L’armistice du 11 novembre 1918 met un terme à la Grande Guerre, mais il n’arrête pas tous les combats. Il ne permet pas non plus un retour à l’époque antérieur. Les traités de paix de 1919–1920 imposés aux vaincus modifient la carte politique du continent européen et engendrent de nouveaux et violents conflits.
En 1974, Dominique Venner publie Baltikum qui dresse pour le public français le panorama des combattants allemands dans les Pays baltes et en Silésie. Trois ans auparavant, Jean Mabire romance l’histoire du dernier général russe blanc contre l’Armée rouge, le baron von Ungern-Sternberg. En revanche, non loin de la France, l’aventure passionnante de Fiume garde longtemps un halo de mystère tant ce coup de force a dérouté tous les convaincus de la taxinomie politique la plus étroite.
Aujourd’hui située en Croatie sous le nom de Rijeka sur le littoral de la mer Adriatique, le port de Fiume s’ouvre sur le golfe du Carnaro, appelé maintenant baie de Kvarner. Ville bigarrée à la fois peuplée d’Italiens, de Hongrois et de Slaves (Croates et Slovènes), Fiume avant 1918 appartient à l’Empire d’Autriche-Hongrie, en particulier au royaume de Hongrie (ou Transleithanie) dans lequel, au même titre d’ailleurs que les territoires croates, elle bénéficie d’une autonomie particulière.
Avant l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés de l’Entente en 1915 au mépris de son alliance passée avec les empires centraux, les nationalistes italiens la revendiquent déjà. À l’instar du Trentin, de l’Istrie et de la Dalmatie voisines, c’est une terre irrédente. Or les négociations de paix imposées par le directoire victorieux, l’axe Washington–Londres–Paris, privent l’Italie de la majorité de ces demandes territoriales. Les vainqueurs n’attribuent cependant pas Fiume au nouveau royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes (la future première Yougoslavie). Comme pour Dantzig, la ville reçoit un statut international qui ne satisfait personne.
Le sentiment de « Victoire mutilée » et la terrible crise socio-économique qui frappe la Péninsule favorisent le mécontentement populaire. Les Italiens se sentent désavoués et abandonnés par leurs récents alliés occidentaux. Dans une ambition pleine de tensions politico-sociales, l’écrivain et héros de guerre Gabriele D’Annunzio (1863–1938) revêt les habits de condottiere.
À la tête d’un groupe de volontaires motivés, les « légionnaires », D’Annunzio s’empare de Fiume et de ses alentours le 12 septembre 1919. Commence une longue épreuve de force avec le gouvernement italien, les Alliés et Belgrade. Critiqué par les politiciens italiens qui désavouent son initiative militaire, Gabriele D’Annunzio va proclamer la République libre de Fiume ou la Régence italienne du Carnaro. Aucun autre État ne reconnaît le nouvel État. Fiume devient donc un « État-fantôme », l’un des premiers du XXe siècle. En 2021 existent encore sur les cinq continents de tels particularités comme la Transnistrie, l’Artsakh, l’Ossétie du Sud–Alanie, l’Abkhazie, les républiques populaires du Donbass ou, plus anciennement, Sealand, la plate-forme indépendante au large des côtes britanniques, ou la principauté de Hutt River dans l’Ouest australien.
Afin de survivre au blocus imposé par l’armée italienne, les Fiumains n’hésitent pas à recourir à un système économique original. Claudia Salaris parle d’« économie pirate ». Théoricien de la zone autonome temporaire (TAZ en anglais), l’anarchiste étatsunien Hakim Bey associe volontiers l’expérience de Fiume aux « utopies pirates » des XVIIe et XVIIIe siècles qu’il a étudiées sous sa véritable identité de Peter Lamborn Wilson. Il rappelle dans son opuscule subversif que les maigres unités navales de la république danunzienne prennent « le nom d’Uscochi, d’après le nom des pirates disparus qui vécurent sur des îles au large de la côte locale et dépouillèrent les navires vénitiens et ottomans. Les Uscochi modernes réussirent quelques coups fumants : de riches navires marchands italiens offrirent soudain un avenir à la République : de l’argent dans les coffres ! ». Claudia Salaris confirme que « la bizarre économie de Fiume occupée reflète les grandes lignes de l’anti-utilitarisme », cet anti-utilitarisme qu’Alain Caillé développera sept décennies plus tard en France dans le cadre du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales).
Gabriele D’Annunzio sait que Fiume symbolise la « nation prolétaire opprimée ». Il crée le Bureau des relations extérieures qui dénonce la SDN (Société des nations) aux mains des Britanniques. Cet organisme encourage la formation d’une Ligue de Fiume ouverte à tous les peuples lésés, occupés et colonisés. La Régence italienne du Carnaro soutient les Allemands hors d’Allemagne, les Irlandais, les Flamands, les Maltais, les Égyptiens, les Indiens, etc. « Cette attitude, note Claudia Salaris, annonce avec une netteté exceptionnelle le choix de la génération qui grandit dans les années 1960 au sujet du tiers-monde, des “damnés de la terre”, contre l’impérialisme et la suprématie économique et culturelle des États-Unis. »
Ces coups militaires et diplomatiques d’éclat retentissants n’évitent pas la fin de la Régence. Le 30 décembre 1920, après une puissante canonnade de la flotte italienne, Gabriele D’Annunzio et ses légionnaires quittent la ville. Celle-ci se transforme en État libre de Fiume jusqu’en 1924, année où l’Italie parvient finalement à l’annexer. L’« épopée de Fiume » marque durablement les esprits. Le jeune mouvement fasciste reprend à son compte le décorum (discours – dialogues avec l’assistance), les symboles, les slogans (« À nous ! ») et certains rites des légionnaires. Ce serait pourtant un grave contresens de considérer l’expédition de Fiume comme une répétition de la marche sur Rome. Si maints légionnaires ont rallié les arditi en chemises noires, d’autres ont adopté un antifascisme résolu.
