Il n’y a qu’une seule fin à la lutte éternelle : la mort. La mort de l’individu, la mort d’une nation, la mort d’une culture. – Oswald Spengler, Prussianisme et socialisme, 1919.
Lorsque je m’approchais de la maison d’Occidens, une innommable inquiétude descendit auprès de moi. Le paysage s’étendait sans vie et désolé, aride comme les cœurs de ses anciens possesseurs, voilé dans les teintes maladives du crépuscule. Le manoir semblait se dresser comme les reliques d’un autre monde, ses pierres noircies par la tâche des siècles, sa tour s’affaissant sous le poids du temps et de l’abandon. L’air, traînant avec lui une forte odeur de décomposition, comme si la terre elle-même avait grandit fatiguée d’endurer les vestiges d’une culture autrefois grande. J’avais reçu une lettre de mon ami, le seigneur Roderick Usher, m’implorant de lui rendre une visite au moment où il en avait besoin. Nous ne nous étions pas parlé depuis des années, mais malgré cela, ses mots accablés de désespoir m’ont encouragé à faire le voyage.
Passant à travers les barrières grinçantes, et traversant le seuil du manoir, j’ai été frappé par le silence oppressant. La maison elle-même comme était une tombe vivante qui attendait patiemment la dernière respiration de ses habitants. Mes pas résonnaient dans le grand vestibule lorsque je fus accueillis par un domestique qui, avec des mains tremblantes et des yeux abattus, me mena à l’étude du seigneur Roderick.
Là je le trouvais assis devant un feu qui brûlait doucement, avec un visage pâle enveloppé des ombres de la pièce. Il a toujours été un homme de constitution délicate, mais ce que je voyais désormais était la chute d’un homme – sa peau cirée, ses cheveux fins et gris, et ses yeux grands et tourmentés avaient visiblement aperçus des horreurs au-delà de toute compréhension humaine.
«Roderick» disais-je en approchant, «je suis venu dès que j’ai reçu ta lettre».
Il tournait son regard vers moi, ses mouvements lents et délibérés, comme une homme mourant qui rassemblait le dernier de force qu’il lui restait. « je craignais que tu ne viennes pas» disait-t-il d’une voix rauque. «Cette maison… cet endroit… ça m’étouffe».
La lumière du feu jetait des formes étranges sur les murs, et, pendant un moment, j’ai cru voir la pierre elle-même se tortiller et se déplacer. Je me débarrassais de cette impression comme une simple fantaisie, comme le produit d’une atmosphère dominante, malgré cela, le sentiment que quelque chose d’étrange me guettait, ne pouvait me quitter.
«Tu as mentionné… quelque chose à propos d’une maladie,» commençais-je d’une voix incertaine. « Mais ta lettre parlait en charade. Qu’est-ce qui t’afflige, Roderick ?».
Il sourit faiblement, mais d’un sourire dépourvu de gaieté. « La maladie, mon ami, n’est pas simplement corporelle. Elle est de l’esprit. De l’intelligence. De l’âme.» Il se déplaça avec difficulté en direction de la fenêtre, où à l’extérieur le ciel brûlait pourpre à cause de la lumière agonisante du soleil. «Cette maison… se meure. Et moi avec.»
Je ressentis un frisson dans le dos, alors que la pièce était d’une chaleur étouffante. «Ce n’est certainement pas si terrible que ça. Tu parles de décomposition, mais la structure tient toujours. Peut-être que des réparations-»
«Des réparations !» La voix de Roderick s’éleva aiguë et cassante, n’ayant pas la force de crier, mais le faisant tout de même par pure nécessité. «Il n’y a pas de réparations possibles pour les malheurs de cette maison, pas de soulagement pour la pourriture qui ici se consume ! Toi, tu ne vois que pierre et mortier, mais moi je vois la maladie qui a coulé dans l’âme de cet endroit – le déclin d’un monde tout entier !» Sa voix s’adoucissait, tremblante maintenant. « L’occident… s’effondre comme Spengler a dit qu’il s’effondrerait. Ses mots me hantent – Le déclin de l’occident. L’as-tu lu ?»
