Parmi les philosophes vivants, Alain de Benoist est un des auteurs qui a le plus compté dans ma formation intellectuelle. A la fois mentor, confrère et ami, il m’a accordé un entretien dans lequel il se dévoile sous un jour particulièrement intime.
David L’Epée.
DL : Tu as fait paraître l’an passé un livre très différent des précédents, beaucoup plus personnel, L’Exil intérieur. Dans la forme, les textes courts qui le constituent, entre pensées spontanées, exercice d’introspection et aphorismes, ne sont pas sans rappeler les Pensées pour moi-même de Marc Aurèle, une influence dont tu te réclames d’ailleurs explicitement. Pourtant, sur le fond, on reste assez loin de la sagesse stoïcienne. Tu donnes à plusieurs reprises l’impression d’aspirer à ce détachement sans y parvenir. Si tu as su prendre une certaine distance par rapport aux passions de ce monde, d’autres considérations – certains regrets, certaines réflexions sur la mort, quelques accès de pessimisme – te maintiennent encore très éloigné de l’ataraxie et des maximes de l’empereur romain. Tu es sans doute plus stoïcien qu’à vingt ans (et c’est bien normal ! la jeunesse doit puiser son énergie dans des philosophies plus volontaristes et plus vigoureuses) mais tu ne l’es pas devenu pour autant, tu t’en es seulement rapproché – juste un peu. Pourrait-on te qualifier de stoïcien contrarié ?
AdB : Non, je ne crois pas. J’ai fait référence à Marc Aurèle parce que le titre de son livre, Pensées pour moi-même, correspondait exactement à ce que je voulais écrire (un ouvrage qui, au départ, n’était pas forcément destiné à être publié), mais cela ne va pas plus loin. Par ailleurs, le mot « stoïcisme » a deux sens un peu différents. Du point de vue de l’histoire de la philosophie, le stoïcisme développe une éthique de la vertu qui a certes ses mérites, mais à laquelle je n’adhère pas entièrement. Il y a notamment, dans le stoïcisme, une dimension universaliste dans la façon de concevoir l’ordre naturel qui m’est étrangère. Le stoïcisme au sens courant a pris une signification plus large : l’impersonnalité active, l’indifférence à la douleur comme au plaisir, l’idée que le premier devoir de l’homme est d’extirper de son âme toutes les passions. Cette idée a ses mérites, mais elle ne me correspond pas du tout. Je trouve admirable l’histoire de ce vieux Japonais à qui l’on vient d’apprendre que son fils a été tué à la guerre et qui, après quelques instants de silence impassible, dit simplement : « La fleur de cerisier, quand elle tombe au sol, ne fait aucun bruit. » Je la trouve admirable, mais je serais bien incapable d’un tel comportement. Je crois que les passions sont nécessaires, même et surtout quand on peut les dominer ou les sublimer. Chez moi, l’importance que j’attache à l’émotion est essentielle. C’est sans doute mon côté romantique !
Cela dit, j’admets volontiers que la capacité d’indifférence peut être aussi nécessaire. Mais il s’agit alors de voir les choses de plus haut, d’analyser et d’observer en s’efforçant de ne pas être atteint par ce qu’on observe. Si l’on se sent étranger au monde dans lequel on vit, il faut savoir se doter d’une telle indifférence, sans quoi l’on ne peut plus vivre. Mais c’est une indifférence de méthode, rien de plus. Peut-être faudrait-il parler ici de sérénité, la fameuse Gelegenheit dont parle Heidegger, qui est en effet l’une des marques de la sagesse. Mais là aussi, ne nous faisons pas d’illusion. L’un des hommes que j’ai le mieux connus au cours de ma vie, l’écrivain Louis Pauwels, avait écrit en 1978 un très bel ouvrage qui s’intitulait L’Apprentissage de la sérénité. Or, il était lui-même tout sauf serein : c’était un homme plein de doutes, habité par l’anxiété, tiraillé par des passions contradictoires. Son livre était une façon d’exorciser son absence totale de sérénité ! Ce genre de choses n’est pas rare. Pensons à Nietzsche, cet apologiste de la « grande santé » qui fut malade pendant presque toute sa vie…
DL : « La volonté de puissance est le fantasme des impuissants » écris-tu (p. 128). Voilà en revanche qui fleure bon le stoïcisme ! Pourrais-tu développer brièvement ce que tu as voulu dire par là ?