L’idéologie de la République libre de Fiume ou de la Régence italienne du Carnaro se révèle par conséquent complexe et, surtout, fort hétérogène. On y retrouve l’influence des nationalistes conservateurs, des futurs fascistes, des vétérans futuristes, des syndicalistes révolutionnaires, des socialistes interventionnistes, des anarchistes, des premiers partisans du bolchevisme russe et des corporatistes. Sachant que l’avenir de Fiume repose sur ses seuls épaules, Gabriele D’Annunzio qui conçoit ici sa plus grande œuvre, se montre un poète clairvoyant (le Vate) et un bien piètre dirigeant. Il charge son chef de cabinet (l’équivalent du Premier ministre), le syndicaliste révolutionnaire Alceste De Ambris, de rédiger une constitution. Promulguée le 8 septembre 1920, la Charte du Carnaro s’inspire de la Res Publica romaine antique et des communes libres médiévales italiennes. Elle représente un compromis osé entre la monarchie, l’aristocratie et la démocratie. Homme de la gauche interventionniste, Alceste De Ambris a assisté à la réécriture par le Vate en personne d’une grande partie du texte avant sa diffusion officielle.
L’aspect monarchique ne fait aucun doute en raison de la primauté exercée par Gabriele D’Annunzio. Le texte prévoit d’ailleurs la possibilité de désigner un « dictateur » en cas de crise majeure. En tant que commandant de l’État, l’homme de lettres italien supervise l’ensemble. Son gouvernement se compose de sept ministères (Guerre, Affaires étrangères, Police et Justice, Travail, Économie publique, Trésor public et Éducation). Le caractère démocratique attire l’attention. La citoyenneté est accordée à tous, y compris aux femmes enfin électrices et éligibles. L’habeas corpus les couvre en théorie. La Fiume dannunzienne s’affiche aussi en démocratie directe dont les fondements sont, d’une part, les autonomies locales et fonctionnelles, et, d’autre part, le travail productif. C’est par les tâches productives qu’apparaît l’aspect aristocratique, une aristocratie du et par le travail. Outre un salaire minimum garanti, le monde du travail s’organise en neuf corporations (les ouvriers industriels et agricoles, les marins, les techniciens industriels et agricoles, les patrons et dirigeants d’entreprises privées, le personnel administratif et les secrétaires privés, les professeurs et les étudiants, les avocats et les médecins, les fonctionnaires et les travailleurs en coopératives), la dixième, informelle, rassemble artistes et créateurs (D’Annunzio lui-même ?).
Comment fonctionne cet État démocrate-corporatiste ou national-libertaire ? Le Parlement compte deux assemblées :
– le Conseil des meilleurs élu pour trois ans au suffrage universel et dont les compétences portent sur le domaine régalien ;
– le Conseil des corporations de soixante membres choisis pour deux ans par les corporations en leur sein qui s’intéresse aux questions économiques, au négoce, aux affaires sociales, aux services publics, aux échanges commerciaux et aux transports.
Enfin, la justice se répartit entre la Cour criminelle, la Cour civile, la Cour du travail, la Cour communale et la Cour suprême.
Cet État-citoyen ne se réfère-t-il pas non plus aux institutions de la plus vieille république du monde, Saint-Marin ? Toujours en vigueur en 2021, sa constitution remonte au début du XVIIe siècle. La « sérénissime république » pratique un régime d’assemblée. Élu tous les cinq ans, le Grand conseil général nomme tous les six mois deux capitaines-régents, chefs de la République. Ils gouvernent avec le Congrès d’État (un gouvernement de dix secrétariats d’État).
On se souvient de la Charte du Carnaro pour « la Musique comme principe d’organisation ». Gabriele D’Annunzio comprend d’instinct l’importance de « la musique comme facteur social révolutionnaire ». « La Constitution du Carnaro était bien plus, comme aimait à le rappeler D’Annunzio, qu’un symbole, un mythe, une préfiguration poétique et imaginaire d’une société future. Certes, elle n’eut jamais la possibilité d’être entièrement appliquée même dans la ville de Fiume, mais elle représenta dans le climat de l’époque peut-être la synthèse la plus intéressante et demeura une référence pour les spécialistes de droit corporatif et constitutionnel durant les années de l’Italie fasciste tout d’abord, puis de l’Italie démocratique ensuite. » Sollicitée par une certaine extrême gauche, revendiquée par une certaine ultra-droite et examinée par quelques non-alignés, la brève tentative, politique et humaine, de Fiume demeure néanmoins un bel exemple d’avant-garde politique et esthétique. La leçon mérite plus que jamais d’être méditée.
Georges Feltin-Tracol