Dès le déclenchement de l’opération militaire russe sur le territoire de l’Ukraine, le 24 février 2022, parallèlement à la mise en place d’une série de sanctions contre la Russie, les décideurs du bloc « atlantiste » ont promptement trouvé le consensus sur le gel des actifs financiers que la banque centrale de la Fédération de Russie a confiés auparavant à leur institutions financières en investissant dans des produits financiers, dont les titres de dettes gouvernementales des pays qu’ils représentent.
De la certitude revanchiste vers la frénésie des sanctions
Dans la nuit du 27 février 2022, Ursula van der Layen, la présidente de la Commission européenne, a annoncé que l’Union Européenne et ses partenaires ont pris la décision de « paralyser » les actifs de la banque centrale russe, « pour ne pas permettre à la banque de Russie d’utiliser ses propres réserves internationales, afin d’affaiblir l’effet des sanctions occidentales ».
Le 1er mars 2022, Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, dans une interview à France Info a fait le résumé précis des projets et certitudes du camp Occidental vis-à-vis de Moscou : « Oui, les sanctions sont efficaces. Les sanctions économiques et financières sont même d’une efficacité redoutable. Et je ne veux laisser planer aucune ambiguïté sur la détermination européenne sur ce sujet. Nous allons livrer une guerre économique et financière totale à la Russie […] Nous allons donc provoquer l’effondrement de l’économie russe ».
Une semaine plus tard, le 7 mars 2022, la Fédération de Russie est officiellement devenue le leader mondial au niveau du nombre des sanctions émises contre un état, en dépassant celui de l’Iran qui a détenu ce palmarès jusqu’à ce jour.
Des mois se sont écoulés et les adversaires de la Russie ont commencé à faire des constats de plus en plus inquiétants : si la quantité record des sanctions dans l’histoire de l’humanité a bien produit des effets nuisibles sur l’économie russe, cette nuisance s’est avérée incomparablement plus modérée que celle escomptée et annoncée d’avance par l’exultation du ministre français.
Contrairement à l’effondrement rapide tant espéré, l’économie russe a démontré une fâcheuse stabilité et force totalement inattendues par les attaquants qui n’ont pas pris en compte dans leurs calculs plusieurs facteurs clés, dont celui du haut professionnalisme de sa gouvernance.
L’inefficacité des sanctions a mené vers une véritable panique opérationnelle de leurs auteurs qui s’est traduite par l’engagement de nouveaux paquets de sanctions en discontinu, dont la frénésie a fait atteindre le nombre tout à fait anecdotique pour janvier 2024 : 2778 sanctions.
Ce nombre inouï peut être comparé qu’au niveau de son inefficacité dans l’obtention de l’objectif visé : l’effondrement de l’économie de la Fédération de Russie.
L’immunité souveraine gênante
Parallèlement à des vagues successives de sanctions antirusses et au vu de leur inefficacité flagrante, dès le printemps 2022 des voix de plus en plus audibles ont commencé à se lever pour faire jouer une nouvelle carte considérée comme particulièrement efficace contre l’économie russe : la confiscation pure et simple des actifs gelés de la banque centrale de Russie qui s’élèvent à plus de 300 milliards de dollars et leur injection dans la lutte contre Moscou.
Après plus d’un an et demi depuis le début des diverses réflexions sur la possibilité de la spoliation de l’argent souverain russe, le 24 janvier 2024, la Commission des affaires étrangères du Sénat des EU a fait le premier pas tangible dans ce sens en approuvant le projet de loi « Rebuilding Economic Prosperity and Opportunity (REPO) for Ukrainians Act » (« Reconstruction de la prospérité et des opportunités économiques pour les Ukrainiens ») visant à confisquer les actifs russes, afin de les transférer vers l’Ukraine et, surtout donner l’exemple à suivre à ses partenaires européens qui détiennent la plus grande part de l’investissement étranger de Russie. Avec cette approbation, la confiscation des fonds souverains russes peut avoir lieu dès son adaptation par l’ensemble du Sénat, de la Chambre des représentants et la promulgation par le président Joe Biden.
