Jaurès, le prolétariat et la paix européenne

jaures1913

A l’heure où des Européens s’entretuent à l’Est de notre continent, parfois au profit de multinationales et de divers intérêts qui ne sont, à coup sûr, ni les leurs, ni les nôtres, il nous semblait pertinent d‘évoquer le souvenir de l’un des plus grands apôtres de la paix européenne : Jean Jaurès.

En ce sens, nous avons choisi de nous intéresser à l’un de ses plus célèbres discours : le « Discours aux socialistes allemands » daté de 1905, soit neuf ans avant le début de la Première guerre mondiale.

Précisons quelques éléments de contexte afin de mieux cerner notre sujet :

Le discours a bien été écrit en 1905. Cette année n’est pas anodine dans l’histoire de la gauche et du socialisme : c’est l’année de création de la section française de l’Internationale ouvrière, la SFIO. Lointain ancêtre de l’actuel parti socialiste actuel, ce fut le premier parti de la gauche française. Ce parti, Jean Jaurès en est membre. C’est en son sein qu’il mènera plusieurs de ses plus grands combats, notamment celui de la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Mais 1905 fut aussi l’occasion d’une grave crise diplomatique entre la France et l’Allemagne. En effet, ces deux puissances coloniales se disputent alors le Maroc, qui à cette date n’est pas encore devenu un protectorat français. Hostile à toute expansion coloniale, Jaurès refuse pareillement toute politique belligène. Une guerre pour le Maroc, qu’il décrit comme impérialiste et coloniale, serait moralement inqualifiable, et surtout totalement contraire aux intérêts du prolétariat français, comme du prolétariat allemand et plus généralement européen.

Pacifiste, démocrate et socialiste, Jaurès entendait prononcer ce discours en Allemagne au cours d’une réunion pour la paix organisée par les socialistes d’outre-Rhin. Mais il n’y sera jamais prononcé : la police allemande refusant en effet l’entrée du rhéteur socialiste sur le sol du Reich. Le discours sera finalement diffusé dans la presse papier.

Pour Jaurès, seule la démocratie et le socialisme peuvent aboutir à la paix entre peuples européens. Rappelant que si le devoir du prolétaire est bien de prendre les armes pour défendre son pays en cas de conflit, le « prolétariat international », comme il le nomme, doit faire pression de tout son poids auprès de ses gouvernants pour obtenir une paix durable. Pour l’ancien normalien qu’était Jaurès, les prolétariats allemands et français doivent choisir la paix et non accepter « l’état de guerre permanent » que le capitalisme favorise.

Ce compromis entre sens de l’internationalisme et sentiment patriotique ne fut pas toujours compris en son temps. Plus tard, Charles Péguy affirmera qu’en cas de conflit, il faudrait « fusiller Jaurès », considéré comme pro-allemand, donc traître.

Affirmant « l’unité du prolétariat français et du prolétariat allemand » ainsi que « leur commune et ferme volonté d’assurer la paix, de conquérir la paix, de conquérir la paix par l’organisation de tous les travailleurs », Jaurès avoue son manque de confiance envers les diplomates français et allemands, lorsqu’il affirmait : « la beauté de la diplomatie, c’est qu’on ne peut jamais savoir avec certitude à quel point elle met en péril les peuples qu’elle a mission de sauver. »

Les tensions à l’occasion de la crise marocaine, qu’il compare à des trains capables de se heurter, est à ses yeux une alerte, laquelle « […] rappelle aux peuples et aux prolétaires combien la paix est fragile et précaire dans la société d’aujourd’hui. Elle rappelle à toute la classe ouvrière d’Europe, à toute la classe ouvrière du monde son devoir d’union internationale, de vigilance internationale. Il ne faut pas que le prolétariat international soit un mot magnifique et vain. »

Le prolétariat, pour reprendre la phraséologie de ce temps, doit constituer une force à lui seul :

« Il faut qu’il soit une force constante, toujours avertie, toujours éveillée et toujours en état de contrôler les événements à leur naissance, de surveiller dans leur germe les premiers conflits qui en se développant, pourraient produire la guerre. »

Il met en garde contre la puissance des intérêts qui lui sont opposés :

« Nous ne sommes pas réunis pour échanger des illusions. Nous savons très bien, les uns et les autres, qu’il y a dans le monde capitaliste des forces formidables de conflit, d’anarchie violente, d’antagonismes exaspérés que le prolétariat universel, au degré insuffisant d’organisation et de puissance politique où il est parvenu, ne peut se flatter encre de maîtriser avec certitude. »

