Ésotérisme et totalitarisme : les cas Steiner et Reghini

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La soutenance récente de deux thèse de doctorat, l’une Between Occultism and Fascism: Anthroposophy and the Politics of Race and Nation in Germany and Italy, 1900-1945[1], œuvre de Peter Staudenmaier, l’autre Occultism and Traditionalism, Arturo Reghini and the Antimodern Reaction in Early Twentieth Century Italy[2], due à Christian Giudice, nous apporte une documentation importante sur les rapports de deux grands ésotéristes du XXe siècle avec le fascisme et le national-socialisme. Ainsi convient-il de les recenser et, aussi, de les critiquer.

Peter Staudenmaier ou quand un militant passe un doctorat

La thèse de Peter Staudenmaier se présente comme « une étude prudente des tensions et des affinités ayant existées entre l’anthroposophie et les fascismes ».

Les deux premiers chapitres analysent l’émergence au sein de l’anthroposophie de théories que l’auteur qualifie de « raciales » et qui ne sont en réalité que des dérivés du système compliqué d’évolution des races d’Helena Blavatsky où celle-ci expliquait que sept races-mères devaient se succéder sur terre, qu’elles étaient elles-mêmes subdivisées en sept sous-races, subdivisées à leur tour. Chacune des sept races-mères ayant pour guide un « instructeur » spécial, une grande entité spirituelle s’incarnant dans cette race pour la régir et lui donner ses lois.

Ils abordent aussi l’autodéfinition de l’anthroposophie comme un mouvement spiritualiste apolitique et ses relations avec les mouvements völkisch[3] et de la Lebensreform[4].

Les quatre chapitres suivant traitent de la situation particulière de l’anthroposophie dans l’Allemagne nationale-socialiste et détaillent ses relations avec les différentes administrations de l’État.

Enfin, in fine, Peter Staudenmaier consacre deux chapitres à l’histoire du mouvement anthroposophique en Italie, en, nous citons l’auteur, « mettant l’accent sur le rôle des anthroposophes comme influenceurs et organisateurs de la politique raciale fasciste. »

La richesse des sources, appréciable, n’atténue malheureusement pas le malaise que fait naître la lecture de cette thèse tant on y sent le parti-pris du militant.

Parti-pris qui débute par l’essentialisme qui fait que Staudenmaier parle « des fascismes » en mettant le national-socialisme et le fascisme sur un même plan alors que tout les oppose dans les faits, dans leur organisation de l’État, dans leur idéologie et tout particulièrement dans leur approche du racisme et de l’ésotérisme. Le militantisme de Peter Staudenmaier est d’ailleurs assez particulier car s’il relève de l’extrême-gauche antifa[5] il se trouve dans le même temps soutenu par l’aile la plus progressiste des jésuites yankees[6] et il est très difficile de considérer comme neutre un homme qui a multiplié, en dehors du monde universitaire, les brûlots anti-steineriens faisant, par exemple, de ses disciples les précurseurs d’un hypothétique « écofascisme ».

Par ailleurs, certains de ses oublis surprennent.

Alors que Staudenmaier insiste sur les rapports des disciples de Rudolf Steine avec les États fasciste et national-socialiste, apparus l’un l’année de son décès[7], l’autre huit ans après, il reste totalement muet sur le soutien clair et net que Steiner accorda, de son vivant, à la révolution russe d’octobre 1917[8] et sur l’engagement, jusqu’en 1923, des anthroposophes russes en faveur de la révolution bolchevique. Or, il aurait pu être utile et intéressant d’insister que le fait que les anthroposophes ne soutinrent pas, d’une certaine mesure, que les totalitarismes national-socialiste et fasciste mais qu’ils soutinrent aussi le totalitarisme communiste et de se demander ensuite pourquoi ils avaient cette appétence pour les régimes forts ?

Oubli surprenant encore, quand Staudenmaier aborde le cas italien, il note avec justesse le fait que « certains anthroposophes italiens furent antifascistes et que les principaux dirigeants de la petite communauté anthroposophe italienne étaient juifs » mais il ne s’interroge pas sur la représentativité des quelques anthroposophes marginaux qui soutinrent le fascisme. Le firent-ils parce qu’ils étaient anthroposophes ou bien parce qu’ils étaient influencés par d’autres courants ésotériques (en particulier celui lié à Julius Evola) ? De même, Staudenmaier ne relève nulle part que les rapports troubles entre certains anthroposophes et le fascisme italien ne cessèrent pas en 1945 mais se continuèrent dans les années 1950 avec en particulier l’action d’Enzo Erra (1926-2011) qui joua un rôle non négligeable dans la réorganisation de l’extrême-droite italienne après la deuxième guerre mondiale[9].

