Tim Kirby[1] : La balle est vraiment dans les mains des Russes pour nous montrer ce à quoi la famille va ressembler, à quoi ressembleront les relations entre les hommes et les femmes au XXIe siècle… La Russie va-t-elle saisir cette occasion ou simplement la gaspiller ? Eh bien, nous allons voir. Mais ce que nous pouvons déjà faire, c’est écouter Daria Platonova, qui est une personnalité du féminisme orthodoxe. Elle va nous parler de la vraie nature du féminisme en Russie. Madame Platonova, grosso modo, quelles sont les principales différences entre le féminisme en Russie et en Occident ?
Daria Platonova : Je vois d’énormes différences, parce que tout dépend du contexte : en Occident, il y a un processus de sécularisation, et la religion est très éloignée de l’État, donc les problèmes du féminisme ne sont pas du tout liés à un sujet religieux.
Tim Kirby : Il est important de savoir que la Russie ne pratique pas la séparation de l’Église et de l’État, mais la symbiose de l’Église et de l’Etat où les entités restent séparées mais travaillent très souvent ensemble — c’est une nuance importante et une grande différence entre la Russie et, disons, l’Amérique.
Daria Platonova : En Russie, nous assistons à un phénomène très intéressant où le contexte orthodoxe influence d’une certaine manière le féminisme. Cela signifie que tous les sujets qui sont décrits de manière générale dans le féminisme occidental, comme la guerre pour l’égalité et la guerre pour les droits, ont un autre degré en Russie, parce que la Russie est plus traditionnelle et que l’influence de la religion orthodoxe y est forte. Nous sommes donc en présence d’un phénomène très intéressant dans le féminisme russe, qui est apparu avec Tatiana Goritcheva, et qui s’appelle le « féminisme chrétien ».
Tim Kirby : Tatiana Goritcheva s’est convertie à l’orthodoxie orientale à l’âge de 26 ans, au plus fort de la guerre froide et du communisme en Russie. Elle a ensuite été à l’origine de l’idée du féminisme orthodoxe et a dû survivre en tant que dissidente dans les années 1980 en Occident. Lorsque l’occasion de rentrer au pays s’est présentée dans les années 1990, elle y est revenue et elle est encore ici aujourd’hui, mais malheureusement, il y a très peu d’écrits sur elle en anglais, comme c’est toujours le cas pour toutes les bonnes choses qui viennent de Russie.
Daria Platonova : Je pense que cela semble digne d’intérêt. Il est très intéressant d’en parler en Occident, car personne n’y comprend comment la religion, qui, selon le féminisme occidental, est un moyen d’installer la domination de l’homme sur les femmes, peut être liée au féminisme comme c’est le cas ici en Russie.
Tim Kirby : C’est intéressant ! Parce qu’en Occident il semble presque naturel que le féminisme et le christianisme soient toujours opposés. Mais est-ce vraiment le cas ? Peut-être peuvent-ils travailler ensemble et trouver un terrain d’entente ?
Daria Platonova : En fait, Tatiana Goritcheva elle-même note que, dans le christianisme, il n’y a pas de rapport hiérarchique entre la femme et l’homme mais un dialogue. Elle cite la Bible, et elle voit dans la Vierge Marie le vrai prototype de la femme, et elle affirme qu’il n’y a pas de hiérarchie entre elle et le Christ. Elle Lui a donné naissance, Il est Son fils. Il n’y a pas d’inégalité, il y a un équilibre. Il y a deux mondes : le monde de la femme et le monde de l’homme. Ensuite, Tatiana Goritcheva fait une analyse des biographies des saintes femmes, elle constate que nombre d’entre elles ont surmontées une grande guerre existentielle et que celle-ci est vraiment similaire à la voie empruntée et surmontée par les saints hommes. Elle affirme que la souffrance des femmes joue un rôle particulier dans l’orthodoxie chrétienne et elle pense qu’il ne peut y avoir un seul monde, celui de l’homme avec la femme en tant que réduction de ce monde, mais deux mondes.
