Et pourquoi pas Bakounine ?
Bakounine ? Horreur, dit le réactionnaire. Il est athée, anti étatiste, socialiste, anarchiste ! L’anathème est prononcé. Les petits papes de la bienpensance nationaliste (oui, ils existent, et ils ne sont pas moins détestables que leurs cousins de la bienpensance globaliste ou gauchiste, quoi qu’ils crient dans moins d’oreilles et ne s’insurgent que rarement hors de Twitter) nous ont dit quoi penser. Leur immobilisme stérile doit l’emporter. Leur capacité à survivre en buvant la même eau rancie, en récitant la litanie éternelle du « c’était mieux avant même si nous ne l’avons jamais connu » et du « la sécurité de la léthargie vaut mieux que l’angoissante obligation de se mettre vraiment à réfléchir » nous assomme déjà. Heureusement, les NR authentiques ne les écoutent plus depuis longtemps…
Prenons un peu de recul, et essayons ce qui chez Bakounine pourrait s’avérer intéressant, pas nécessairement pour y adhérer peut-être, mais au moins pour ce qui pourrait nous donner matière à réfléchir pour demain, et même aujourd’hui. Notons, d’ailleurs, que nous ne sommes pas le premier des NR à s’intéresser à ce fascinant personnage.
Ce qui est regrettable avec Michel Bakounine, est qu’il n’a jamais pris le temps d’écrire sa « grande œuvre », son « opus magnum ». Rien de comparable au Capital de Karl Marx, pour ne prendre que cet exemple. Et c’est bien dommage. Aussi je vous propose de vous intéresser à un texte précis, supposé condensé de toute la pensée de Bakounine, son Catéchisme révolutionnaire, publié en 1865.
Reprenons sereinement chacune des accusations du réactionnaire.
D’abord, il ne fait nul doute que Bakounine est athée. Et comme un certain nombre de révolutionnaires du XIXe, il l’est même avec virulence. Ne considère-t-il pas comme dépassée l’idée de religion, comme nocive dans le fond l’idée de Dieu (ce qu’il développera largement dans un petit livre, Dieu et l’Etat) et stupide l’homme qui va à l’église tel « un chien qui réclame une caresse » ?
Ne confondons pas la personne et ses projets de société. Bakounine considérait qu’un militant ayant à cœur de forger le monde de demain devrait être athée. Soit. Mais son projet de société, lui n’a rien d’oppressif pour le croyant. Marx lui considérait, car ce devait être le sens de l’histoire que de voir la « raison » chasser la religion, que justement la religion allait disparaître du fait même du progrès. De là à lutter contre elle, et contre la foi, il n’y a qu’un pas. Mais il n’y a rien d’équivalent chez Bakounine.
En effet la différence avec Marx, est que Bakounine ne programme pas la mort de la religion, ni ne la met en place. Il écrit : « Abolition radicale de toute religion officielle et de toute église privilégiée ou seulement protégée, payée et entretenue par l’Etat. Liberté absolue de conscience et de propagande pour chacun, avec la faculté illimitée d’élever autant de temples qu’il plaira à chacun, à ses dieux, quels qu’ils fussent, et de payer, d’entretenir les prêtres de sa religion. »
On le voit, le problème de Bakounine semble davantage être l’ingérence de l’Eglise dans les affaires des Hommes, ce qui l’amène à défendre ce qui est un laïcisme poussé plus qu’autre chose.
Pour Bakounine, la morale qui doit se substituer comme morale dominante à celle des dogmes religieux est « la liberté ». C’est-à-dire ? « Respecter la liberté de son prochain, c’est le devoir. L’aimer, l’aider, le servir, c’est la vertu. »
Ni Blanqui ni Proudhon ne croyaient en Dieu. Blanqui, si on en croit l’historien Crapez, était même « plus athée que communiste », et a presque fait profession d’athéiste militant. Est-ce que cela a pu empêcher que les NR se réclament de ces deux grands hommes ? Vous connaissez la réponse.
Mais le réactionnaire n’abandonne pas si vite. Bakounine était favorable au bazar, à l’égoïsme des passions, à l’anarchisme !