Arturo Reghini, un pythagoricien entre fascisme et anti-fascisme

Avec Christian Giudice, le problème du militantisme ne se pose pas et c’est avec plaisir que l’on peut lire un travail de recherche sans parti-pris, qui tient compte de l’esprit de l’époque et qui aide à comprendre les illusions et les erreurs du temps.

Dans un chapitre d’introduction, Christian Giudice traite du sentiment antimoderne dans l’Italie du XIXe siècle qui se traduit par l’apparition d’un courant ésotérique particulier : le « traditionalisme romain » à la fois occultiste et païen. Ensuite, l’auteur montre les liens entre le nationalisme italien du Risorgimento[10] et la maçonnerie, le néopaganisme italique, le spiritisme et l’occultisme, ceci en mettant l’accent sur le cas très particulier de l’occultisme napolitain.

Dans son troisième chapitre, Christian Giudice aborde les années 1898-1910 qui sont celles où se forma Arturo Reghini, il étudie ses liens avec l’avant-garde artistique de l’époque et avec la Société théosophique. Puis, dans un nouveau chapitre, Giudice nous fait plonger dans l’histoire de la maçonnerie italienne tant régulière que de marge, il étudie ses liens avec le nationalisme et nous présente Eduardo Frosini et son Rite philosophique italien dont furent membres Papus, John Yarker et Aleister Crowley.

Le cinquième chapitre est lui consacré à la Grande guerre et au militantisme interventionniste de Reghini qui écrivit à cette occasion le texte Impérialisme païen que Giudice analyse longuement et dont il nous livre une traduction en langue anglaise. Le lendemain de la guerre est l’occasion de deux chapitres. Le premier analyse les relations de Reghini avec le fascisme naissant et avec René Guénon. D’une grande importance historique sont pour nous les sous-chapitres « Occultisme et fascisme : un partenariat réel ? » et « Les liens du fascisme avec l’occultisme dans les années 1920 ». Le second, intitulé « Le Groupe d’UR et la fin d’un rêve (1923-1929 ») relate les tentatives de Reghini d’influencer idéologiquement le régime fasciste via les revues Ignis et Athanor et sa collaboration avec Julius Evola qui se termina par une fâcherie.

Les accords du Latran en 1929, mirent fin au rêve païen de Reghini et d’Evola. Si le second continua son combat au sein du fascisme jusqu’en 1945, Reghini lui choisit alors l’exil intérieur.

Si la thèse de Staudenmaier, remaniée, a trouvé un éditeur en langue anglaise, espérons que celle de Christian Giudice, publiée elle aussi en anglais, dont la qualité est mille fois supérieure, soit remarquée par un éditeur français et connaisse rapidement la traduction qu’elle mérite.

[1] Doctorat de philosophie, Cornell University 2010

[2] Doctorat d’études religieuses, Université de Gothembourg, 2016.

[3] Populiste, germano-populiste, habituellement de droite radicale.

[4] La réforme de la vie. Ce mouvement était principalement critique de l’urbanisation et de l’industrialisation et son slogan était « retour à la nature ». Il est considéré comme un précurseur du mouvement hippie des années 1960.

[5] Le site français La Vérité sur les écoles Steiner-Waldorf, le présente comme « un participant actif dans le mouvement anarchiste, le mouvement vert, et le mouvement coopératif aux États-Unis et en Allemagne depuis plus de deux décennies ».

[6] Peter Staudenmaier fut enseignant à la Jesuit Marquette University et est considéré comme un proche de l’évêque David Malloy, issu de la Compagnie de Jésus.

[7] Si Mussolini accéda au pouvoir en 1922, ce n’est qu’en 1925 que les lois fascistissimes lui attribuèrent des pouvoirs dictatoriaux et firent de l’Italie un régime à parti unique.

[8] Rudolf Steiner conseilla en 1917 à ses disciples russes résidant à Dornach de rentrer en Russie pour y propager ses idées. Ce qu’ils firent. Plusieurs d’entre eux furent alors engagés par le Commissariat du peuple à l’Instruction publique à l’exemple de Margaret Sabshnikova-Voloshin qui travailla pour le proletkult ou de l’historien Trifon Trapeznikov qui, de 1918 à 1924, dirigea le service du ministère chargé du recensement et de la protection des œuvres d’art.

[9] Staudenmaier semble n’avoir découvert ce fait que tardivement puisqu’il l’évoque, quatre années après sa thèse, dans son livre, adapté de son doctorat, Between Occultism and Nazism, Brill, Leiden, 2014.

[10] Le Risorgimento est la période de l’histoire de l’Italie dans la seconde moitié du XIXe siècle au terme de laquelle les rois de la maison de Savoie unifient la péninsule italienne.

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