Hommage au Général Baron Jordis von Lohausen (1907-2002)

lohausen empires

Au début du mois de septembre 2002, le Général Baron Jordis von Lohausen, géopolitologue de premier plan, est décédé à Graz en Styrie, où il résidait. Malgré son très grand âge, le Général était toujours actif, rédigeait des articles et publiait des livres, que l’on peut considérer comme autant d’incitations originales à une réflexion de fonds sur le destin historique et géographique des peuples.

Né en 1907 dans le foyer d’un officier de cavalerie de l’Armée Impériale & Royale austro-hongroise, Jordis von Lohausen amorce à son tour une carrière d’officier en 1926, dans les rangs de l’armée de métier de la nouvelle république autrichienne. En 1938, avec l’Anschluß, alors qu’il a le grade de Capitaine, son unité est intégrée dans la Wehrmacht grande-allemande. Pendant la seconde guerre mondiale, il participe aux campagnes de Pologne, de France et de Libye. En 1942, avec le grade de Commandant (Major), il devient le chef d’un régiment qui s’en va combattre en Russie. Entre deux engagements sur le Front de l’Est, il passe six mois en mission diplomatique auprès de l’ambassade d’Allemagne à Rome.

En 1947, Jordis von Lohausen entame une carrière de journaliste radiophonique: il est tour à tour collaborateur libre d’une station autrichienne, qui s’appelle « Alpenland », et de la radio de Brème en RFA. Il crée des émissions culturelles, en présentant notamment les splendeurs des villes d’art italiennes. En 1955, quand les occupants alliés quittent l’Autriche et qu’une nouvelle armée voit le jour, il entre à son service auprès du Ministère de la Défense Fédérale, ce qui l’amènera à devenir attaché militaire autrichien dans les ambassades de Londres et de Paris. Quand il quitte définitivement la carrière diplomatique, il se met à écrire livres et articles de géopolitique. A l’âge de 72 ans, en 1979, il publie ainsi son ouvrage principal « Mut zur Macht. Denken in Kontinenten », qui sera ultérieurement traduit en plusieurs langues. Ce livre, malheureusement épuisé en langue allemande aujourd’hui (ndlr: les éditions parisiennes « Le Labyrinthe » ont encore un stock de la traduction française, intitulée « Les empires et la puissance »; disponible en écrivant à : elements@labyrinthe.fr ; 19,67 Euro), mais deux autres titres, plus récents, parus dans les années 90, restent disponibles chez l’éditeur styrien Leopold Stocker à Graz.

Immédiatement après la seconde guerre mondiale, Jordis von Lohausen avait rédigé un manuscrit qui ne paraîtra chez Leopold Stocker qu’en 1998, sous le titre « Reiten für Rußland – Gespräche im Sattel » (« Chevaucher pour la Russie – Conversations en selle »). L’auteur se remémore ses propres expériences et ses conversations avec de jeunes officiers ‹pour la plupart des étudiants‹ pendant la grande marche en avant des troupes allemandes, hongroises et roumaines en Ukraine et en Russie (entre Don et Kouban), alors qu’inéluctablement s’annonçait la catastrophe de Stalingrad. Ces jeunes gens évoquent les motifs réels de la guerre et sont unanimes à cultiver l’espoir (de plus en plus ténu) que l’Allemagne reviendra rapidement aux idéaux de la jeunesse de l’entre-deux-guerres en proclamant le droit à l’auto-détermination des peuples oppressés par le Kremlin soviétisé, ce qui ne pourra que favoriser les desseins du Reich. Le Commandeur du Régiment, qui n’est pas un autre homme que l’auteur lui-même, donne à ses jeunes camarades l’exemple de la monarchie austro-hongroise, qui, selon lui, était un Empire (Reich) réussi qui se hissait au-dessus des peuples sans les mettre au pas ni éradiquer leurs spécificités. La guerre en cours n’aura de sens, pour le Commandeur, que si elle rapproche Russes et Allemands, qui devront alors mettre leurs efforts en commun pour bâtir un Reich, sur le modèle austro-hongrois, mais de dimensions beaucoup plus vastes, de la Mer du Nord jusqu’à l’Océan Pacifique.