C’est le processus capitaliste lui-même qui met en danger les peuples du monde :

« La concurrence économique de peuple à peule et d’individu à individu, l’appétit du gain, le besoin d’ouvrir à tout prix même à coups de canons, des débouchés nouveaux pour dégager la production capitaliste, encombrée et comme étouffée sous son propre désordre, tout cela entretient l’humanité d’aujourd’hui à l’état de guerre permanente et latente ; ce qu’on appelle la guerre n’est que l’explosion de ce feu souterrain qui circule dans toutes les veines de la planète, et lui est la fièvre chronique et profonde de toute vie. Il faut bien chercher des clientèles exotiques et serviles, puisque tout le système en retirant aux ouvriers une large part du produit de leur travail, restreint la libre consommation nationale. »

Le prolétariat peut vite devenir crédule, ou pire encore, impuissant :

« Ou bien le prolétariat, séduit pat une fausse apparence de grandeur nationale, et corrompu par une part dérisoire du butin capitaliste et colonial, ne s’oppose que mollement aux entreprises de la force. Ou bien les classes dirigeantes embrouillent si habilement la querelle née de l’antagonisme économique que les prolétaires n’en démêlent point l’origine. Ou bien, quand leur conscience est mieux avertie, ils ne disposent pas d’une action suffisante sur le mécanisme politique et gouvernemental, et leur opposition est submergée par tous les éléments flottants et inorganisés que le capitalisme met en mouvement aux heures de crise. »

Sans oublier que le capitalisme est, par nature, mythomane :

« [ le capitalisme] a si souvent couvert ses méfaits de prétextes honnêtes qu’il ne reste plus de feuilles au figuier. »

La guerre, elle, n’est pas un phénomène indépendant des contingences économiques, elle en est même une conséquence directe :

« La guerre est, comme l’exploitation directe du travail ouvrier, une des formes du capitalisme, et le prolétariat peut engager une lutte systématique et efficace contre la guerre, comme il a entrepris une lutte systématique et efficace contre l’exploitation de la force ouvrière. »

Jaurès prend soin de distinguer le pacifique du pacifiste, et s’identifie clairement au premier terme :

« Si nous avons horreur de la guerre, ce n’est point par un sentiment alité, débile et énervée. Le révolutionnaire se résigne aux souffrances des hommes, quand elles sont la condition nécessaire d’un grand progrès humain, quand par elles, les opprimés et les exploités se relèvent et se libèrent. »

La révolution sociale qu’il appelle de ses vœux ne passera pas par la guerre :

« Mais maintenant, mais dans l’Europe d’aujourd’hui ce n’est pas par les voies de la guerre internationale que l’œuvre de liberté et de justice s’accomplira et que les griefs de peuple à peuple seront redressés. »

L’historien et militant Jaurès a commenté les évènements de son temps. Il présente maintenant sa solution pour en régler ses problèmes :

« Le socialisme veut organiser la collectivité humaine ; mais ce n’est pas une organisation de la contrainte ; et sous la loi générale de justice et d’harmonie qui préviendra toute tentative d’exploitation, il laissera aux nations la libre disposition d’elles-mêmes dans l’humanité, comme aux individus la libre disposition d’eux-mêmes dans la nation. »

Le pari de Jaurès est que dans la paix, croissance de la démocratie et du socialisme sont certaines. Il ne faut pas céder aux sirènes du bellicisme, car la guerre présente mille périls :

« D’une guerre européenne eut pu jaillir la révolution, et les classes dirigeantes feront bien d’y songer ; mais il en peut sortir aussi, pour une longue période, des crises de contre-révolution, de réaction furieuse, de nationalisme exaspéré, de dictature étouffante, de militarisme monstrueux, une longue chaîne de violences rétrogrades et de haines basses, de représailles et de servitudes. Et nous, nous ne voulons pas exposer, sur ce coup de dés sanglant, la certitude d’émancipation progressive des prolétaires, la certitude d’émancipation progressive des prolétaires, la certitude de juste autonomie que réserve à tous les peuples, à tous les fragments de peuples, au-dessus des partages et des démembrements, la pleine victoire de la démocratie socialiste européenne. »

La paix est nécessaire, en tout cas pour l’instant :

« Aujourd’hui, la paix de l’Europe est nécessaire au progrès humain : et la paix, la paix assurée, la paix durable, la paix confiante entre l’Allemagne et la France, est nécessaire à la paix de l’Europe. »

