I Testi de La Stampa (Padoue : Edizioni di Ar, 2004) réunit les dix-sept articles de J. Evola publiés dans le quotidien turinois La Stampa d’octobre 1942 à décembre 1943, notamment les deux seuls qu’il a écrits durant la République de Salò : Liberazioni et Uno sguardo nell’oltretomba con la guida di un lama del Tibet. De tous les journaux auxquels collabora J. Evola à l’époque, La Stampa est le seul dont les lecteurs puissent être considérés comme étrangers aux horizons « traditionnels ».
Il les leur faits découvrir par de courts écrits sur la vision du monde aryenne (Importanza dell’idea ariana), sur la race (Costruire una razza), sur les mœurs (Il flagello della « signorinetta »), sur la spiritualité « orientale » (I Tantra e « Um l’Onnipotente ») et sur une question qui était alors d’actualité : la guerre, envisagée, non pas sous son aspect matériel et contingent, mais comme ascèse. Entre un compte rendu de sa visite au monastère chartreux de Hain près de Düsseldorf et des considérations sur les possibilités de libération intérieure qu’offre la guerre, il montre comment de petits évènements de la vie quotidienne en temps de guerre peuvent fournir l’occasion d’une catharsis. Au peuple, il convient de citer en exemple des figures extraordinaires, des héros ; de là, quelque 30 ans avant Le baron sanguinaire, un premier article sur la figure du baron von Ungern.
Depuis peu, on ne cesse d’écrire sur une figure qui, malgré sa stature extraordinaire, était passée presque inaperçue dans le tumulte consécutif à la précédente guerre : celle du baron Ungern-Sternberg. Ossendovski avait été le premier à s’intéresser à lui, à grands renforts d’effets dramatiques, dans son célèbre et très controversé Bêtes, hommes et dieux. Il a été suivi par une vie « romancée » du baron von Ungern, publiée par Vladimir Pozner sous le titre de La Mort aux dents ; puis, par une seconde vie romancée, de B. Krauthoff : Ich befehle : Kampf und Tragödie des Barons Ungern-Sternberg.
Ces livres semblent toutefois donner une image inadéquate du baron von Ungern, dont la figure, la vie et l’activité sont susceptibles de laisser une grande latitude à la fantaisie en raison de leurs aspects complexes et énigmatiques. René Guénon, le célèbre écrivain traditionaliste, contribua à mieux faire connaître le baron en publiant des passages de lettres écrites en 1924 par le major Alexandrovitch, qui avait commandé l’artillerie mongole en 1918 et en 1919 sous les ordres directs de von Ungern ; et ces données, d’une authenticité incontestable, laissent à penser que les auteurs de ces vies romancées se sont souvent appuyés sur des informations inexactes, même en ce qui concerne la fin du baron.
Descendant d’une vieille famille balte, von Ungern peut être considéré comme le dernier adversaire acharné de la révolution bolchevique, qu’il combattit avec une haine implacable et inextinguible. Ses principaux faits d’armes se déroulèrent dans une atmosphère saturée de surnaturel et de magie, au cœur de l’Asie, sous le règne du dalaï-lama, le « Bouddha vivant ». Ses ennemis l’appelaient « le baron sanguinaire » ; ses disciples, le « petit père sévère » (c’est le tsar que l’on appelait « petit père »). Quant aux Mongols et aux Tibétains, ils le considéraient comme une manifestation de la force invincible du dieu de la guerre, de la même force surnaturelle que celle de laquelle, selon la légende, serait « né » Gengis Khan, le grand conquérant mongol. Ils ne croient pas à la mort de von Ungern – il semble que, dans divers temples, ils en conservent encore l’image, symbole de sa « présence ».
Lorsqu’éclata la révolution bolchevique, von Ungern, fonctionnaire russe, leva en Orient une petite armée, la Division asiatique de cavalerie, qui fut la dernière à tenir tête aux troupes russes après la défaite de Wrangel et de Kolchak et accomplit des exploits presque légendaires. Avec ces troupes, von Ungern libéra la Mongolie, occupée alors par des troupes chinoises soutenues par Moscou ; après qu’il eut fait évader, par un coup de main extrêmement audacieux, le dalaï-lama, celui-ci le fit premier prince et régent de la Mongolie et lui donna le titre de prêtre. Von Ungern devait entrer en relation, non seulement avec le dalaï-lama, mais aussi avec des représentants asiatiques de l’islam et des personnalités de la Chine traditionnelle et du Japon. Il semble qu’il ait caressé l’idée de créer en grand empire asiatique fondé sur une idée transcendante et traditionnelle, pour lutter, non seulement contre le bolchevisme, mais aussi contre toute la civilisation matérialiste moderne, dont le bolchevisme, pour lui, était la conséquence extrême. Et tout laisse à penser que von Ungern, à cet égard, ne suivit pas une simple initiative individuelle, mais agit dans le sens voulu par quelqu’un qui était, pour ainsi dire, dans les coulisses.
