Les pays de l’est européen virent, à la fin du XIXe siècle, apparaître au sein de leurs élites intellectuelles des partisans d’un retour aux fois antiques qui développèrent divers mouvements néo-païens. La Russie, quant à elle, fut totalement épargnée par ce phénomène qu’elle ne découvrit qu’à la fin des années 1970.
Le néo-paganisme russe naît aux États-Unis !
Paradoxalement, c’est en Amérique du Nord qu’est apparu tardivement le néo-paganisme russe. En effet, c’est dans Zhar-ptitsa un bulletin rédigé par des émigrés vivant aux États-Unis qu’on trouva, en 1953 , la première mention du Livre de Vlas, un apocryphe rédigé par Yuri Mirolyubov, un collaborateur russe du Troisième Reich durant la deuxième guerre mondiale. La « découverte » de cet écrit – chroniques d’un groupe de prêtres païens datant d’avant l’arrivée des Varègues en Russie – entraîna la création de groupes néo-païens dans l’immigration comme Rodnaja Vera (La foi des ancêtres) et Dazbozja Svjatynja (Ceux qui honorent Dazbog).
Curieusement, le Livre de Vlas fut rapidement connu en URSS et, en 1957, une copie fut acquise par l’Académie soviétique de Moscou. Elle fut lue par Valeri Stukarlov, un docteur en histoire qui entreprit, dans les années soixante-dix, d’en vulgariser les thèses. Dans de nombreux articles et livres – dont son best-seller La Peste chrétienne ! – il expliqua que les Russes étaient les descendants des Aryens originels venus d’Inde et d’Asie centrale vers l’an 1000 avant notre ère. Ils auraient recueilli l’héritage indo-aryen et l’auraient ensuite transmis à tous les autres peuples européens, étant donc, dans son esprit, les Aryens par excellence, issus d’un peuple de guerriers qui avait apporté la civilisation au monde.
Le travail de Stukarlov porta ses fruits, le Livre de Vlas fut largement commenté dans la presse soviétique comme un joyau de la culture mondiale, le pinacle de la créativité du peuple russe. Ses thèses furent reprises par l’écrivain Chivilikhin, dont le roman Pamyat (Mémoire) qui traitait des origines aryennes du peuple russe se vendit à plusieurs millions d’exemplaires, et par plus d’une dizaine d’autres romanciers entre 1976 et 1985. Stukarlov trouva aussi un disciple enthousiaste chez Vladimir Emelyanov, un chercheur à l’Institut des études orientales qui fonda avec quelques amis la Société d’histoire et de littérature de Moscou Pamyat. En son sein le corpus néo-païen russe s’enrichit de multiples références : travaux sur le paganisme d’universitaires, œuvre des peintres Illya Glazunov et Igor Borodine, religiosité paysanne, etc.
La chute du communisme entraîna l’éclatement de Pamyat en plusieurs groupuscules dont un seul, celui dirigé par Vladimir Emelyanov se réclama clairement du paganisme dès sa fondation en 1988. D’une scission de celui-ci naquit, à l’initiative d’Alexandre Belov, la Communauté païenne russe qui est la structure néo-païenne la plus importante en nombre de membres car elle en revendique plus de 40000.
L’influence culturelle du néo-paganisme russe dépasse largement le nombre limité de ses partisans déclarés et s’épanouit dans un cultic milieu où se mêlent l’intérêt pour les médecines naturelles, la redécouverte de figures de l’occultisme russe comme Helena Petrovna Blavatsky ou Nicolas Roerich, la pratique des arts martiaux slaves et d’un yoga russe, etc.
Des païens politiques
Hors du peuplement purement russe de la Fédération de Russie on rencontre le néo-paganisme dans les républiques des Mordoves et des Chouvaches, situées sur les bords de la Volga, au cœur de la Russie d’Europe. Ces régions furent annexées par la Russie aux XVIe et XVIIe siècles. Jusque-là païennes, elles subirent une progressive christianisation et russification. Après la révolution bolchevique, elles furent érigées en régions autonomes, ce qui leur permit de sauvegarder leurs langues. Ce n’est toutefois qu’avec la perestroïka qu’un véritable réveil national eut lieu.
La Mordovie fut sous l’URSS, la région autonome qui combattit avec le plus d’acharnement la religion et, actuellement, elle est restée une des régions où les communistes obtiennent leurs meilleurs scores. Le néo-paganisme y apparut parmi un groupe d’intellectuels dirigé par la poétesse Raisa Kemaikina. Celle-ci se donna pour but de reconstruire une vue du monde et des rituels païens en se basant sur des recherches ethnologiques, folkloriques et linguistiques. Parallèlement, elle créa un parti politique autonomiste – Les Mordoves maîtres chez eux – qui inclut dans son programme la promotion du paganisme.