J’hésitais, surpris par la mention soudaine du sombre livre d’Oswald Spengler. «Oui, je l’ai lu. Mais quand même, tu ne crois pas-»
«Ne crois pas ?» Roderick s’arrêta, la voix maintenant fébrile. «Oh, je le crois plus que je ne crois en ma propre vie ! Spengler l’a vu, la lente, inévitable corrosion de notre civilisation, cette chose que l’on appelle Occident. Nous avons vécu trop longtemps, trop fièrement, et maintenant nous récoltons les fruits de notre vanité.
Nous sommes devenus vides, décadents, sans volonté de continuer, sans résonance de vie restante. Cette maison – cette maison c’est l’Occident !» Il se leva de sa chaise, puis, arpentait la pièce de pas agités, ses doigts remuant nerveusement à ses côtés.
« Tu le vois, n’est-ce pas ?» il continuait, se retournant vers moi avec des yeux furieux . «La fondation – elle s’écroule. Elle s’est écroulé pendant des années, mais maintenant… maintenant ça s’accélère. On ne peut l’arrêter.»
Je regardais tout autour, et pour la première fois, je ressentais l’impact entier de ses mots. Le plafond s’affaissait d’une manière inquiétante, il était couvert de poussière et de toiles d’araignées ; le sol grinçait sous mes pieds, la maison hurlait à son agonie. L’air y était épais et d’une suffocante odeur de moisissure et de pourriture, et les murs semblaient palpiter de quelque force malfaisante. Et pourtant, ce n’était pas la maison elle-même qui me faisait paniquer. C’était l’idée que Roderick avait raison – que le déclin de la maison d’Occidens, était le miroir du monde occidental lui-même.
«C’est probablement ton cerveau qui te joue des tours,» Dis-je, certes, d’une voix incertaine. «Un homme comme Spengler a pu écrire sur le déclin des civilisations, mais-»
« Ne le ressens-tu pas, même maintenant ? » Roderick m’interrompait encore. « La maladie est partout. Les hommes d’Europe, ils pourrissent dans leur palais, aveugles de leur propre trépas. Ils s’amusent de vétilles, de luxe, prennent du plaisir dans la chair, pendant que leurs empires s’effondrent en-dessous d’eux. Ils se meurent, comme je me meure – comme cette maison se meure. »
A ce moment, retentit un bruit de quelque part dans le manoir, un faible grincement qui semblait résonner à travers les os de la maison. Roderick se figea, les yeux grands ouverts, emplis de peur.
Alors que la nuit s’assombrissait, je me trouvais pris au piège de ce grandissant effroi qui enveloppait la Maison d’Occidens. Roderick s’était enfoncé dans la chaise près du feu, son visage pâle, son regard lancé en direction de la porte, qui attend à l’entrée une menace inconnue à tout moment. Le manoir sifflait sous la pression de siècles de parfaite ignorance, ses murs humides et ses couloirs étouffés de lueurs anormalement vacillantes de vie. C’était comme si l’âme de l’endroit avait été corrompue, contaminée par la lente mort qui avait attrapé ses habitants – et la civilisation que ceux-ci représentaient.
La voix de Roderick tremblait une nouvelle fois lorsqu’il se remit à parler « Je ne crains pas que seulement la maison s’effondre. Une autre peine plus grave encore ronge cet endroit – qui ne peut être réparée par de simples briques.»
Ses yeux se dirigèrent en direction de la porte assombrie derrière moi, je me tournai et sentit un frisson glacial sur ma peau. Là émergea une silhouette – lente, trainante et grotesque. C’était Dame Madeleine Usher, sa sœur, jadis connue pour sa beauté et sa grâce. Mais maintenant, c’était une étrange parodie de ce qu’elle avait été autrefois, un fantôme vivant de maladie et de corruption. Sa peau était d’un blanc bleuâtre pareil à la mort, défigurée de furoncles et de plaies purulentes, du pus coulait de son visage et de ses bras, tout cela formait une traînée brillante d’une manière écœurante. Ses yeux larges et vitreux, observaient d’un air absent, comme si elle n’avait pas été consciente depuis longtemps, ne laissant que cette coquille vide en décomposition.
« Mon Dieu !» m’exclamai-je en reculant instinctivement. «Que lui est-il arrivée ?»