Une semaine auparavant, lors du Forum économique mondial qui s’est tenu à Davos du 15 au 19 janvier 2024, David Cameron, ministre britannique des Affaires étrangères, a déclaré : « Nous avons déjà gelé ces avoirs. La question qui se pose ensuite est : que devrions-nous faire ensuite ? Et je pense qu’il y a un argument juridique, un argument moral et un argument politique… quand Poutine a lancé cette invasion illégale, le monde a changé et nous devons changer avec lui. Et reconnaissons que nous sommes dans un monde plus dangereux, plus incertain et plus difficile et que nous devons donc être prêts à réfléchir de manière innovante sur la manière dont nous utilisons ces ressources pour aider l’Ukraine ».
En ce qui concerne les « pensées » de David Cameron, nul doute qu’il y a un « argument politique » ; pour « un argument moral » – il est plus que discutable. En ce qui concerne « un argument juridique » – le ministre britannique ne fait que prendre ses désirs pour des réalités : de même que pour l’initiative occidentale précédente de juger le président russe dans le cadre d’un « tribunal pour l’Ukraine » auprès de la CPI (voir mon analyse « Le tribunal pour l’Ukraine » : la chasse aux sorcières à l’occidental »), la saisie unilatérale des biens de l’État russe constituerait une grossière violation du droit international.
Les États disposent de l’immunité souveraine, en ce qui concerne leur propriété, et sont exemptés de la juridiction des autres pays – l’expropriation de leurs biens est interdite. Nulle dérogation à cette interdiction n’est légale. La possibilité de confiscation des avoirs souverains gelés de la Fédération de Russie n’est qu’une spéculation politique hors le champ de la légalité. Les dispositions du droit international sont sans équivoque et ne sont pas soumises à une interprétation : l’unique possibilité légale de confisquer les actifs souverains d’un état est la décision du Conseil de sécurité de l’ONU, le verdict de la Cour internationale de Justice de l’ONU ou un accord signé par les parties concernées dans le cadre d’un traité de paix sur les réparations suite à un conflit armé. Dans tous les cas de figures, dans le cadre du conflit actuel nulle action ne peut avoir lieu sans le consentement officiel de la Russie.
Le projet de spoliation des actifs souverains russes – une excellente nouvelle pour Moscou
Parmi les effets délétères qui seront inévitablement produits par la confiscation des actifs russes, on peut citer deux majeurs, dont le premier est l’autodestruction de la réputation étatique que bénéficiait jusqu’à présent l’ensemble du monde Occidental en tant qu’espace du respect des droits. La perte inévitable de cette réputation mènera directement à la perte de confiance vers le système financier occidental basé sur le dollar et l’euro et donc vers la sûreté d’investissement dans des produits financiers proposés par ce dernier.
Il est à souligner qu’avant même d’arriver au gel et à l’éventuelle confiscation illicite des actifs de l’État russe, le monde non-occidental a déjà pris la voie de la dédollarisation. Dédollarisation qui été initiée par Moscou dès l’arrivée de Poutine au pouvoir et qui est une des principales réelles causes de la guerre en Ukraine. Depuis le début du conflit orchestré par les EU en Ukraine via le coup d’état de 2014, la Russie s’est débarrassée de l’intégralité de la dette étasunienne. Si encore en 2010 la Russie faisait partie des dix plus grands détenteurs de bons du Trésor étasunien, avec plus de 176 milliards, en 2015 elle en a détenu qu’à hauteur d’environ 90 milliards, soit sa masse totale pratiquement divisée par deux en 5 ans. Au lancement de l’opération militaire en Ukraine, la Russie ne détenait que dans les 2 milliards de cette dette et même ce modeste chiffre a été réduit à 99.25% dans la période de février 2022 à novembre 2023. Aujourd’hui l’investissement russe dans la dette étasunienne est nul.
Parallèlement au débarras des bons du Trésor des EU, la Fédération de Russie a déclenché le processus progressif de la libération du monde du système des « pétrodollars ». Une spirale vicieuse est déclenchée : l’ébranlement du système des « pétrodollars » porterait inévitablement un coup significatif au marché des bons du Trésor américain. La baisse de la demande du dollar sur la scène internationale enclenchera automatiquement une dévaluation de la monnaie et, de fait, la baisse de la demande de bons du Trésor qui mènera, mécaniquement, à une augmentation de leur taux d’intérêt, en rendant, tout simplement, impossible le financement de la dette publique étasunienne au niveau que l’on connait aujourd’hui.