La paix sera œuvre d’émancipation, de civilisation. Pour parvenir à la maintenir, l’effort des individus pacifiques doit être commun, tendre vers le même objectif. Aussi, Jaurès prévient les socialistes allemands que chaque nation doit y mettre du sien :

« Et nous vous devons compte des efforts que nous faisons dans notre pays pour déjouer les manœuvres suspectes, et prévenir les entraînements funestes, comme vous nous devez compte des efforts faits par vous dans votre propre pays contre le chauvinisme arrogant et agressif. »

La France de 1905 semble avoir conservé un point commun avec celle de 2024 :

« La France est résolument, profondément pacifique. Elle ne veut pas risquer à la légère son existence nationale. »

L’individu comme la Nation, selon Jaurès, doivent être libres. Notamment libre de dispenser leur amitié :

« […] une nation qui ne peut pas disposer librement de son amitié est une nation esclave ; et, pour la nation serve comme pour l’individu serf, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. »

L’action politique ne doit subir aucun trouble, car ce sont bien les situations les plus dangereuses sont bien les plus obscures : qui sait ce qui peut en résulter.

Une guerre européenne serait un désastre pour l’humanité tout entière, aussi c’est au prolétariat international de jouer le rôle décisif de protecteur de la paix :

« C’est au prolétariat international, avertissant et aiguillonnant la conscience universelle, à exercer dans le sens de la paix l’action décisive. »

L’esprit des peuples doit s’éloigner de toute tentation guerrière, ainsi les peuples « ont un meilleur emploi à faire de leur génie que de déchaîner sur le monde des forces de haine et de destruction. »

Il faut aussi éviter la paix « en armes », qui ne vaut pas beaucoup plus :

« La somnolente barbarie de la paix armée est comme un marais dormant où plonge l’illusoire reflet de nuées ardentes. »

Quel plus grand tort peut être vécu par le prolétariat ?

« […] le crime suprême, l’attentat suprême qui puisse être commis contre lui, c’est de jeter les uns contre les autres les diverses fractions nationales de la grande partie internationale. »

C’est d’ailleurs ce prolétariat seul qui demeure le gardien de l’indépendance des nations : c’est lui doit aider à « conserver l’indépendance des nations ».

Jaurès en arrive à une conclusion surprenante : Il faudrait en quelque sorte faire fusionner le socialisme…et Nietzche. S’adressant encore aux socialistes allemands, il leur affirme :

« C’est votre Nietzsche qui a le plus accablé la morale envieuse, jalouse et basse du socialisme, morale d’amoindrissement et d’abêtissement, morale d’esclaves de la démocratie, à la morale d’esclaves du christianisme. C’est lui qui a le plus raillé l’attendrissement débile, le bouddhisme assoupissant que l’égalité certaine et la paix certaine inoculeraient aux hommes. Il n’a pas vu que sur la base d’une organisation sociale de solidarité et de justice toutes les activités individuelles pourraient faire leur œuvre. Il n’a pas vu que dans le monde humain apaisé et harmonisé par la loi fondamentale de la propriété socialiste, d’innombrables combinaisons s’offriraient aux initiatives et aux affinités électives des individus. Le monde apaisé sera plus riche de diversités et de couleurs que le monde tumultueux et brutal. »

En somme Nietzche n’en a pas trop dit, mais au contraire pas assez :

« Quand Nietzche fait appel, pour diversifier le monde et pour relever l’homme, à une aristocratie nouvelle, il oublie de se demander sur quelle base économique s’appuierait, dans le monde transformé, cette aristocratie de privilège et de proie. »

En 2024, le terme de « prolétariat » a non seulement perdu de son lustre mais aussi de sa pertinence : il nous semble meilleur de ne pas opposer les travailleurs les plus humbles vis-à-vis des classes moyennes, contrairement à l’analyse marxiste classique, car aujourd’hui ces dernières sont en pleine paupérisation.

Remplaçons le mot « prolétariat » par peuple, bien moins précis mais plus actuel, et le discours de Jaurès semblera bien s’adresser à notre temps.

Laissons le grand socialiste conclure :

« Notre devoir est haut et clair : toujours propager l’idée, toujours exciter et organiser les énergies, toujours espérer, toujours lutter jusqu’à la définition victoire de la démocratie socialiste internationaliste, créatrice de justice et de paix. »

Vincent Téma, le 15/06/24.

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