Frédéric Le Play et l’unité de l’Europe

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Un mot de présentation sur Pierre Guillaume Frédéric le Play : Né en 1806, mort en 1882, il fut ingénieur, économiste, polytechnicien, sénateur sous le Second Empire et sociologue. Il est, si on en croit l’universitaire Antoine Savoye « l’un des pères les plus méconnus de la sociologie. »

Ingénieur des mines, il développa à partir d’une série d’observations de terrain tirées de ses voyages professionnels à pied, sac au dos, et bâton en main, à travers toute l’Europe et jusqu’en Anatolie, une méthode comparative d’études des sociétés humaines s’appuyant sur le droit dit « coutumier » et les modes d’héritage au sein des familles, devenant ainsi l’un des pionniers de la sociologie hexagonale. Emmanuel Todd, anthropologue qui nous est contemporain, a contribué à faire connaître ses travaux.

Conservateur et attaché à la défense de la famille traditionnelle, il fut longtemps négligé par le monde universitaire. Il semble bien être positivement redécouvert depuis les années 1960 par ces mêmes milieux qui l’ont longtemps méprisé.

Ne se contentant pas d’être un observateur de son temps, Frédéric le Play, dressant un bilan clairement négatif des conditions de vie des ouvriers européens, partagea ses préoccupations sociales dans plusieurs ouvrages, dans lesquels il défendra notamment la nécessité d’une « Union européenne. »

Frédéric Le Play fut-il un ardent européiste cosmopolite et apatride ? Fut-il un prédécesseur de Jean Monnet ou de Jacques Delors dans leur volonté de construire une Europe politique soumise aux Etats-Unis, comme de nos jours ?

Assurément pas. Profondément acquis aux idées contre-révolutionnaires, et hostile à 1789, son profil idéologique est bien éloigné de l’univers intellectuel dominant encore l’Occident. L’auteur prolifique que fut Le Play défendit en revanche l’idée selon laquelle le bonheur des Européens passait par l’union des pays d’Europe pour résoudre une problématique commune. Rien ne semble indiquer qu’il considérait l’enjeu continental comme secondaire dans sa pensée, et bien que les mentions du sujet soient peu nombreuses dans son ouvrage, elles semblent bien être la conséquence de son raisonnement.

Frédéric le Play avait parcouru l’Europe et l’Asie occidentale, parfois à pied, pour observer la condition des ouvriers. De ses observations que l’on ne nommait pas encore « sociologiques », il a tiré et fait publier, à la fin de sa vie, un ouvrage intitulé La constitution essentielle de l’humanité : exposé des principes et des coutumes qui créent la prospérité ou la souffrance des nations. C’était en 1881.

Dans ce livre, Le Play affirme que l’union des pays d’Europe est une nécessité sociale et morale nécessaire au bonheur collectif des Européens. Il précise que la transformation du monde social « démontre la nécessité d’une création nouvelle. » Il s’agirait d’aboutir à « l’Union européenne des petits Etats. » Cette alliance d’Etats, [car il ne semble pas s’agir d’un projet fédéralisant ou centralisateur jacobin] a pour but, non d’organiser des moyens d‘attaque au profit des petits Etats, mais de leur assurer les bienfaits de la paix intérieure dans toute l’étendue de l’Union. »

Le Play est limpide quant à son projet qui se veut à la fois continental et mondial, dans une perspective parfaitement pacifiste :

« (…) l’union européenne des petits États et la paix internationale qui, après la connaissance de la vérité et la satisfaction des besoins essentiels, sont pour les peuples la principale condition du bonheur. »

L’Europe de cette époque est dominée par de grands empires, comme la Russie, l’Autriche-Hongrie, ou encore l’Allemagne. Le Play ne semble pas vouloir les dissoudre, son projet semble ainsi bel et bien confédéral :

« Ce projet d’union n’est inspiré par aucun sentiment hostile au développement des grands empires. Ceux-ci, en effet, sont déjà, et deviendront de plus en plus utiles auxiliaires pour cette Union européenne, dépourvus de sols disponibles, car ils offrent à ses émigrants des territoires où règne la sécurité. L’Union donnera même son concours à l’œuvre des grands empires, en leur procurant des arbitres pour l’apaisement des conflits que doivent susciter leurs conquêtes sur le désert et la barbarie. D’un autre côté, elle s’assurera des garanties contre les abus que les grands empires pourraient faire de leur puissance. Sous ce rapport, elle sera un exemple utile, pour les petites nations qui, dans les autres régions du monde, sont, comme l’Union européenne, enclavées entre les territoires des grands empires de la mer. »

Pourquoi raisonner à l’échelle européenne et non plus à celle des nations ? Parce que la problématique de la faim et de la morale est européenne : Dans cette perspective, il affirme en effet que « la cause principale de la souffrance actuelle de l’Europe (…) provient de l’antagonisme qui divise deux classes de société : d’une part, les hommes de tradition qui connaissent et pratiquent la Constitution essentielle s’adonnent surtout  l’exploitation des arts usuels et vivent en paix avec leurs serviteurs, leurs ouvriers et leurs voisins ; de l’autre, les hommes de nouveauté, qui oublient ou enfreignent cette constitution, sont voués principalement à l’exploitation des arts libéraux ou à la culture des sciences physiques, et n’ont que des rapports éphémères avec la population qui les entoure. »

Qu’est-ce que cette « Constitution essentielle » ? C’est le respect du Décalogue (ou dix commandements), de l’autorité paternelle, de la religion, de l’action concertée et légitime de la justice et de la force armée ainsi que la propriété foncière, sous ses trois formes : patronale, familiale, communale. C’est l’application réelle de ces principes qui doivent apporter la prospérité commune à l’échelle du continent.

Quel constat fait Le Play du vieux continent en 1881 ?

« Les petites nations européennes, enserrées sur le continent entre les rivages maritimes qui s’étendent de l’embouchure de la Vistule aux bouches du Danube, se trouvent dans une situation qui devient chaque jour plus critique. Sauf quelques oasis de vertu et de vérité, cette région est maintenant envahie par la corruption et l’erreur. La souffrance s’y manifeste par deux traits saisissants : les besoins essentiels du peuple ne sont plus satisfaits ; la consommation du pain quotidien n’est pas assurée à chaque individu ; chez beaucoup de familles, la pratique de la loi morale est négligée ou formellement enfreinte. »

Ces observations ne semblent pas éloignées de la situation de l’Europe de 2024. Il faut également savoir que Frédéric Le Play estimait que la richesse « carbonifère » (autrement dit les roches productrices de charbon, selon la définition originelle) de pays comme la Chine ou les Etats-Unis allaient écraser l’industrie européenne, perpétuant ainsi le « dénuement » des populations du vieux continent. D’où la nécessité de l’unité continentale.

On aura compris que la volonté de ce père de la sociologie est une défense économique et morale des classes populaires. Est-il encore utile de se préoccuper de cet enjeu en 2024 ? Assurément !

Et pourquoi ? Parce que 15% des Français vivent sous le seuil de pauvreté, qu’un étudiant sur cinq ne mange pas à sa faim dans la France de notre époque. Selon l’Observatoire des Inégalités, en 2022, c’est 10,5 % des Européens qui vivent sous le seuil de pauvreté de leur pays. Cette proportion varie du simple au triple, de 5 % en Finlande à 16 % en Roumanie.

Au fond, n’est-ce pas être bon patriote que d’assurer cette double mission : assurer la « loi morale » d’une part, et « le pain quotidien » d’autre part ?

Vincent Téma (vincentdetema@gmail.com), le 21/01/24.

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