Cet élément est un danger existentiel pour les EU qui explique un grand nombre des initiatives politico-militaires de la Maison Blanche depuis le 5 février 2003.
En tandem avec la Russie, la Chine de même, se débarrasse progressivement de ce dangereux débiteur. Si en 2015 elle détenait des bons outre-Atlantique pour plus de 1270 milliards, au début de la guerre en Ukraine ce chiffre s’élevait à moins de 970 milliards, soit une baisse de ¼ en 7 ans. Et malgré cette baisse déjà très significative, dès février 2022 l’Empire du Milieu a fait encore diminuer ses avoirs en dette américaine à -24%.
En prenant l’exemple de plusieurs pays, la Russie, la Chine en tête, c’est l’Egypte qui vient de prendre la voie de la dédollarisation en faveur des monnaies nationales dans les échanges commerciaux russo-égyptiens. Parallèlement à la dédollarisation de ses échanges, l’Egypte a également fait grandement diminuer son investissement dans des bons du trésor américain, avec la diminution de plus de 70% depuis le début de la guerre en Ukraine.
La situation sur le marché européen n’est guère plus enviable : la fuite des capitaux étrangers y prenne de l’ampleur et ne fera que s’accentuer.
Dans ce contexte, le seul gel illégal et illégitime des fonds souverains russes par les états appliquant la stratégie du « tout permis » n’a fait que grandement conforter les tendances irréversibles qui se développent sur les marchés financiers.
En ce qui concerne leur confiscation, même partielle – cela mènera directement vers une crise internationale majeure et une grave déstabilisation financière au niveau mondial en défaveur directe des marchés financiers occidentaux. La probabilité est très élevée qu’un effet d’avalanche sera ainsi provoqué au niveau des processus du désinvestissement et du retrait des placements financiers étatiques non-occidentaux qui a déjà lieu aujourd’hui dans le monde occidental d’une manière progressive.
Pratiquement aucun état hors bloc « atlantiste » ne prendra le risque de se faire spolier, si un jour leur politique souveraine ira à l’encontre des intérêts américains ou européens : non seulement les actifs étatiques actuellement présents sur le marché occidental le quitteront d’une manière accélérée, mais, surtout, les futurs fonds se tourneront vers des produits financiers qui ne représenteront pas des risques associés à l’offre occidentale, notamment ceux des marchés alternatifs de l’Asie et du Golfe Persique.
Le second effet majeur de la spoliation des réserves souveraines de la banque centrale de Russie sera la légitimation directe de la Russie dans sa légalisation de la nationalisation/confiscation des actifs occidentaux présents sur le marché russe à titre de dédommagement financier vis-à-vis des avoir spoliés.
La confiscation par des occidentaux des avoirs que Moscou leur a confiés confirmera, de facto, une fois de plus, le bienfondé de la cause russe auprès de l’opinion de la quasi-intégralité du monde non-occidental dans sa confrontation avec le camp « atlantiste » qui se positionne ainsi ouvertement dans le rôle de la civilisation supérieure se situant au-dessus de toute loi internationale, face à des nations inférieures, dont le reste du monde est composé.
Du côté de la Russie, la confiscation à titre de compensation des actifs des grands groupes occidentaux présents sur le territoire russe serait tout à fait légitime aux yeux des acteurs économiques non-occidentaux et ne portera pas de réel préjudice vis-à-vis des futurs investissements étrangers non occidentaux sur le marché russe qui continuera à bénéficier de réputation d’une zone sûre pour des investissements étrangers, contrairement aux marchés occidentaux. Ceci est sans mentionner le fait que les actifs privés ne disposent d’aucune immunité et protection similaires à celles des actifs souverains, ni sur le plan national, ni sur le plan international.