Le mépris de von Ungern pour la mort dépassait toutes les limites et avait pour contrepartie une invulnérabilité légendaire. Chef, guerrier et stratège, le « baron sanguinaire » était doté en même temps d’une intelligence supérieure et d’une vaste culture et, de surcroît, d’une sorte de clairvoyance : par exemple, il avait la faculté de juger infailliblement tous ceux qu’il fixait du regard et de reconnaître en eux, au premier coup d’œil, l’espion, le traître ou l’homme le plus qualifié pour un poste donné ou une fonction donnée. Pour ce qui est de son caractère, voici ce qu’écrit son compagnon d’armes, Alexandrovitch : « Il était brutal et impitoyable comme seul un ascète peut l’être. Son insensibilité dépassait tout ce que l’on peut imaginer et semblait ne pouvoir se rencontrer que chez un être incorporel, à l’âme froide comme la glace, ne connaissant ni la douleur, ni la pitié, ni la joie, ni la tristesse. » Il nous paraît ridicule d’essayer, comme l’a fait Krauthoff, d’attribuer ces qualités au contrecoup occasionné par la mort tragique d’une femme qu’aurait aimée von Ungern. C’est toujours la même histoire : les biographes et les romanciers modernes n’ont point de cesse qu’ils n’aient introduit partout le thème obligatoire de l’amour et de la femme, même là où il est le moins justifié. Même si l’on tient compte du fait que von Ungern était bouddhiste par tradition familiale (c’était la religion à laquelle s’était converti un de ces ancêtres, qui était allé faire la guerre en Orient), tout laisse à penser que les qualités indiquées par Alexandrovitch se rapportent au contraire à une supériorité réelle et qu’elles sont celles qui apparaissent dans tous ceux qui sont en contact avec un plan vraiment transcendant, supra-humain, auquel ne peuvent plus s’appliquer les normes ordinaires, les notions communes du bien et du mal et les limitations de la sentimentalité, mais où règne la loi de l’action absolue et inexorable. Le baron von Ungern aurait probablement pu devenir un « homme du destin », si les circonstances lui avaient été favorables. Il n’en fut rien et c’est ainsi que son existence fut semblable à la lueur fugace et tragique d’un météore.
Après avoir libéré la Mongolie, von Ungern marche sur la Sibérie, prenant tout seul l’initiative de l’attaque contre les troupes du « Napoléon rouge », le général bolchevique Blücher. Il devient la terreur des bolcheviques, qu’il combat impitoyablement, jusqu’au bout, même s’il comprend que son combat est sans espoir. Il obtient d’importants succès, occupe plusieurs villes. Finalement, à Verchnevdiusk, attaqué par des forces bolcheviques plus de dix fois supérieures aux siennes et décidées à en finir avec leur dernier antagoniste, il est contraint de se replier après un long et âpre combat.
À partir de ce moment, on ne sait plus rien de précis sur le sort de von Ungern. D’après les deux auteurs de sa biographie « romancée », Pozner et Krauthoff, il aurait été trahi par une partie de son armée, serait tombé dans un état de prostration et de démoralisation et, fait prisonnier, il aurait été fusillé par les rouges. Krauthoff imagine même une entrevue dramatique entre le « Napoléon rouge » et von Ungern, au cours de laquelle celui-ci aurait refusé la proposition que celui-là lui aurait fait de lui laisser la vie sauve s’il servait la cause des rouges comme général soviétique. Il semble toutefois que pour certains tout cela ne soit que pure invention : d’après les informations publiées par Guénon et auxquelles nous avons fait allusion plus haut, von Ungern n’aurait nullement été fait prisonnier, mais serait mort de mort naturelle près de la frontière tibétaine.
Cependant, les diverses versions concordent singulièrement sur un détail, c’est-à-dire sur le fait que von Ungern aurait connu avec exactitude le jour de sa mort. D’ailleurs, un lama lui avait prédit qu’il aurait été blessé – au cours de l’attaque des troupes rouges à la station de Dauria. Et ce ne sont pas là les seuls éléments qui rendent suggestive l’étrange figure du « baron sanguinaire ». Voici un curieux témoignage sur les effets que, à certains moments, son regard produisait sur ceux qu’il fixait : « Il éprouva une sensation inconnue, inexplicable, de terreur : une sorte de son emplit sa poitrine, semblable à celui d’un cercle d’acier qui se resserre de plus en plus. » Le fait est que, pour ceux qui étaient proches de lui, son prestige et le caractère irrésistible de sa force de commandement revêtaient quelque chose de surnaturel et le distinguaient ainsi d’un simple chef militaire.
Encore un fait singulier : d’après ce que rapporte Guénon, des phénomènes énigmatiques, de nature « psychique », se sont produits ces derniers temps dans le château de von Ungern, comme si la force et la haine de celui qui fut considéré au Tibet comme une manifestation du « dieu de la guerre » brandie contre la subversion rouge avait survécu à sa mort, sous forme de résidus agités de cette figure tragique, qui a, sous plus d’un aspect, les traits d’un symbole.