AdB : C’était une réaction à un nietzschéisme réduit à des slogans. Lorsque Nietzsche parle de volonté de puissance – en fait de volonté vers la puissance (Wille zum Macht) – il parle de tout autre chose que de cette « puissance » dont se gargarisent jusqu’à plus soif ceux qui ne retirent de sa lecture (et n’y recherchent) qu’une somme de mantras « mobilisateurs ». Dire que la volonté de puissance est le fantasme des impuissants n’est qu’une autre manière de dire que ceux-ci se réclament de ce dont précisément ils manquent le plus. C’est un peu comme de constater que les homophobes sont presque toujours des homosexuels refoulés.
Mais c’est aussi une façon de rappeler que la puissance, dont je ne nie pas la nécessité en maintes circonstances, n’est jamais qu’un moyen, et non une fin – à supposer bien sûr qu’on la distingue de l’énergie ou de la simple vitalité. La puissance ne peut jamais être qu’un moyen parce qu’elle n’a pas de contenu. C’est pourquoi elle devient condamnable dès qu’on la recherche pour elle-même. Elle est à cet égard comparable à l’argent. De même que le capital est tenu, pour mériter le nom de capital, de toujours s’accumuler, de se reproduire et s’augmenter de lui-même, de même la puissance est-elle toujours sollicitée par sa propre surenchère, ce qui pousse à en faire une fin en soi. C’est le principe même de l’hubris, de la démesure. En s’affirmant comme sa propre et unique norme, la volonté de puissance n’a par définition pas d’autre limite qu’une volonté adverse. C’est la fin de toute éthique, de toute justice. C’est le règne des Titans. Ne reste plus que la loi de la jungle.
Dans mon livre, je cite Raymond Abellio, qui faisait une distinction radicale entre les hommes de connaissance et les hommes de puissance. Les uns comme les autres sont nécessaires, mais au moins faut-il ne pas se tromper sur sa vocation. Je suis un homme de connaissance, pas un homme de puissance – et comme tel, je crois aussi que la connaissance est plus importante que la puissance, parce qu’elle se rattache à la fonction souveraine, tandis que la puissance ne se rattache qu’à la fonction guerrière. On peut même aller plus loin en considérant la connaissance comme une forme supérieure de puissance. Heidegger écrivait : « Est seigneur qui règne sur la puissance » (« Herr ist, wer über die Macht herrscht »). C’est aussi ma conviction.