Que signifie anarchiste, au juste? Littéralement, absence de commandement, d’autorité. Mais pas, à l’origine du moins, d’absence d’ordre. Les premiers anarchistes, Bellegarrigue, Proudhon et Bakounine, reprochaient à l’Etat d’être à l’origine du désordre. Pire, c’est l’Etat qui par ses débordements répressifs et autoritaires, perpétue et amplifie l’immoralité du corps social. Aussi, indique Bakounine : « pour moraliser la société (…), nous devons commencer d’abord par détruire de fond en comble toute cette organisation politique et sociale fondée sur l’inégalité, sur le privilège, sur l’autorité divine et sur le mépris de l’humanité. »
L’anarchiste veut détruire quelque chose, soit. Mais que nous offre-t-il en échange, si ce n’est de perdre tous moyens de défense contre le premier oppresseur de réponse ?
Voici la réponse : « la société ne doit point rester complètement désarmée contre les individus parasites, malfaisants et nuisibles. Le travail devant être la base de tous les droits politiques, la société, comme une province, ou nation, chacune dans sa circonscription respective pourra en priver (de ces droits) tous les individus majeurs qui n’étant ni invalides, ni malades, ni vieillards, vivront aux frais de la charité publique ou privée, avec l’obligation de les leur restituer aussitôt qu’ils recommencent à vivre de leur propre travail. »
Quel est le but profond de l’anarchisme bakouninien ? Protéger les droits individuels d’une part pour empêcher leur écrasement, et donc toute oppression, et d’autre part parce que la liberté des individus est la seule garante possible d’un ordre moral durable et juste. Ce qui signifie qu’à l’occasion, cet ordre moral est parfaitement capable de chasser les indésirables de la communauté : « Tout individu condamné par les lois d’une société quelconque, commune, province ou nation, conservera le droit de ne pas se soumettre à la peine qui lui aura été imposée, en déclarant qu’il ne veut plus faire partie de cette société. Mais dans ce cas celle-ci aura à son tour le droit de l’expulser de son sein et de le déclarer en dehors de sa garantie et de sa protection. Retombé ainsi sous la loi naturelle œil pour œil dent pour dent, au moins sur le terrain occupé par cette société, le réfractaire pourra être pillé, maltraité, même tué, sans que celle-ci s’en inquiète ». Être délinquant dans un monde bakouninien est peut-être plus redoutable que dans le monde moderne…
Quelle sanction attend l’individu ayant perdu ses droits politiques ? « Toutes les personnes qui auront perdu leurs droits politiques seront également privées de celui d’élever et de garder leurs enfants. En cas d’infidélité à un engagement librement contracté ou bien en cas d’attaque ouverte ou prouvée contre la propriété, contre la personne et surtout contre la liberté d’un citoyen, soit indigène, soit étranger, la société infligera au délinquant indigène ou étranger les peines déterminées par ses lois. »
Vous avez bien lu : la propriété doit être respectée. Pas celle des « gros », pas celle de la « grande bourgeoisie », puisque celle-ci doit disparaître : Bakounine est favorable à l’égalité matérielle entre les individus. Non : celle des citoyens égaux. Pour autant, Bakounine s’affirmait hostile à tout nivellement qui soit autre chose qu’économique et social, car à ses yeux « les différences de race, de nations, de sexes, d’âges et d’individus loin d’être un mal social, constituent au contraire la richesse de l’humanité ». On est loin de l’éloge du métissage…
Lorsque Bakounine nous parle de « citoyens », de quoi l’est-on, d’ailleurs ? De sa commune, de sa province, de sa région. Bakounine est favorable aux « fédérations » et souhaite l’établissement d’intermédiaires entre les individus et l’Etat : « au moins un intermédiaire entre la commune et l’Etat : la province, la région, le département ».
Quel est d’ailleurs la règle à respecter pour faire partie de la société ? Le citoyen est un ayant-droit, mais aussi un « ayant-devoir », sous peine d’être considéré comme en dehors de la société : « Le travail étant seul producteur de richesse, chacun est libre sans doute soit de mourir de faim, soit d’aller vivre dans les déserts parmi les bêtes sauvages, mais quiconque veut vivre au milieu de la société doit gagner sa vie par son propre travail, au risque d’être considéré comme un parasite, comme un exploiteur du bien, c’est-à-dire du travail d’autrui, comme un voleur. »
Notons d’ailleurs que Bakounine est favorable au remplacement du salariat, et des iniquités qui lui sont trop souvent associées, par l’association : « Le travail intelligent et libre sera nécessairement un travail associé ».
