertement intégrée dans le réseau mondial de l’atlantisme, du libéralisme, du capitalisme et de la postmodernité. Ils ne pensent plus en tant que membres d’un peuple mais uniquement comme membres de ce réseau.
6 – En Russie, l’eurasisme orthodoxe reste passif et à l’état implicite, il ne devient pas conscient car il n’est pas confronté à un ennemi existentiel direct et franc. La Russie est un pays énorme et la vie quotidienne des Russes est remplie d’une myriade de détails techniques qui ne permettent pas à la plupart d’avoir une vision d’ensemble de la situation. Tenter d’en faire prendre conscience, même de manière approximative, est aussi difficile que d’expliquer un koan. Mais quand, comme dans la République de Novorossia, les citoyens sont face à une volonté de détruire leur culture, leur religion et leur ethnicité, alors il devient urgent de déterminer son identité. C’est la raison pour laquelle l’eurasisme othodoxe y est passé de l’état implicite à l’état explicite. Là ce n’est plus une affaire de mots mais de guerre, il s’agit d’une question vitale.
7 – Ainsi est née la dissonance entre l’élite russe moderne et la République de Novorossia. Il y a de plus en plus de contradiction entre elles, d’où les retards et les échecs de l’assistance concrète de la Russie à la République de Novorossia et l’explication des ratés précédents comme l’action de spin doctors (depuis renvoyés) au Kremlin qui entreprirent de marginaliser tous ceux qui étaient conservateurs, patriotes, orthodoxes ou eurasistes. Ainsi, la contradiction entre l’idéologie de l’élite du monde russe et celle de la majorité des habitants de la Novorossia et de la Russie devient de plus en plus apparente. La sixième colonne s’est particulièrement révélée dans son hostilité hystérique à l’armée de volontaires de la République de Novorossia, elle peut être clairement définie idéologiquement (c’est à dire par ses positions religieuses, culturelles et géopolitiques) comme un rejet de l’eurasisme orthodoxe.
8 – Maintenant, il est inévitable que l’eurasisme orthodoxe devienne le paradigme idéologique de la République de Novorossia. L’orthodoxie est le noyau spirituel de l’identité, l’eurasisme le marqueur géopolitique, culturel et civilisationnel. Depuis la Novorossia, cette idéologie ne fera que croître et qu’élargir le champ d’action de son combat. En conséquence, face à la République de Novorossia, Moscou va devoir composer avec les eurasistes orthodoxes de l’État russe. Les volontaires de la Fédération de Russie qui combattent dans la milice de la République de Novorossia, en se confrontant avec leur véritable ennemi spirituel et géopolitique, ont découvert cette identité et ils rentreront chez eux avec. Maintenant les paroles des prêtres qui officient dans les églises orthodoxes russes, les livres d’histoire et les manuels de géopolitique seront perçus différemment : à la fois comme une question existentielle qui engage la vie, la mort et le sang, et comme une colonne vertébrale. Grâce à ceux qui se seront engagés dans la défense de la République de Novorossia et qui ont vécu cette identité orthodoxe eurasiste particulière, le reste de la population russe apprendra à mieux connaître son identité idéologique. Dans le même temps, les acquis de l’Union soviétique ne seront pas exclus mais inclus dans un contexte plus large débarrassé de l’orthodoxie marxiste, du matérialisme et de l’athéisme. C’est cela l’idéologie eurasiste : elle intègre principalement l’héritage de l’orthodoxie, de la monarchie byzantine et du nationalisme russe, sans oublier l’interprétation russe de l’histoire soviétique telle qu’elle s’est exprimée brièvement dans le national-bolchevisme. L’eurasisme orthodoxe reprend les thèses de la revue d’Oustrialov Changement d’orientation et les intègre dans un paradigme général les opposant à l’atlantisme, à l’Occident, au libéralisme et au postmodernisme. On peut écrire que c’est l’« idéologie organique naturelle » de la grande nation russe. Se battre tous les jours, en Russie même, pour la République de Novorossia renforce les positions eurasistes orthodoxes.
9 – Cette analyse explique pourquoi la sixième colonne en Russie est si alarmée et tente de jeter le discrédit sur toutes les initiatives politiques patriotiques en faveur de la République de Novorossia. S’ils n’arrivent pas à éradiquer l’eurasisme orthodoxe, celui-ci va accroitre son influence dans la société russe et devenir une grave menace pour l’ensemble du réseau libéral et atlantiste de l’élite russe. Ceci explique tout, y compris ma récente exclusion de l’université. Nous sommes face à des actes symboliques qui ont une grande importance : frapper les eurasistes orthodoxes bénéficie aux atlantistes libéraux.
10 – Où est la place de Poutine dans ce schéma idéologique ? Il a toujours préféré être au-dessus de la mêlée des libéraux et des conservateurs, des atlantistes et des eurasistes, des agents de l’ennemi et des patriotes. C’est sa tactique mystérieuse. Habituellement, Poutine lui-même s’exprime de manière ambiguë, de sorte que ses paroles peuvent être interprétées soit comme eurasistes, soit comme atlantistes. De même le soutien ou l’opposition à Poutine ne sont pas structurés idéologiquement : ses partisans et ses adversaires sont, indistinctement, eurasistes, orthodoxes, libéraux et atlantistes. Cependant, la grande majorité des orthodoxes eurasistes sont en faveur de Poutine et la grande majorité des atlantistes libéraux lui sont hostiles. Poutine n’est pas fondamentalement opposé à l’eurasisme orthodoxe comme, hélas, il n’a pas d’objection au libéralisme atlantiste. Il ne révèle pas lui-même son idéologie. Il fait des déclarations évasives qui sont immédiatement interprétées d’une manière ou d’une autre. Poutine ne suit pas une ligne droite et cela n’a pas de sens de demander qui il soutient des atlantistes ou des eurasistes : il est au-dessus de la mêlée. Il s’est habitué au rôle du souverain mystérieux et imprévisible, dont les discours sont comme des koans contradictoires, mais quand il convient d’agir, il fait ce qui doit être fait et, dans les situations critiques, il fait toujours la bonne chose en terme eurasiste orthodoxe.
Jusqu’à récemment, dans l’élite, les atlantistes libéraux dominaient les champs idéologique et technologique, et ils avaient le monopole médiatique de l’interprétation de la parole présidentielle. Maintenant, ce monopole est en danger du fait des événements d’Ukraine et le temps est venu de l’interprétation eurasiste orthodoxe.