DL : A l’approche de tes quatre-vingts ans on te retrouve plus révolutionnaire que jamais (ou plus « contre-révolutionnaire » selon la grille de lecture historique choisie, mais c’est au fond la même chose). Ta révolte est toutefois mâtinée d’accents conservateurs, pour des raisons essentiellement dialectiques, comme lorsque tu parles d’écologie – un positionnement politique auquel tu es sensible mais dont tu relèves la nature paradoxale puisqu’« il lui faut pour conserver le monde en appeler à l’irruption d’un autre monde » (p. 41). Tu reproches d’ailleurs en vrac aux chrétiens, aux marxistes et même aux disciples de Descartes de vouloir changer le monde, ce qui serait selon toi la « pensée destructrice par excellence » (p. 279). On te sent partagé entre une certaine révolte politique (que tu as pu exprimer dans ton soutien aux Gilets jaunes ou dans ta sympathie pour certaines aventures populistes) et le vieil amor fati nietzschéen, qui n’est d’ailleurs que celui du paganisme grec et de son assentiment à ce qui est, de son amour pour le monde immanent tel qu’il nous est donné. On peut être, sans doute, tout à la fois un révolté politique et un conservateur « métaphysique ». J’ai souri en lisant cette réflexion à laquelle je souscris bien volontiers : « Quand j’entends certains furieux parler de la “révolution” qui vient, je sors me promener. Il y a plus de vérité dans le chant d’un oiseau ou dans la chute de reins d’une jolie femme que dans les crispations verbales des agitateurs impuissants aux gestes saccadés et aux maxillaires en béton. » (p. 87) On croirait presque que ça a été écrit au sujet des réseaux sociaux (que tu ne fréquentes pourtant pas) ! Tu écris ailleurs qu’il convient de « bien savoir distinguer, parmi ceux qui professent leur détestation de l’époque actuelle, ceux qui ont une alternative positive à proposer et les inadaptés, qui sont tout simplement inaptes à la vie (et le seraient tout autant à n’importe quelle autre époque) ou qui cherchent un responsable de leurs propres échecs, un bouc émissaire à leurs propres défauts » (p. 178). Comment concilier l’amor fati, qui est une sagesse à laquelle nous devons rester attachés, avec la volonté de renverser un ordre injuste et – éventuellement – de rendre le monde un peu meilleur ?
AdB : Il n’y a évidemment pour moi aucune contradiction entre une volonté révolutionnaire qui ne m’a jamais abandonnée et un désir de conservation qui s’enracine dans un monisme philosophique pour lequel il n’existe aucun « arrière-monde ». C’est le vieux thème de la Révolution Conservatrice, dont le moteur réside dans l’idée que, dans les circonstances actuelles, depuis l’avènement de la modernité, seule une révolution permet de conserver ce qui vaut la peine de l’être. C’est pourquoi j’ai pris l’exemple de l’écologie : elle a une dimension incontestablement conservatrice (la préservation des écosystèmes, la valorisation de l’enracinement, la lutte contre une idéologie du rendement qui est en train d’aboutir à la dévastation de la Terre), mais il est clair, en même temps, que seul un changement de cap radical (l’abandon du paradigme du marché généralisé par le capitalisme) peut remédier à ce que les écologistes sincères déplorent.
Je viens de le dire, je suis attaché au monde, plus précisément à ce qui fait qu’un monde est un monde que l’homme peut habiter. Face au monde naturel, je n’éprouve que de l’émerveillement, un émerveillement qui s’adresse à l’âme et qui en révèle du même coup l’existence. Je pense que ceux qui ont au départ voulu « changer le monde » – je ne dis pas l’améliorer, car améliorer n’est pas changer – ont enclenché un processus de destruction qui est en train de nous mener au chaos. D’où ce paradoxe qui m’a toujours frappé : pour restituer au monde ses prérogatives, il nous faut à notre tour changer le monde que ceux qui voulaient changer le monde sont parvenus à faire surgir. Tournant dialectique et double renversement, puisqu’il s’agit d’opposer une négation à une autre négation. Ce n’est assurément pas simple. D’autant que, s’il y a aujourd’hui beaucoup d’extrémistes, il y a fort peu de vrais révolutionnaires.
L’amor fati est autre chose. C’est l’amour du destin, donc une problématique qu’il faut étudier en lien avec la notion de destin. Dans un ordre d’idées voisin, mais néanmoins différent, il y a cette étonnante phrase de Léon Bloy, que Carl Schmitt aimait tant citer : « Tout ce qui arrive est adorable ». Je souhaite bien sûr qu’il « arrive » des choses, mais je n’irai pas jusque-là !
