Préface de l’édition anglaise de Un empire de quatre cents millions d’hommes, l’Europe de Jean Thiriart (Arktos Media Ltd, Londres, 2021. 279 p. Traduit par Alexander Jacob).
Jean Thiriart reste l’un des théoriciens géopolitiques les plus intéressants du paneuropéanisme de l’après-1945. Son intérêt en tant qu’idéologue est renforcé par le fait qu’il a également été un militant dévoué du mouvement qu’il a créé, Jeune Europe, et c’est en prison qu’il a commencé à écrire ce livre en 1962. Il était ce que Mosley décrivait comme une espèce rare, « un homme de la pensée ». Publiée pour la première fois en 1964, cette traduction anglaise, habilement revue par Alexander Jacob, comprend une introduction à la vie de Thiriart. Les notes de bas de page sur les noms et les événements mentionnés par Thiriart sont particulièrement utiles.
Thiriart était partisan d’une nation européenne « unitaire ». Sa conception rappelle celle de l’« Europe-nation » de Sir Oswald Mosley. Thiriart était l’un des délégués à la Conférence de Venise en 1962, où Sir Oswald Mosley représentait l’Union Movement, avec des délégués du Reichspartei allemand et du Mouvement social italien. Cependant, il semble probable que Thiriart y ait été le plus ardent défenseur d’une Europe totalement unifiée, peut-être même plus que Mosley, dont le slogan « Britain First in Europe a Nation » contenait des éléments de l’ancien nationalisme que Thiriart répudiait avec véhémence.
Cependant, Mosley et Thiriart partagaient les mêmes idées sur de nombreuses questions essentielles. La quête prométhéenne de Thiriart semble correspondre à la « doctrine des formes supérieures » faustienne de Mosley (Mosley, Europe Faith & Plan, Euphorion, 1958, pp. 143-147). Tous deux considéraient que la reconquête de l’Afrique sub-saharienne offrait les défis pionniers pour forger un homme supérieur dans une quête de dépassement de soi évoquant le Nietzschéen. Tous deux considèrent également que l’amitié européenne avec les États arabes est essentielle, Thiriart allant même jusqu’à suggérer que les Arabes, et plus particulièrement les Berbères, pourraient être intégrés à l’Europe.
Alors que Thiriart était entré dans la politique d’après-guerre en tant que partisan des Français en Algérie et des Belges au Congo, avec la formation de Jeune Europe, sa vision géopolitique, engagée dans la libération de l’Europe des puissances extra-européennes, a subi des changements significatifs, au point que le mouvement a formé une alliance étendue avec les Arabes, y compris l’ancien ennemi algérien, et les Baasistes. Parmi les dirigeants arabes rencontrés par Thiriart figure le président égyptien Nasser. L’approche pro-arabe et antisioniste devient une caractéristique majeure de Jeune Europe, l’objectif étant de former des brigades européennes qui s’entraîneraient dans les États arabes, tout en contribuant à la lutte contre Israël. Ces cadres ramèneraient le combat en Europe, contre l’occupation américaine. L’un des cadres de Jeune Europe, Roger Coudroy, a été tué alors qu’il servait dans les rangs d’Al-Fatah en 1968. Quel chemin parcouru – à reculons – par les mouvements panarabes et paneuropéens pour jouer leur rôle respectif dans un conflit d’origine sioniste et atlantiste !
La droite maintient l’Europe fracturée
Bien que les représentants présents à Venise se soient engagés à former un parti national européen et qu’une déclaration commune ait été publiée, le concept n’a pas abouti. Les attaques cinglantes de Thiriart contre la droite nationaliste révèlent peut-être une certaine amertume liée à l’échec de la conférence de Venise, et en particulier à l’attitude des délégués italiens et allemands. L’une des divisions mentionnées par Thiriart, par exemple, est le conflit entre Allemands et Italiens sur la question du Tyrol du Sud. Thiriart est tout aussi cinglant à l’égard des séparatismes régionaux qui fracturent l’Europe, comme le conflit qui oppose Flamands et Wallons dans sa Belgique natale. Il est évident qu’il verrait d’un mauvai œil les célébrations de la droite nationaliste britannique à l’occasion du BREXIT. Les Polonais sont tenus à l’écart tandis que les Africains continuent à entrer sans entrave, et les États-Unis maintiennent leur emprise sur la Grande-Bretagne de manière aussi omniprésente que jamais. Si Thiriart n’était pas un fervent partisan du marché commun, il en a au moins perçu les possibilités en encourageant les gens à commencer à penser comme des « Européens », tout comme Mosley.