Les conversations de ces hommes, intellectuels et soldats, ont été véritablement ciselées pour le lecteur par un virtuose de la parole, qui a su faire donner tous ses talents dans les stations de radio où il a ¦uvré de 1947 à 1955. Mais elles n’abordent pas que cette unité de destin virtuelle entre Russes et Allemands: elles posent des questions, qui restent essentielles, sur l’être fondamental des peuples, sur le sens de l’histoire, sur l’avenir des cultures et des civilisations dans un monde qui se meut sans cesse vers une unité artificielle, monotone, monochrome et monolithique. Par la simplicité et la limpidité des phrases forgées par Lohausen, ce livre éclaire chaque lecteur en profondeur et lui fait prendre conscience des lignes de force à l’¦uvre en ce monde.

Tous les livres et articles de Lohausen se penchent sur ces facteurs refoulés aujourd’hui que sont l’histoire, l’espace, les peuples et les langues. Aujourd’hui, sous les effets pervers des idéologies dominantes et des simplismes médiatiques, nous considérons les processus historiques comme dépendants des intérêts des castes dominantes ou comme le résultat de la volonté de chefs isolés, comme dépendants du développement de l’économie ou de la technique ou comme les effets des luttes entre différents groupes sociaux pour obtenir puissance ou influence. Cependant, l’histoire découle inévitablement de facteurs plus profonds comme les diverses mentalités et formes de vie des peuples, qui ont toujours été très importantes pour donner l’impulsion première et fondamentale au développement des territoires; de même, l’histoire se développe différemment si un territoire possède des frontières naturelles comme des chaînes de montagne ou des fleuves ou, au contraire, s’il a des frontières ouvertes et difficilement défendables, ce qui contraint le peuple qui l’occupe à subir les attaques de ses voisins ou à passer à l’attaque pour éviter de telles agressions (ndlr: dans « Mut zur Macht » ou, en français, dans « Les empires et la puissance », Jordis von Lohausen cite les exemples de la Prusse de Frédéric II au 18ième siècle et de l’Etat d’Israël pendant la Guerre des Six Jours de juin 1967).

Dans un autre ouvrage récent, intitulé « Denken in Völker – Die Kraft von Sprache und Raum in der Kultur- und Weltgeschichte » (« Penser en termes de peuples – La puissance de la langue et de l’espace dans l’histoire des civilisations et du monde »), Jordis von Lohausen étudie systématiquement ces facteurs profonds et sous-jacents. Il nous dévoile les conditionnements cachés de l’histoire, s’interroge sur le sens de termes comme « Reich », « Etat », sur des qualificatifs comme « impérial », « national » ou « régional ». Il démontre que l’équation opérée par la Révolution française entre « Etat » et « Nation » a provoqué, au 20ième siècle, dans l’espace centre-européen, des guerres abominables et dévastatrices, des expulsions calamiteuses et des génocides. En fin d’ouvrage, il tente de deviner le destin futur, en termes de géopolitique, de l’Allemagne, de la Russie et des Etats-Unis.

Les travaux de Jordis von Lohausen demeureront capitaux pour tous ceux qui veulent vraiment ¦uvrer pour le bien de leur peuple et qui ne se proclament pas « nationalistes » sans donner de contenu réel et concret à leur option de base. Jordis von Lohausen a travaillé pour ceux qui voient l’enjeu, qui savent que seul le maintien des langues, des cultures et des peuples permettra un avenir des hommes dans la dignité. C’est en partant de telles prémisses qu’il analyse l’avenir de la Russie, des peuples des Balkans et du Proche-Orient, de même que les rapports entre l’Europe et les Etats-Unis ainsi que l’avenir géopolitique de l’Allemagne.

Wolfgang Dvorak-Stocker.
(hommage rendu dans le journal « Zur Zeit », Vienne, n°39/2002).

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