DL : Un ami avec qui je parlais de L’Exil intérieur plaisantait en disant que toutes les trois pages on y trouvait un « coming out socialiste ». On peut en effet imaginer, en te lisant, que les plus « droitiers » de tes lecteurs ont dû souvent grincer des dents. Ceux qui connaissent ton œuvre depuis les débuts sont parfois partagés entre la reconnaissance d’une certaine constance intellectuelle et d’une certaine fidélité à toi-même au fil des décennies et un jugement un peu différent selon lequel tu te serais « gauchisé » avec le temps. Le terme est évidemment mal choisi et il est évident que tu n’es pas et ne seras jamais un homme de gauche pour des raisons de cohérence philosophique maintes fois démontrées (nous renvoyons nos lecteurs aux livres de Jean-Claude Michéa). Mais ce que ce terme maladroit veut faire entendre, c’est qu’il y a eu chez toi une lente inflexion, progressive et constante, vers certaines formes de pensée socialiste. « Plus le temps passe, écris-tu, et plus je constate que politiquement parlant, ma vraie famille spirituelle, ce n’est pas Maurras et Joseph de Maistre, ni fondamentalement Bardèche ou Brasillach, et moins encore Gustave Thibon et Pétain, mais Sorel et Proudhon, Eugène Varlin et les Communards, Christopher Lasch et George Orwell, Pasolini et Walter Benjamin, le syndicalisme révolutionnaire et le mouvement ouvrier » (p. 38). Comment expliques-tu cette évolution (si c’en est une) et comment te situes-tu aujourd’hui à l’égard du socialisme ?
AdB : Je trouve la réaction de ton ami sympathique mais un peu naïve. Le mot « socialisme » ne m’a jamais fait peur. Les tout premiers articles que j’ai publiés, quand j’avais dix-huit ans, portaient déjà sur « la trahison capitaliste » et la nécessité de créer un « parti du peuple » ! Depuis, ma critique du capitalisme n’a cessé de s’approfondir. Il s’est seulement trouvé que j’ai vite réalisé qu’il n’y avait rien à attendre de la « droite » en ce domaine, soit parce qu’elle s’était entièrement ralliée à la société libérale, soit parce que ses critiques se bornaient à dénoncer de façon puérile la « fortune anonyme et vagabonde » (les méchants banquiers !). Je suis donc allé chercher ailleurs les éléments d’une critique radicale de l’axiomatique de l’intérêt, de la valeur d’échange, du fétichisme de la marchandise, etc. C’est ce qui a amené à lire les travaux du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS), de Karl Marx, des théoriciens de la critique de la valeur (Robert Kurz), etc. Je ne parlerais donc pas tant d’une « gauchisation » ni même d’une évolution, mais d’une accentuation qui a autant résulté des lectures que j’ai pu faire que de la prise en compte des circonstances nouvelles propres au moment historique que nous traversons. J’ajoute qu’au fil des années, j’ai appris à mesurer tout ce qui sépare le socialisme au sens strict, c’est-à-dire l’aspiration à plus de justice sociale, et une « gauche » imprégnée d’un progressisme issu des Lumières qui, dans son inspiration fondamentale, n’a rien à voir avec la défense des travailleurs. Ce fossé entre la gauche et le socialisme est devenu un gouffre lorsque la gauche s’est détournée du peuple pour embrasser la cause des minorités sexuelles ou ethniques. En parallèle, j’ai aussi approfondi ma critique du libéralisme, qui reste aujourd’hui le pivot de l’idéologie dominante que je combats.
Au fil des écrits, il m’est d’ailleurs parfois arrivé de me définir comme un « socialiste conservateur », dans la ligne de George Orwell et de Jean-Claude Michéa, ou de me situer dans la filiation de Proudhon ou de Sorel, pour m’en tenir à deux grandes figures du socialisme français. Le livre que j’ai consacré à Edouard Berth, le plus fidèle des disciples de Sorel, se situe bien sûr dans cette démarche. Dans « socialisme », il y a le mot « social », auquel j’attache une importance extrême. Il en va de même, et sans doute plus encore, du mot « commun ». Si le terme n’était pas entaché par l’histoire, je n’aurais de ce point de vue aucune difficulté à me définir comme « communiste », mais ce serait ouvrir la porte à tous les procès d’intention. Faute de mieux, je parle de « communalisme » ou encore d’esprit « communautarien », je défends les « Communards », j’insiste sur la nécessité de défendre les « communs ». De même, quand je parle de « bien commun », je souligne que le second mot de l’expression est au moins aussi important que le premier. Que cela puisse faire grincer des dents « les plus droitiers » de mes lecteurs m’indiffère complètement.