Russie, États-Unis et Europe
Bien que Thiriart ne mentionne ni Mosley ni le philosophe paneuropéen américain Francis Parker Yockey, c’est avec ce dernier que ses conceptions de la realpolitik présentent le plus de similitudes. Ainsi, comme le montre le titre du livre de Yockey, The Enemy of Europe, les États-Unis entretiennent avec l’Europe une relation pathogène différente de celle de l’occupation militaire russo-soviétique. Le dernier essai de Yockey, « The World in Flames : An Estimate of the World Situation », évalue le tiers-monde et les États arabes comme de futurs alliés dans la libération de l’Europe des États-Unis ; une stratégie que Thiriart a poursuivie avec vigueur.
Selon Thiriart, la Russie a maintenu son emprise sur l’Europe de l’Est grâce à la force brute d’une nation jeune et « immature ». Les États-Unis maintiennent leur emprise sur le reste de l’Europe grâce à leur culture-pathologie, l’opium de l’hédonisme, du consumérisme et de l’option douce. Là où Thiriart s’est opposé à Mosley, c’est dans l’opinion de Mosley selon laquelle l’Europe avait besoin de la protection des États-Unis contre la Russie.
L’influence significative de Yockey sur Thiriart est confirmée par l’un des derniers collaborateurs de Thiriart, Christian Bouchet. Le dernier groupe politique auquel Thiriart a été associé s’appelait le Front européen de libération, le titre du groupe original de Yockey après la guerre. Bouchet m’a déclaré que Thiriart avait lu Imperium, l’opus magnum de Yockey, dans les années 1960 et qu’il lui en avait donné une copie photocopiée en 1991 (Bolton, Yockey : A Fascist Odyssey, Arktos, Londres, 2018, p. 561). C’est en tant que délégué du Front que Bouchet, Thiriart et d’autres se sont rendus en Russie et ont rencontré le penseur géopolitique Alexander Dugin, et Gennady Zyuganov, le secrétaire général du Parti communiste de la Fédération de Russie, qui faisait alors partie de la nouvelle opposition antilibérale russe.
Néanmoins, Thiriart soutient dans cet ouvrage que la libération de l’Europe de l’Est de l’URSS, impliquant 100 000 000 de concitoyens européens, est essentielle à la construction de la nation européenne, au point que la « dédicace » du livre est adressée à ceux qui lutteront pour libérer cette partie de l’Europe de « la forme d’agression la plus brutale, celle du communisme russe ». Cette libération prendrait de multiples directions, notamment l’interdiction des partis communistes en tant qu’instruments de la stratégie de Moscou, la guérilla, y compris le recrutement d’exilés de l’Est, et une stratégie de realpolitik de la part de la nation européenne pour saper la position de l’URSS sur le plan géopolitique. Cela impliquant de cultiver des relations avec les États communistes dissidents, la Yougoslavie et la Roumanie. L’Europe devrait même soutenir la Chine contre la Russie en Extrême-Orient, afin de faire pression sur l’URSS pour qu’elle se retire de l’Europe de l’Est et revienne aux frontières d’avant Yalta. Une fois cette étape franchie, l’Europe unie inverserait sa politique et soutiendrait la Russie contre la Chine. L’Asie serait contenue au niveau du fleuve Amour, selon cette stratégie dialectique. Le fait que Thiriart ait réussi à établir des contacts officiels en Chine, avec Chou En Lai, en Roumanie, dans les États arabes et au Nord-Vietnam, témoigne de son sérieux en tant que stratège.
Son objectif était d’intégrer les pays slaves à l’Europe, les Slaves étant des Européens au même titre que les Suédois, les Espagnols, les Italiens, les Allemands ou les Français. Il n’a jamais eu les sentiments anti-slaves de Yockey.
L’Europe devait faire de la Méditerranée son « lac », ce qui impliquait le départ de la flotte américaine. Sur cette base, avec une Europe « armée jusqu’aux dents », mais neutre et libérée de l’occupation américaine, il espérait que l’Europe pourrait s’entendre avec la Russie.
