L’actualité espagnole m’interroge, comme d’autres événements similaires chez nos voisins par le passé. Depuis un certain nombre d’années, nous constatons, dans quelques pays d’Europe voisins, des mobilisations d’opposition à l’immigration et à ses conséquences. Des mouvements sociaux « identitaires » qui surviennent souvent à la suite d’une conjoncture émotionnelle marquante — on pense à l’attaque au couteau à Southport, qui avait déclenché les émeutes britanniques de l’an passé. La plupart de nos voisins ont déjà connu des phénomènes de ce type. Je ne sais pas si ma liste est exhaustive — peut-être que des épisodes m’échappent — mais nous avons vu des mobilisations de ce type :
– à cadence régulière en Espagne (Torre Pacheco n’est pas la première affaire de ce type, bien que la plus intense, et nous nous souvenons en 2023 du « Noviembre Nacional », qui, bien que démarrant sur des points de clivage extérieurs à la question identitaire — l’amnistie des prisonniers politiques catalans et l’opposition à une coalition gouvernementale avec eux — avait vite rejoint la thématique)
– en Irlande, avec la toile de fond de la crise du logement accentuant les tensions identitaires et les mobilisations massives (qui se poursuivent)
– en Allemagne, dans une moindre mesure, avec le phénomène PEGIDA
– au Royaume-Uni, avec les mobilisations citées plus haut et les manifestations autour de Tommy Robinson
La plupart de nos voisins ont connu des mobilisations populaires hostiles au phénomène migratoire. Pourtant, en France, alors même que le pays était en avance sur la traduction électorale de ses inquiétudes identitaires par rapport à ses voisins (les premiers vrais succès électoraux du FN arrivant courant des années 80), il n’a connu de phénomènes de ce type que marginalement. On ne peut guère songer qu’à la Corse dans cette catégorie. Alors, la question est la suivante : quelles sont les raisons structurelles qui empêchent l’émergence d’un phénomène similaire dans le pays ?
Deux intuitions : La première est facile. C’est le rôle d’exutoire du parti politique. Avec un RN à 41 % au second tour, quel intérêt alors de manifester dans la rue — surtout quand le parti insiste à ne pas le faire ? Pour appuyer cela : l’Irlande, par exemple, n’a pas de représentation institutionnelle de sa droite nationale. Sans l’exutoire électoral, l’action dans l’espace public devient tout de suite plus envisageable. Au Royaume-Uni, les ambiguïtés de Farage et de ses partis sur les questions identitaires peuvent être mises relativement sur le même plan. Mais ça ne fonctionne pas pour l’Espagne, ni pour l’Allemagne, qui ont des partis de droite nationale ancrés dans les institutions (Vox / AfD).
La deuxième intuition, c’est celle de la sociabilisation. L’Irlande, le Royaume-Uni et l’Espagne ont encore des sociabilisations actives, avec tout un tas de structures intermédiaires où les gens se croisent. Le rôle prégnant des groupes de supporters en Angleterre ou au Royaume-Uni est bien connu, de même que leur fonction dans la sociabilité collective. Même en dehors des questions identitaires : lors des épisodes d’inondations à Valence en 2024, les groupes de supporters avaient été des acteurs de la résilience et de la solidarité collective, quand les populations civiles percevaient (à raison) une défaillance dans la réaction de l’État et des administrations. Cette sociabilisation est celle qui favorise le sentiment d’appartenance commun, et qui génère le sentiment d’identification suffisant pour que le groupe réagisse lorsqu’il a l’impression qu’une de ses parties est attaquée.
J’évoquais la Corse : c’est l’un des rares coins du pays où le sentiment d’appartenance est fort, favorisé par les modalités de la vie sur place, en plus d’être bercé, par opposition à la France continentale, par un imaginaire qui fait s’identifier la population dès le plus jeune âge comme corse. Quand des pompiers avaient été agressés dans une cité d’Ajaccio, déclenchant des manifestations le lendemain, ce n’était pas juste le sentiment d’insécurité qui mobilisait : mais bien le facteur identitaire de voir un pompier corse, duquel on pouvait se sentir solidaire, être agressé.
Quelque part, pour mobiliser sur des bases identitaires, il faut voir le visage de la victime de l’affaire du moment comme celui de sa propre cousine, sœur, frère. Parfois, il existe des sursauts : je pense que Thomas a fait appel à l’imaginaire de beaucoup de jeunes périphériques, ce qui a expliqué l’intensité de la mobilisation autour de sa mort. Lola a évidemment rappelé l’image de la fille que toutes les mères ont ou pourraient avoir. Philippine, un peu plus marginalement, a choqué dans la sociologie catho. Enfin, je serais curieux de connaître les retentissements de la mort de Lino Sousa Loureiro dans la communauté portugaise ou descendante (des échos — dont je ne fais pas une loi — me sont parvenus). Un mouvement social, tel qu’il soit, a besoin d’une conjoncture émotionnelle suffisamment intense. On ne la génère pas à partir de rien. En revanche, on a du pouvoir sur la capacité à créer de l’identification.
Pour que les Français se mobilisent pour défendre le fait de le rester, encore faut-il réussir à leur rappeler qui ils sont, et que la peine de leur voisin est la même que la leur. Ce qui, à l’époque de l’isolement social, est, je l’accorde, extrêmement dur. Mais la politique, l’activisme, ont leur rôle à jouer : la seule attitude d’opposition (à l’immigration, à l’insécurité) ne se suffit pas à elle-même, il faut aussi l’action positive qui influera sur cette (re)prise de conscience de ce que nous sommes — et dont tout le reste découlera.
« Il ne s’agit pas de constituer une majorité électorale, mais de refaire un peuple. » (Mistral)
Raphaël Ayma