DL : En dépit de cette évolution, tu continues de mentionner l’humanisme parmi tes bêtes noires idéologiques. Le terme apparaît à de nombreuses reprises dans ton livre, toujours connoté négativement. J’ai un peu de peine à te suivre sur ce terrain car c’est une idée à laquelle je suis pour ma part très attaché et j’ai toujours trouvé dans tes livres et ta pensée des éléments qu’on pourrait qualifier d’humanistes. L’opposition au machinisme, à la déshumanisation engendrée par le capital et par les mutations techno-industrielles du monde moderne, la primauté accordée à l’être humain sur le monde de la marchandise et sur tous les processus qui l’aliènent et le réifient, n’est-ce pas déjà en soi une démarche humaniste ? Mais peut-être s’agit-il d’un malentendu sur les mots et peut-être ne parlons-nous pas de la même chose. Que reproches-tu au juste à l’humanisme ?
AdB : C’est en effet un malentendu de vocabulaire. Le problème est que le mot « humanisme » a lui aussi beaucoup servi. Quand je l’emploie, ce n’est pas en référence à l’humanisme de Montaigne ou aux humanistes de la Renaissance. C’est plutôt, d’abord, comme synonyme d’anthropocentrisme : l’idée que l’être humain n’est pas seulement la « mesure de toutes choses », mais qu’il est radicalement coupé du reste du vivant, voire du cosmos. Sans pour autant tomber dans l’antispécisme, qui en constitue le reflet symétrique inverse, je suis un critique de l’anthropocentrisme. Mais surtout, mon rejet de l’humanisme est une conséquence somme toute logique de ma critique de la notion d’« humanité ». Ceux qui parlent au nom de l’humanité (et qui, pour cette raison, se disent « humanistes ») parlent au nom d’un homme abstrait, d’un homme théorique hors-sol, de partout et de nulle part. Ils croient que nous sommes d’abord des hommes de ce type, et que c’est ensuite seulement que nous appartenons à un peuple ou à une culture spécifique. Pour moi, c’est l’inverse : nous n’appartenons à l’humanité que par la médiation d’une culture particulière. Ils vont de l’universel au particulier, tandis que je procède en sens opposé. L’humanisme, pour moi, c’est avant tout l’idéologie des droits de l’homme, qui a aussi donné naissance aux « guerres humanitaires ». Or, dans une perspective anti-universaliste, « l’homme » n’existe pas (« je ne l’ai jamais rencontré », disait Joseph de Maistre), il n’y a que des hommes, qui se définissent avant tout par leurs appartenances sociales et culturelles. Ma critique se réfère en outre à Nietzsche et à son surhumanisme (« l’homme est quelque chose qui doit être surmonté »), et surtout à la pensée de Heidegger. Sartre avait voulu rallier Heidegger à la cause de l’existentialisme en faisant de lui un « humaniste ». Heidegger lui a répliqué dans sa célèbre Lettre sur l’humanisme adressée en 1946 à Jean Beaufret. Pour Heidegger, donner du sens à la condition humaine implique de s’interroger sur l’essence de l’homme, ce qui pose immédiatement la question de l’Être, car « l’essence de l’homme n’est rien d’humain ». Dans cette perspective, tout humanisme relève de cette métaphysique qui, depuis plus de deux mille ans, s’oppose à l’ontologie en ce qu’elle voile et obscurcit la vérité (aléthèia) de l’Être. L’humanisme occidental consacre seulement la dictature de l’être de l’étant.