Bakounine est-il contre la nation, est-il un ennemi de l’idée même de Nation ?
« La nation ne doit être rien qu’une fédération de provinces autonomes », il n’est donc pas question d’abolir la Nation. Ni d’ailleurs l’Etat. Comme Marx, Bakounine considère-t-il comme nécessaire la disparition des patries, puisque les ouvriers n’en auraient pas ? « Chaque pays, chaque nation, chaque peuple, petit ou grand, faible ou fort, chaque région, chaque province, chaque commune ont le droit absolu de disposer de leur sort ; de déterminer leur existence propre, de choisir leurs alliances, de s’unir et de se séparer, selon leurs volontés et besoins sans aucun égard pour les soi-disant droits historiques et pour les nécessités politiques, commerciales ou stratégiques des Etats. L’union des parties en un tout, pour être vraie, féconde et forte, doit être absolument libre. »
Il n’y a donc pas d’antipatriotisme particulier chez Bakounine, puisque les individus sont libres de défendre ce qu’ils estiment être juste, tout autant que « leurs foyers ». La conception de l’Etat attaquée par Bakounine ressemble plus à celle qui dans les dernières années nous a privé de nos libertés…
Chez Bakounine les fédérations de nations sont l’avenir, et ont le devoir de se liguer contre les forces de la « réaction » qui les menacent. « Chaque citoyen d’un pays fédéré doit jouir de tous les droits civiques et doit pouvoir facilement acquérir le titre de citoyen et tous les droits politiques dans tous les autres pays appartenant à la même fédération. »
Ne peut-on pas lire ici un écho aux thèses de Thiriart sur « l’omni citoyenneté » dont devraient disposer tous les européens au sein de la Grande Europe ?
Défendue non plus par des armées de soldats professionnels mais par des citoyens en armes (comme en 1793, mémoire dont les NR de France se réclament) les nations fédérées ne devront pas se faire la guerre entre elles, et se soumettre à l’arbitrage d’un parlement et d’un tribunal international. En cas d’agression d’un des éléments fédérés, les autres éléments devront « s’armer solidairement contre lui. » Et on peut lire plus loin : « Tous les Etats faisant partie de la fédération révolutionnaire devront prendre une part active à toute guerre que l’un d’eux ferait à un Etat non fédéré », c’est-à-dire réactionnaire. On est loin ici de tout pacifisme béat, et donc pas les brimades bourgeoises contre l’instinct guerrier…
Un dernier point : Bakounine, comme nous, est un fervent défenseur de la démocratie participative. N’est-ce pas là le moyen de permettre l’éclosion de citoyens, et non de sujets ou de consommateurs passifs, et qui en défendant leurs droits comme ceux des autres sont les meilleurs garants d’une société enfin libérée du globalisme ?
Sans doute que Bakounine répugnera aux plus conservateurs d’entre nous, lui qui veut abolir le mariage religieux et défendre l’union libre. Un mot là-dessus : n’oublions pas que Bakounine écrit au XIXe siècle.
Dans l’impérieuse nécessité d’enrichir notre réflexion, et dans le souci éternel qui doit être nôtre de régulièrement questionner la marche à suivre, nous devons aller chercher chez des auteurs qui n’ont que peu de points communs, à y bien regarder, avec les gauchistes, des sources d’inspiration. Et pas seulement dans leurs écrits. Bakounine a connu les froides prisons de la Sibérie pour « malpensance ». Comme Blanqui, Proudhon ou même Thiriart. Il a su joindre la force des idées et celle du caractère, notamment lorsqu’il dût défendre ses positions face à un Marx qui ne goutait que modérément l’opposition à ses propres positions.
Les NR se sont revendiqués dans leur histoire d’individus encore plus radicaux que Bakounine (que l’on pense à Babeuf par exemple) et il ne s’agit jamais de valider la totalité des idées des uns et des autres : jamais les NR n’ont approuvé l’entièreté des positions de leurs maîtres, fussent-ils indétrônables. Il est temps, c’est notre avis, d’élargir nos perspectives, de renouer franchement avec ce qui dans nos racines appartient historiquement à la gauche mais qui n’enlève rien à nos doctrines les plus profondes.
Vincent de Téma, le 23/05/2023.