Ainsi, les pertes financières russes causées par des initiatives de Washington et de ses satellites seront non seulement réputées nulles, mais en plus elles seront directement converties en pertes financières considérables des entreprises du camp adverse. En se basant sur des statistiques nationales, on peut estimer les pertes par pays en milliards de dollars. Notamment, la France perdra jusqu’à 16,6 milliards, les Pays-Bas jusqu’à 50,1 milliards, le Royaume-Uni jusqu’à 18,9 milliards, la Suisse jusqu’à 28,5 milliards, l’Allemagne jusqu’à 17,3 milliards, l’Italie jusqu’à 12,9 milliards, Japon jusqu’à 4,6 milliards, le Canada jusqu’à 2,9 milliards et les Etats-Unis jusqu’à 9,6 milliards.
En ce qui concerne les risques réputationnels dus à la confiscation russe vis-à-vis des potentiels grands investisseurs occidentaux – ils sont bien réels, mais peuvent être tout à fait négligés : dans tous les cas de figures il est dorénavant exclu que de considérables investissements de la part des acteurs économiques occidentaux peuvent avoir lieu sur le marché russe dans les horizons visibles du futur. Ce qui est parfaitement réciproque concernant les investissements étatiques ou privés russes sur les marchés occidentaux.
Avec le principe des vases communicants, Moscou récupèrera ainsi ses actifs financiers actuellement bloqués pour un délai indéterminé et, de fait, ce n’est pas l’argent russe, mais celui des entreprises occidentales qui sera envoyé à l’Ukraine.
Tactiquement, à court terme, les effets du transfert à l’Ukraine des fonds russes spoliés seront tout à fait négatifs pour la Russie : l’argent sera investi dans la guerre contre son propriétaire et fera qu’allonger le conflit armé. Néanmoins, les effets positifs d’une injection financière considérable pour soutenir le régime de Kiev doivent être nuancés : si elle soutiendrait fortement le sphère économique et sociale de l’Ukraine, les retombées sur les champs de batailles seraient relativement limitées, car, d’une part, elles ne pourraient pas compenser d’une manière significative la pénurie de matériel militaire et de munitions sur le marché occidental et, d’autre part, ne pourraient nullement combler le manque de personnel combattant qualifié qui grandit d’une manière exponentielle dans les rangs des forces armées ukrainiennes.
Les « règles » du monde Occidental
Aujourd’hui, Moscou d’une manière forcée par les circonstances actuelles n’a pu qu’à adapter la technique qui fera effondrer la réputation financière de l’Occident collectif traditionnellement égocentrique. Si l’ignorance des « partenaires » occidentaux de la technique en cours de développement est compréhensible – il est tout à fait étonnant que cela va de même pour leur allié au sein de la coalition « atlantiste » qui est le Japon. Japon, qui ne doit ne pas percevoir des similitudes au niveau des effets escomptés par Moscou avec celle de l’art martial fondé par le japonais Morihei Ueshiba – l’Aikido, dont l’un des principes de base est l’utilisation de la force de l’adversaire lui-même. La Russie n’a nul besoin de produire des efforts pour que l’Occident atteint d’hystérie collective autodétruit l’un des fondements qui fait son autorité et l’attractivité par le monde : la sécurité des investissements dans des produits financiers, dont il est émetteur.
Les responsables étasuniens et européens répètent avec une persistance toute particulière les mantras sur « l’ordre international fondé sur des règles et violé par la Russie ». On ne peut que les décevoir et leur rappeler : non, l’ordre international n’est nullement fondé sur des « règles », dont aucun de ses actuels défenseurs n’a jamais pris la peine de détailler pour une raison simple qu’elles n’existent pas, mais sur des lois internationales en vigueur à la suite de signatures de reconnaissance suivie de ratifications par des états souverains.
Il y a bien un ordre basé sur des « règles » et non pas sur des lois. Mais ce n’est nullement celui international, mais celui du grand banditisme et du crime organisé. Ce sont bien les « règles » qui le gouverne – les règles de la jungle, les règles du plus fort. Etant donné que les pays-membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord agissent depuis des décennies sur la scène internationale avec des méthodes propres à une bande organisée qui ne respecte que ses propres règles et dont les résultats de l’activité sont incomparablement plus néfastes pour le reste du monde que ceux de l’intégralité du crime organisé de la planète – l’utilisation par cette dernière du lexique où les « règles » remplacent les lois internationales prend tout son sens.
Oleg Nesterenko.
Première parution : Le Grand Soir.