Cependant, Heidegger dit aussi que « l’humanisme ne situe pas assez haut l’humanitas de l’homme », ce qui est très significatif. Si l’on fait retour au sens originel du mot humanitas, qui renvoie à ce qu’il y a de plus spécifique à l’homme, à son essence générique (Gattungswesen dans les Manuscrits de 1844 de Karl Marx), alors on peut aussi faire un usage positif du mot « humanité ». C’est par ce biais que je te rejoins entièrement quand tu dénonces la « déshumanisation engendrée par le capital et par les mutations techno-industrielles du monde moderne », et quand tu évoques la primauté de « l’être humain sur le monde de la marchandise et sur tous les processus qui l’aliènent et le réifient ». De même sommes-nous bien d’accord, j’en suis convaincu, sur les perspectives terrifiantes (intelligence artificielle, algorithmes, etc.) qui semblent annoncer le grand remplacement de l’homme par la machine. Mais ici, ce n’est pas « l’humanité des humanistes » qui est en cause, c’est l’essence de la spécificité humaine, ce qui est tout différent.
DL : « Le vain désir de parler au nom d’un “nous” imaginaire m’a fait perdre vingt ans de travail de la pensée » écris-tu (p. 202). Tu n’as jamais renié tes années militantes et as toujours exprimé une certaine estime pour ceux qui, aujourd’hui encore et quel que soit leur camp, font preuve de cette discipline et de cet engagement. Cette réflexion laisse toutefois entendre que tu es plus à l’aise comme électron libre que comme soldat d’une cause. D’ailleurs, si ce qu’on appelle pompeusement la « Nouvelle Droite » avait été une chapelle politique au sens étroit plutôt qu’une nébuleuse intellectuelle ouverte à tous les vents de la pensée, je ne m’en serais sans doute moi-même jamais rapproché ! Loin d’être un clerc solitaire tu es pourtant impliqué depuis bien longtemps dans des projets collectifs, à commencer par la revue Éléments. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il existe un vrai éclectisme dans l’équipe rédactionnelle. Penses-tu, en dépit de nos différences et de la liberté de pensée absolue que nous nous accordons les uns aux autres, qu’il existe tout de même un « nous » qui serait celui d’Éléments ?
AdB : Bien sûr qu’il y a un « nous » correspondant à l’équipe d’Éléments. Tous ceux qui écrivent dans cette revue sont à peu près d’accord sur l’essentiel, ce qui n’empêche qu’ils s’accordent mutuellement, comme tu le dis, une « liberté de pensée absolue ». Une équipe rédactionnelle n’est pas une secte, et un projet collectif n’implique pas la pensée unique ! Mais quand tu sembles opposer l’« électron libre » et le « soldat d’une cause », je penses que tu te trompes. Il ne s’agit pas d’être un électron libre, mais de savoir avoir une pensée personnelle en même temps que l’on est au service d’une cause collective. Dans le passage de mon livre que tu cites, ce n’est pas à la « nostrité » que je m’en prends, mais à ce travers qui consiste à se censurer soi-même, en voulant n’exprimer que ce à quoi chacun des membres du groupe auquel on appartient pourrait souscrire. Dans le passé, nombre d’intellectuels, quand ils se sont mis au service d’un parti, se sont castrés eux-mêmes. Résultat : des écrits médiocres parce qu’il ne fallait pas « choquer Billancourt ». Il y a une grande différence entre ce qu’il « faut dire » pour ne pas paraître s’écarter des rails, et ce qu’on doit dire, tout simplement parce qu’on le pense. En d’autres termes, l’appartenance au groupe ne doit pas entraver la pensée personnelle. Elle doit au contraire la stimuler, car au bout du compte c’est bien le groupe qui en bénéficiera. Dans un massif de fleurs, chaque fleur pousse par et pour elle-même, mais cela n’empêche pas le massif d’exister.
De plus, à partir d’un certain niveau de réflexion, on ne peut plus avoir qu’une pensée personnelle. Ceux qui s’y refusent, le plus souvent parce qu’ils en sont incapables, se condamnent à réciter des slogans. Ils deviennent des disques rayés. Dans une école de pensée, chacun doit agir à son niveau. L’Église catholique, dans sa grande sagesse, a bien compris que les catéchistes, les missionnaires et ceux qui se consacrent à l’exégèse ou à la réflexion théologique de haut niveau, ne peuvent pas tenir le même langage, ni même parfois employer les mêmes termes, ce qui ne les empêche pas de communier dans la même foi et de défendre la même cause.