Roderick se leva et répondu avec un calme étrange. Il avait accepté depuis longtemps l’horreur à laquelle il faisait maintenant face. «Elle est l’Occident mon ami, – tout comme moi. La maladie qui l’atteint est la même que celle qui nous maintient tous. Ça s’aggrave en-dessous des apparences, caché par la fausse noblesse et la richesse, mais ne peut être nié pour l’éternité.
Dame Madeleine pris un pas en avant, d’une respiration irrégulière, le son Désespéré de son halètement remplit la pièce comme le funeste hochet d’un empire agonisant. Ses doigts, noueux et tordus, essayaient d’aller vers son frère, mais il n’y avait pas de vie à son touché – que l’étreinte froide, moite, de sa tombe qui approche. Son visage tordu, laissa emporter une faible, gutturale lamentation. Visiblement, quelque partie d’elle-même comprenait encore l’épouvante de sa propre existence.
Le corps de Dame Madeleine trembla violemment ; sa chair se rebellait contre la maladie qui l’a consumait. L’odeur épouvantable de mort et de maladie devenait écrasantes. Je vomis, tournis la tête, mais la perversité épouvantable de la scène m’a tiré en arrière – me forçant à regarder le spectacle qui se déroulait devant moi dans toute son ampleur.
«Tu vois maintenant ?» Chuchotait Roderick d’une voix à peine audible, au-dessus des bruits de sa sœur se torturant en essayant de respirer. « C’est là ce que nous sommes devenus. La Mort Rouge est sur nous. Elle s’infiltre dans nos veines et n’y a pas d’issue.»
Dame Madeleine s’effondra sur le sol, son corps convulse violemment, alors que les furoncles qui couvraient sa peau commencèrent à jaillir dans un effrayant étalage de sang et de pus. Sa peau se déchira en lambeaux, révélant alors en-dessous les muscles à vif pourrissant, son visage se tordit une dernière fois d’une grimace agonisante. Ses yeux, autrefois lumineux, fixaient désormais le vide d’un air ahuri, alors que son corps entonna une dernière respiration tremblotante, et resta figé.
Roderick tomba sur ses genoux à ses côtés, ses mains tremblaient lorsqu’il s’approchait pour toucher son corps sans vie. «C’est fini», se lamentait-il avec des larmes qui coulaient sur son visage. «l’Occident est tombé.».
Mais même alors qu’il parlait, la maison semblait d’elle-même venir à la vie d’une nouvelle, horrible énergie. Une grande fissure s’ouvrit au sol, brisant la fondation même de la maison, et un bruit faible de grondement traversa toutes les salles, pareil au glas sépulcral d’une grande civilisation.
Je chancelais en arrière, avec le martèlement de mon cœur à la poitrine. La fardeau tyrannique de la maison semblait s’abattre sur moi, me faisant suffoquer comme un chaos de cadavres mutilés au-delà de reconnaissance, écrasant un infirme sans défense. Les murs commençaient à remuer violemment, le sol cédait sous mes pieds alors que le manoir lui-même semblait convulser dans son agonie.
«Roderick !» criai-je en l’atteignant. «On doit quitter cet endroit !».
Roderick ne bougea pas. Il restait agenouillé près du cadavre de sa sœur, le visage marqué par le chagrin et la folie. «C’est trop tard» murmura-t-il. «Il n’y a pas d’issue. La Mort Rouge est arrivée, et nous sommes condamnés.»
A cet instant, la grande cloche de la tour du manoir commença à sonner – un son funèbre et assourdissant – comme les battements du cœur de la maison. Avec chaque cloche, les murs craquaient davantage, le plafond s’effondra alors en grands morceaux tout autour de nous. Je sentis le sol se dérober sous moi, et avec un terrible rugissement final, La Maison d’Occidens s’effondra sur elle-même, nous enterrant en-dessous des conséquences de siècles de désintégration.
Dans ce dernier moment, alors que les ténèbres m’avalaient, je vis le visage de Roderick pour une dernière fois – animé d’un rictus de crainte et d’acceptation. La Mort Rouge l’avait revendiqué, comme elle nous avait tous revendiqué. L’occident avait chuté, pas avec un cri, mais avec le gémissement d’une civilisation qui avait depuis longtemps oubliée comment vivre.
Constantin Von Hoffmeister,
Traduction de Zaki Ritrasky