Mais là encore, son point de vue changea et le slogan « Contre Washington et Moscou » se transforma en « Avec Moscou contre Washington », l’objectif devenant l’Empire euro-russe. Alexander Jacob fait allusion au fait que Thiriart a travaillé sur un livre au début des années 1980, intitulé The Euro-Soviet Empire : from Vladivostok to Dublin, bien qu’il n’ait pas été achevé en vue de sa publication.
Contrairement à la droite qu’il méprise et qui parle encore du « communisme juif » de l’URSS, il reconnaît que l’URSS est une force centrale dans l’opposition au sionisme. En effet, les publications soviétiques officielles exposaient les insurrections antisoviétiques, que Thiriart avait autrefois présentées comme l’avant-garde d’une lutte paneuropéenne, comme ayant été instiguées par des facteurs à la fois américains et sionistes. (Voir par exemple Yuri Ivanov, Caution : Zionism, Moscou, Progress Publishers, 1970 ; Bolton, Russia & the Fight Against Globalisation, Londres, 2018, pp. 167-169). Yockey était également parvenu à cette conclusion dès 1952 avec un essai intitulé « Le procès de trahison de Prague », qui affirmait que l’URSS avait changé de direction et que la droite devrait se réorienter en conséquence.
Contre le petit nationalisme
Thiriart est farouchement opposé au « racisme » et aux petits nationalismes qui divisent les Européens. Il déplore le vieux nationalisme du fascisme et de l’hitlérisme, les conflits territoriaux qui empêchent encore les Européens de devenir un seul peuple, et fustige les partis de droite qui ne voient pas plus loin que les intérêts nationaux, même lorsqu’ils parlent d’une Europe fédérale, d’une « Europe des nations » ou des régions. Pour Thiriart, il ne peut y avoir autre chose qu’un peuple européen au sein d’une nation européenne. Il ne peut y avoir de supériorité allemande sur les Slaves, ni de rivalité entre Flamands et Wallons, ni d’Allemands, de Polonais ou de Belges, mais seulement des Européens.
La droite nationaliste est attachée au petit État, en partant du principe qu’il s’agit d’une finalité historique. Le soupçon est que l’Europe-nation, où tous sont européens et rien d’autre, serait un creuset qui effacerait les diverses cultures distinctives de l’Europe. En effet, une telle Europe cosmopolite a été proposée par les francs-maçons, les jacobins, les anarchistes, les libéraux, les sociaux-démocrates, les ploutocrates, etc. comme une étape vers un État mondial, ou « un monde – une race ». Même Otto Strasser, partisan d’une fédération européenne, a contesté l’Europe-nation de Mosley, la qualifiant de « grande unité hétéroclite » qui verrait la disparition des Espagnols, des Italiens, des Français, des Allemands et des Polonais… (Otto Strasser, « The Role of Europe », dans Mosley : Policy & Debate, Euphorion Books, 1954, p. 80). Les opposants à l’Europe-nation, même s’ils défendent une certaine forme de fédéralisme européen, objectent qu’il n’existe pas de concept organique d’« Europe », comme si l’histoire devait s’arrêter à la désignation des États-nations tels qu’ils ont été conçus dans l’ère wilsonienne d’après 1918, ou dans l’ère post-soviétique, ou même à l’époque la plus ancienne, la paix de Westphalie de 1648. Yockey, non moins partisan que Thiriart de l’Union européenne, ne voyait aucune raison pour que les particularismes régionaux européens soient non seulement maintenus mais renforcés, certaines fonctions de gouvernance pouvant être localisées. Thiriart n’aborde pas ici la question.
Cependant, la conception de la « nation » a toujours été plus fluctuante que figée. Mosley qualifiait son européanisme d’« extension du patriotisme » et déplorait l’ultra-nationalisme de l’ancien fascisme. Il y a eu un élan vers une union toujours plus large, et la fracture est souvent utilisée comme une arme géopolitique par des forces extérieures. L’union est motivée par la lutte contre un ennemi commun, depuis les premiers temps des tribus, lorsque les familles ont commencé à se constituer en systèmes de parenté et de territoires fermés, et qu’elles se sont étendues à l’extérieur par la conquête ou la fusion avec d’autres liens de parenté en vue d’une défense commune.