DL : Les pensées dans lesquelles je me suis le plus retrouvé, celles qui m’ont le plus laissé entendre qu’il y avait comme une parenté d’esprit (ou de sensibilité) entre nous indépendamment de nos âges et de nos vécus respectifs sont celles qui concernent l’amour et les femmes. Certaines de tes confidences tendent à démontrer que le libertinage s’accommode fort bien d’un rapport très sentimental aux femmes – il s’en accommode mais il complique la chose, la rend plus intense, parfois plus douloureuse. Il n’est pas toujours facile d’être libertin quand on a un cœur d’artichaut, nous en savons quelque chose ! Tu écris que les femmes aiment quelqu’un alors que les hommes aiment l’amour (p. 155) et que les femmes aiment faire l’amour alors que les hommes se contentent en général de vouloir le faire (p. 196). Ces distinctions irréductibles font tout le sel des relations entre hommes et femmes, mais elles en font aussi la part tragique, avec son lot d’irrémédiable incommunicabilité. Et puis il y a cet éternel tiraillement entre la durée et l’intensité, sur lequel tu reviens à plusieurs reprises… N’y a-t-il donc pas d’amour heureux ?
AdB : Rassure-toi, il y a des amours heureux, même pour les libertins qui ont un « cœur d’artichaut » ! Le problème est que ce bonheur est rarement durable. Une chanson des Rita Mitsouko dit que « les histoires d’amour finissent mal, en général » (c’est même devenu le titre d’un film). Pour ne pas tomber dans le pléonasme, il suffirait de dire qu’elles finissent, tout simplement. Dans ce qu’il a de plus sublime, l’amour fait vivre sur les sommets. Le problème est qu’on ne vit pas toujours sur les sommets. Les poètes débutants ne manquent pas de faire rimer « amour » et « toujours », mais c’est une rime douteuse. Je crois en effet que la durée est inversement proportionnelle à l’intensité. Cela dit, il y a des exceptions, mais elles sont rares. Au cours de ma vie, j’ai dû connaître sept ou huit couples admirables, sur qui le temps paraissait ne pas avoir eu d’emprise. Ce n’est pas beaucoup. Les amours qui durent se transforment bien souvent en autre chose que l’amour : ils virent à l’intimité d’habitude ou à la connivence sentimentale. C’est appréciable, mais ce n’est pas l’amour comme je l’entends. Le caractère asymétrique des relations entre les hommes et les femmes complique encore les choses. Pour toutes sortes de raisons, les hommes et les femmes ne veulent pas les mêmes choses, et quand ils veulent les mêmes choses, ils ne les veulent pas de la même façon. C’est un sujet de réflexion inépuisable, dont j’ai donné quelques exemples dans mon livre. Cela explique, tu t’en doutes bien, mon opposition irréductible aux manœuvres que l’on voit se déployer aujourd’hui pour supprimer la différence entre le masculin et le féminin : l’idéal de neutralité sexuelle, l’idéal « trans », androgyne, gender fluid et « non binaire ». L’abolition de la différence entre les sexes serait une révolution anthropologique où je vois un véritable crime contre l’humanité.
Un dernier mot à propos de l’amour (dont il existe bien sûr des formes différentes, de même qu’il existe aussi des types d’hommes et de femmes bien différents) : l’amour, avec son soubassement sexuel, qu’on peut selon les moments trouver central ou dérisoire, est une joie immense. Mais c’est aussi, bien souvent, une souffrance immense. Je n’en reste pas moins convaincu que la joie qui précède est infiniment plus importante que la souffrance qui, souvent, s’ensuit. Malheur à ceux qui n’ont jamais vraiment aimé et n’ont jamais été vraiment aimés !