En 1992, eurent lieu les premiers rituels néo-païens publics qui suscitèrent un certain enthousiasme dans la population. Raisa Kemaikina fut, à cette occasion, proclamée « première prêtresse du peuple Erzya ». Répondant à Atlant, un journal chouvache, qui l’interrogeait sur ce qu’elle pensait du christianisme, elle répondit : « Je lui suis fortement opposée. Dans son rôle de religion d’État le christianisme russe a asphyxié les religions des peuples, transformant ceux-ci en d’involontaires esclaves spirituels. La Russie a été pendant longtemps nommée la ̏prison des peuples̋. Je pense que cette dénomination est trop douce. C’était pire qu’une prison. Tôt ou tard, un prisonnier est libéré et il redevient maître de son destin. Un prisonnier est quelqu’un qui perd sa liberté de manière temporaire. Un esclave n’est pas un prisonnier, il ne désire même pas la liberté. Pendant de nombreux siècles, le christianisme a fait de nos peuples des esclaves, les privant de leur liberté de pensée et les réduisant à l’état d’un bétail soumis. Dans la religion erzyane, la relation entre Dieu et les êtres humains est différente de celle qui caractérise le christianisme. Elle est plus profonde, plus humaine, plus belle. Dans notre religion, la valeur d’une personne n’est jamais refoulée ou combattue. Vous n’entendrez jamais chez nous des phrases comme ̏nous sommes les esclaves de Dieű, ̏tendez l’autre joue̋ ou ̏bénissez vos ennemis̋ »
Les Chouvaches sont une ethnie d’origine turque qui ne fut jamais islamisée et qui fut intégrée dans la Russie au milieu du XIVe siècle. Au début de la perestroïka, fut formé dans la République chouvache un parti nationaliste, le Congrès national, qui réclamait la chouvachisation du pays en en chassant les immigrés. Rapidement, se posa à ces nationalistes le problème religieux puisqu’ils considéraient que l’orthodoxie était une religion étrangère à leur peuple. Leur dirigeant Atner Khuzangai, eut l’idée d’organiser des débats pour choisir la religion nationale. L’islam, le zoroastrisme, le luthéranisme, le judaïsme furent discutés et c’est le paganisme qui l’emporta. Un leader spirituel apparut alors sous les traits du producteur de théâtre Iosif Dmitriyev. Il reconstruisit un paganisme chouvache à partir de données ethnologiques.
Des mouvements néo-païens sont également apparus dans deux autres républiques – toutes les deux sibériennes – de la Fédération de Russie : la Yakutie et la Khakasie.
Christianisée seulement à la fin du XIXe siècle, la Yakoutie comptait encore en 1917, un nombre conséquent de païens natifs et de chamanes qui furent durement persécutés par le communisme. Lors de la perestroïka, trois intellectuels – Lazare Afanasyev, Ivan Ukhkhan et Anatoli Pavlov – créèrent un groupe religieux néo-païen, Kut-Syur (Kut signifie âme et Syur force divine). Son credo consistait en une mise en forme et en une rationalisation des croyances et mythes populaires traditionnels.
Les néo-païens yakoutes menèrent avec succès des campagnes pour l’ouverture de lieux de cultes païens : des « chapelles païennes » existent maintenant dans certains lycées et le Collège de la culture qui forme les directeurs et le personnel des maisons de la culture est devenu une sorte d’Institut de théologie où l’on enseigne la pratique des rites, des prières et des célébrations néo-païennes. Toutefois le mouvement néo-païen est considéré par le gouvernement yakoute comme une force d’opposition politique et est donc soumis à des pressions tandis que l’administration tente d’ouvrir un contre-feu spirituel en accordant des facilités aux missions protestantes !
La Khakazie fut christianisée au XVIIIe siècle et connut dès la fin du XIXe siècle des missions protestantes qui, même à l’ère stalinienne, restèrent très actives. La perestroïka permit le retour à la liberté religieuse et l’apparition d’un mouvement néo-païen. Celui-ci se créa d’abord sous la forme d’un parti nationaliste khakaze Tun (Renaissance) puis, en 1994, sous celle d’une organisation cultuelle : le Centre de l’héritage khakaze, société pour la religion traditionnelle et le chamanisme khakazien. Ce centre a depuis éclaté en deux groupes concurrents : les tenants des chamans traditionnels et les burkhaniens qui rejettent le chamanisme comme une forme religieuse dégradée d’une religion antique, monothéiste, qu’il conviendrait de « reconstruire ».
Les derniers païens natifs
En ce qui concerne les Maris (citoyens d’une république située à 600 km à l’est de Moscou, sur le cours moyen de la Volga), il est difficile de parler réellement de néo-paganisme, puisque l’on est face à la seule population d’Europe parmi laquelle le paganisme n’a jamais totalement été éradiqué. On estime en effet que 5 à 7 % des Maris sont des païens natifs, tandis que 60 % pratiquent un syncrétisme pagano-orthodoxe.
La foi païenne y a été réveillée par un processus de confluence. D’une part, chaque village avait gardé son officiant païen – le kart -, une figure respectée qui préservait les traditions d’une génération à l’autre, d’autre part, des intellectuels maris retrouvèrent le paganisme par un réflexe nationaliste et comme une défense contre la russification. À la fin des années quatre-vingts, des organisations culturelles néo-païennes commencèrent à apparaître et dans les années quatre-vingt-dix elles se fédérèrent dans le parti politique Kugeze Mlade (Terre des ancêtres), le mouvement culturel Mari Ushmen (Union mari) et l’organisation de jeunesse U Vi (Nouvelle force). Comme dans les autres républiques de la Volga, les initiateurs de ces structures étaient des intellectuels et des artistes. En 1991, ils obtinrent du Ministère russe de la justice l’enregistrement du paganisme comme un culte. Les néo-païens maris se sont aussi illustrés en remettant à l’honneur les sacrifices massifs d’animaux, en obtenant du Parlement une loi protégeant les bois sacrés et en exigeant que le président de la République mari soit béni lors de son entrée en fonction non seulement par l’évêque orthodoxe de la capitale mais aussi par le grand prêtre païen
Article rédigé pour Réfléchir et agir en août 2008.