La réalité de l’Europe
Thiriart fait remonter la perception de l’« Europe » à la victoire des Grecs contre les Perses à Salamine en 480 av. J.-C. (p. 21), puis contre les Carthaginois en Sicile ; au rôle d’Empire assumé par Rome ; à celui de l’Espagne pendant le haut Moyen Âge contre les Maures ; des Slaves contre les Tatars ; de l’Autriche des Habsbourg contre les Ottomans. L’Europe a été « forgée dans les épreuves », de Marathon (490 av. J.-C.) à Vienne (1683 ap. J.-C.), où Français, Polonais et Autrichiens ont repoussé les Turcs. Tous les peuples d’Europe ont versé leur sang pour l’Europe (ibid., p. 26). Pour Thiriart, le « nationalisme » des séparatistes wallons, flamands, basques et siciliens paralysait l’Europe ; le destin historique devait l’emporter sur la division et forger une nation européenne. Les agents de ce destin seraient une « élite révolutionnaire » (ibid., p. 30).
La conscience européenne a une longue histoire. En décrivant la bataille de Poitiers contre les Arabes en 732, la Chronique d’Isadore de Poitiers qualifie l’armée de Charles Martel d’« Européens ». L’empire de Charlemagne (768-814) est appelé « Europe » par les chroniqueurs contemporains, et il a été surnommé « le père de l’Europe ». Le manteau de saint Henri II, au XIe siècle, était brodé de la légende suivante : « Ô César béni Henri, honneur de l’Europe – que le roi qui règne dans l’éternité accroisse ton empire ». Après la mort d’Henri, un refrain funèbre pleurait : « L’Europe, maintenant décapitée, pleure ». L’envie des dirigeants locaux de revendiquer la souveraineté sur les « nations » a commencé à détruire l’unité organique de l’Europe à l’époque de Philippe le Bel (XIVe siècle), et la Réforme a accéléré le processus. Il est à noter que la fracture de l’Europe s’est accompagnée de la montée de l’oligarchie ; et ce que Thiriart appelle l’« aristocratie de l’épée » a été de plus en plus remplacée par une « aristocratie de la cour » parasitaire, dont la décadence croissante a culminé avec la révolution jacobine.
Si Thiriart semble russophobe, ce n’est pas du tout le cas. Si le démantèlement du bloc soviétique des territoires de l’Est est essentiel, Thiriart propose à la Russie une Europe totalement libérée de l’influence américaine, sans aucune ambition territoriale sur la Russie. En effet, la Russie s’érigerait en rempart contre l’Asie. La barbarie de sa jeunesse fait que son destin n’est pas encore tracé, alors que les États-Unis sont déjà en phase terminale et n’ont pour seule mission que d’infecter toutes les cultures qu’ils touchent. Le dernier voyage de Thiriart avant sa mort en 1992 fut en Russie pour rencontrer l’opposition antilibérale à Eltsine. Ses dernières réflexions portaient sur une Europe qui incluait la Russie, de Dublin à Vladivostok.
La nouvelle Europe socialiste
Thiriart évite les plans détaillés sur l’organisation de la nouvelle Europe. L’unique objectif est d’abord de libérer et d’unir l’Europe. Cela nécessite avant tout une stratégie géopolitique. Cependant, Thiriart propose une vision dans les grandes lignes.
Il avait commencé sa jeunesse en tant que socialiste, membre de la Jeune Garde Socialiste et de l’Union Socialiste Anti-Fasciste. (Jacob, vii). Comme de nombreux socialistes francophones en France et en Belgique, il avait vu dans l’occupation allemande de l’Europe la possibilité de créer une Europe socialiste unie. Il ne s’agit pas d’une Europe sous domination allemande, et il est simpliste ou malveillant de considérer tous les collaborateurs comme des laquais de l’Allemagne. Thiriart avait été membre des Amis du Grand Reich allemand pendant l’occupation, qui étaient principalement issus de la gauche. Pendant la guerre, Thiriart a été inscrit sur une liste d’individus à exécuter par la Résistance. Après la guerre, il a été emprisonné et a perdu ses droits politiques jusqu’en 1959.