DL : Ce que j’apprécie particulièrement dans ta critique du féminisme, c’est que ce n’est pas une critique misogyne (comme c’est trop souvent le cas dans un certain anti-féminisme ronchon, celui du ressentiment weinigero-schopenhauérien) mais au contraire une critique qu’on pourrait qualifier de « philogyne ». « La misogynie, écris-tu, ne s’enracine pas dans un sentiment de supériorité, mais dans un sentiment de culpabilité. Les hommes qui dévalorisent les femmes ne leur pardonnent pas, d’abord le désir qu’elles leur inspirent, ensuite de leur avoir révélé qu’ils n’ont eux-mêmes aucune valeur. » (p. 97-98) Et tu ajoutes plus loin qu’« un signe infaillible pour repérer les vrais misogynes, c’est de voir le malaise qui les saisit lorsqu’ils se trouvent devant une femme qui leur est supérieure » (p. 281). Compte tenu de l’exacerbation de la « guerre des sexes » voulue par les néo-féministes tendance woke, avec tout ce qu’elle charrie de misandrie et de puritanisme, ne crains-tu pas qu’une partie des hommes, tombant par réaction dans le travers inverse, puisse passer d’un légitime anti-féminisme à un enfermement misogyne et nihiliste ? Les États-Unis nous ont amenés le wokisme mais ils nous ont aussi amenés le masculinisme…
AdB : C’est effectivement un risque, et c’est la raison pour laquelle j’aimerais voir paraître une critique argumentée du masculinisme qui proviendrait de nos milieux [NDLR : on y travaille cher Alain !]. Je suis en effet « philogyne », ne serait-ce que parce que la compagnie des femmes m’apporte en général plus que celle des hommes, mais aussi par réaction contre la misogynie, dont les ressorts les plus communs sont le ressentiment et la frustration. Dans le passé, j’ai appuyé quasiment toutes les revendications féministes, ou du moins la majorité d’entre elles. Mais je dois avouer que la misandrie, la critique hystérique de l’« hétéropatriarcat » et des valeurs proprement viriles, la dictature de la « parole féminine », le néo-puritanisme venu d’outre-Atlantique, mettent parfois ma philogynie à rude épreuve. On touche d’ailleurs ici l’une des contradictions majeures d’un certain néoféminisme, puisque ce sont souvent les mêmes qui, d’un côté proclament avec virulence la supériorité des normes féminines sur les normes masculines, et de l’autre soutiennent, dans la foulée de la théorie du genre, que le sexe physiologique compte pour rien. Je ne crois pas, pour ma part, qu’on rehausse les femmes en rabaissant les hommes, ni que la meilleure façon de lutter contre le patriarcat soit de le remplacer par le matriarcat.
DL : Tu confesses que trois films au moins t’ont fait pleurer : L’Ange bleu (Josef von Sternberg, 1930), Le Grand Chemin (Jean-Loup Hubert, 1987) et Million Dollar Baby (Clint Eastwood, 2004). Je suis tenté de te poser la même question, pas sur le cinéma cette fois mais sur la musique. Y a-t-il des œuvres musicales, quel que soit leur genre, qui t’émeuvent particulièrement ?
AdB : Oui, beaucoup d’œuvres musicales m’émeuvent, mais pas au point de me faire pleurer. Peut-être est-ce parce que je n’ai pas l’oreille absolue. Mais plus fondamentalement, je crois que c’est parce que je suis un homme de l’œil, un homme de la vue, pas un homme de l’écoute. L’émotion, chez moi, est au plus fort déclenchée par quelque chose que je vois, non par quelque chose que j’entends. J’aime l’eidôlon, c’est-à-dire, au sens propre, ce qui se donne à voir, ce qui se révèle à la vue. De cette opposition, j’ai même tiré quelques considérations philosophiques qui la retransposent à un autre niveau : opposition entre l’image et le concept, le concret et l’abstrait, peut-être même aussi l’espace et le temps. Il faudrait évidemment tout un livre pour approfondir cela.
Source : Au fil de L’Épée