Il convient de noter que le principal socialiste belge, Henri de Man, voyait également la possibilité de construire une Europe socialiste unie et considérait l’occupation allemande comme une chance de se débarrasser du capitalisme et de l’éthique bourgeoise. Bien que, sous sa direction, le mouvement syndical ait coopéré plutôt que résisté à l’occupation allemande, il est erroné de considérer Henri de Man comme un laquais des Allemands. De nombreuses avancées pour les travailleurs belges ont été obtenues par les syndicats d’Henri de Man pendant l’occupation, et il est resté un proche conseiller du roi.
En France, des idées similaires sont exprimées par des socialistes de premier plan tels que Marcel Déat. Le socialisme francophone était en crise depuis la fin du XIXe siècle, car beaucoup considèraient le marxisme et la social-démocratie comme inadéquats ; un nouveau « socialisme » transcendant le matérialisme et la lutte des classes était nécessaire. (Voir : Zeev Sternhell, Neither Left Nor Right : Fascist Ideology in France, Princeton University Press, 1986. Sternhell se penche également sur Henri De Man et la gauche belge). Il semble plausible que Thiriart soit issu de ce milieu. Après la guerre, il a rejeté les notions socialistes de nationalisation et de bureaucratie étatique. La nouvelle Europe n’étoufferait pas l’initiative individuelle à quelque niveau que ce soit. L’entrepreneur doit avoir la liberté de développer une économie forte et ne pas être entravé par les réglementations de l’État ou la démocratisation au nom de l’État. Le productif doit être défendu et le parasitaire éliminé de la vie économique de la nation européenne.
Ce que Thiriart a appelé le communautarisme européen remplacerait à la fois le capitalisme spéculatif et le communisme. En particulier, une nouvelle éthique serait inculquée par une nouvelle élite, forgée dans la lutte, rejetant l’hédonisme et la gratification instantanée, qui mettrait le devoir au premier plan. L’époque exigeait de la grandeur ; les partis démocratiques ne font pas appel à la masse des électeurs pour des futilités, un phénomène, « la grossièreté de l’électeur » (Thiriart, p. 157), qui n’a fait que s’accroître. Les préoccupations matérialistes doivent être transcendées au profit d’un objectif plus élevé. Cependant, Thiriart était tout à fait conscient que pour transcender les conditions matérielles, il fallait d’abord les résoudre, et qu’on ne pouvait pas les ignorer. La grandeur ne vient pas d’un peuple divisé par des extrêmes de richesse, où beaucoup croupissent dans la pauvreté, la mauvaise santé, le manque de logement, de nutrition et d’hygiène. Il n’est pas possible de réaliser son potentiel tant que les besoins essentiels de la vie ne sont pas satisfaits.
L’objectif n’est pas de défendre le prolétariat, à la manière marxiste, mais il n’est pas non plus de supprimer le prolétariat ; l’objectif est de « déprolétariser » en insistant sur les devoirs ; de créer une méritocratie, qui inclurait l’autogestion des travailleurs (ce que Mosley appelle le « socialisme européen »), et de maintenir ces devoirs par l’intermédiaire d’un sénat syndical. (Ibid., p. 99). La propriété serait largement répartie plutôt que concentrée dans un monopole ou une bureaucratie d’État.
Les classes sociales fondées sur la richesse seraient remplacées par des classifications, ou « classes d’hommes ». Au sommet se trouverait une classe fondée sur le « service », soumise à un renouvellement perpétuel pour éviter la décadence qui accompagne la stagnation sociale. Les « éléments parasitaires et négatifs » de la bourgeoisie seraient balayés par le devoir de travailler, comme les éléments « parasitaires » de toutes les classes, tandis que la « bourgeoisie créatrice », loin d’être réduite à l’oubli par l’oligarchie, ou carrément exterminée par le communisme, deviendrait l’épine dorsale de la productivité. (Thiriart, p. 110).
Ce socialisme européen est aux antipodes du marxisme. Thiriart observe que ce que le marxisme offre est un appel au ressentiment. Il constate que le communisme recrute partout les spécimens les plus bas ; c’est la doctrine de l’anti-héros, la négation de la recherche d’états supérieurs de l’être. Mosley a critiqué le marxisme pour la même raison, en expliquant sa « Doctrine des formes supérieures ». Nietzsche a qualifié les doctrines socialistes d’appel au ressentiment, et Lothrop Stoddard a parlé de « révolte de l’homme inférieur ».
Cependant, tout discours sur le « socialisme » est dénué de sens tant que les États-Unis contrôlent les ressources de l’Europe, et la nationalisation ne sert à rien dans cette situation si l’économie reste dépendante de matériaux, de marchés et de crédits extérieurs.
L’Europe serait autarcique. Cela serait possible grâce à une Europe de 400 millions d’habitants, dépassant en population les États-Unis et l’URSS, dans un marché intérieur autonome. L’agriculture de l’Europe de l’Est compléterait la production industrielle du reste de l’Europe une fois unifiée.
Thiriart et le justicialisme
La référence de Thiriart à une perspective justicialiste, à la formation d’« une classe – les producteurs », et à la formation de « l’État des producteurs », est particulièrement intéressante. (Thiriart, pp. 109-110). Comme le note M. Jacob, le justicialisme se traduit par « justice sociale » et fait référence à la doctrine de l’homme d’État et philosophe argentin Juan Péron. Thiriart était le représentant européen du justicialisme. Les deux hommes étaient d’ailleurs des amis proches. Thiriart rencontrait fréquemment Péron, qui était un lecteur assidu de La Nation européenne, dont les auteurs comprenaient des diplomates syriens, vietcongs et irakiens, des nationalistes algériens, Stockley Carmichael des Black Panthers, etc,
Thiriart a estimé que si l’espagnol devenait la langue de la nouvelle Europe, cela contribuerait à forger un lien entre l’Europe et l’Amérique latine, y compris les Latinos aux États-Unis, pour aider à contenir le régime de Washington. (L’association entre Thiriart et Péron est examinée dans Bolton, Péron & Péronism, Londres, 2014, pp. 177-181).
Cadres européens
L’Europe de Thiriart « doit être vécue et non pas prononcée. Elle doit être une réalité de chair et de sang et non une construction de rhéteurs » (ibid., p. 67). C’est pourquoi il évite les programmes politiques détaillés pour l’avenir et les appels à l’électorat de masse.
Thiriart aborde en détail le caractère du mouvement qu’il entendait construire, le « Parti européen ». Il s’agit d’une « élite d’avant-garde » qui rejette la politique de masse et infiltre les centres névralgiques des sociétés européennes, en particulier les syndicats et les organisations de jeunesse. Le parti ne reconnaît ni la gauche ni la droite. Écrivant encore au sein de la génération de la guerre, Thiriart rejette tout favoritisme à l’égard des collaborationnistes ou de la résistance des années de guerre. Ces anciens combattants ne seraient pas appréciés pour ce qu’ils ont fait, mais uniquement pour ce qu’ils feront pour l’Europe. Les dirigeants européens de demain naîtront de la lutte pour la libération et la construction de l’Europe. Le leader est un visionnaire qui ne cherche pas l’approbation des masses dans un concours de popularité démocratique. Il recherche l’équilibre en lui-même et ne gouverne pas par des lois mesquines, mais laisse à l’individu le maximum de liberté pour réaliser son potentiel. L’ethos héroïque imprègne la jeunesse d’une quête « prométhéenne », suggérant un dépassement de soi nietzschéen.
Conclusion
Thiriart a reconnu qu’en géopolitique et dans la mise en œuvre de la realpolitik, les événements changent radicalement et que les stratégies doivent évoluer aussi rapidement que possible, plutôt que d’être figées dans un dogme. Cela se voit dans son changement de perception à l’égard de la Russie, même lorsque la méthode soviétique dominait encore, et dans l’établissement d’alliances avec ceux auxquels il s’était opposé dans le passé en Algérie. C’est donc la méthodologie qui reste valable et non les détails qui sont éphémères.
Le livre de Thiriart n’est pas seulement une esquisse doctrinale de la paneurope, mais aussi un manuel pratique pour l’organisation des mouvements, les moyens de créer et de maintenir des structures organisationnelles, les exigences de la direction et la formation des cadres ; une source précieuse à la fois de théorie et de pratique. Cette traduction de qualité du Dr Jacob est la première édition anglaise de l’ouvrage, ce qui lui confère une valeur particulière.
Kerry Bolton