Tim Kirby : Et voici le point clé. Quand la société occidentale est passée de la monarchie au libéralisme, qui sont ceux qui ont obtenu leurs droits en premier ? Les propriétaires terriens blancs ! Ils étaient les acteurs politiques et tout le reste du monde était un non-acteur, vous savez un peu comme les mineurs qui sont sous tutelle aujourd’hui, ou, pire, les esclaves. Mais au fil du temps, d’autres types d’hommes, d’autres ethnies et des non propriétaires ont été en quelque sorte admis dans la catégorie des hommes acteurs politique. La chose intéressante qui s’est produite, c’est que les femmes ont voulu être prises en compte par la loi, par la constitution, et qu’au lieu d’avoir une entité distincte, elles ont été poussées dans la catégorie des hommes. Ce qui est intéressant, c’est que lorsque les femmes ont obtenu leurs droits, elles ne les ont pas obtenus passant du statut de non-entité à celui d’entité féminine distincte de celle des hommes et de valeur égale. Mais elles sont essentiellement devenues des hommes. C’est probablement là que le féminisme a pris un très mauvais virage et c’est pourquoi il y a tant de désir parmi les horribles féministes d’aujourd’hui de remplacer les hommes, de prendre la place des hommes ou simplement de devenir des hommes. Estimez-vous ceci pertinent ?
Daria Platonova : Simone de Beauvoir dit que la femme est autre, une autre, elle est la figure d’une autre et cette autre est créée par le monde de l’homme, donc les femmes doivent faire une révolution contre le monde de l’homme. Simone de Beauvoir, c’est la deuxième vague du féminisme dans l’histoire. Tatiana Goritcheva, quant à elle, note qu’il est fantastique que la femme soit une autre et que cette autre n’a pas été créée par les hommes mais par Dieu. Et là, elle fait remarquer que cette autre a un autre monde et il n’y a aucune possibilité de hiérarchisation entre le monde des hommes et celui des femmes, car ces mondes sont différents. Ici, ce que dit Tatiana Goritcheva se base sur la religion chrétienne : quand ils viennent à Dieu, l’homme et la femme sont égaux. Mais ils ne sont pas égaux quand une femme a les mêmes droits qu’un homme et un homme n’est pas égal à une femme, et il n’a pas les mêmes droits que ceux qu’une femme a. Ils appartiennent à deux mondes qui ne se croisent pas, à deux mondes séparés.
Tim Kirby : Il est ironique de constater que le fait que les hommes et les femmes soient de valeur égale, mais de natures complètement différentes, est une version trop radicale du féminisme pour la société occidentale d’aujourd’hui.
Daria Platonova : Cette idée existe non seulement dans le féminisme chrétien, mais aussi dans un féminisme non lié à la religion, et elle est largement présente en Occident.
Mais voici le point principal : le monde des femmes n’a rien en commun avec celui des hommes. Ils sont différents. C’est très paradoxal, car l’idée est assez évidente : nous sommes vraiment différentes, même au niveau de la conscience, de la psychologie ou de l’apparence physique, nous sommes différentes. Mais le problème est que le féminisme libéral, le féminisme qui domine l’Occident, se concentre sur l’égalité des femmes et des hommes, considérant que l’égalité réelle de la femme et de l’homme sera atteinte quand ils auront la même apparence psychologique et physique, comme la figure de l’androgyne.
Tim Kirby : La tendance actuelle de l’androgynie, en forçant les hommes à être un peu fades et passifs tout en louant les femmes qui sont des dominantes fortes, a vraiment plongé la société occidentale dans la confusion. C’est un peu comme si nous étions tous des pions carrés insérés de force dans des trous ronds. Pourquoi devons-nous faire cela et pourquoi cela ne se produit-il pas en Russie qui est pourtant ouverte à toutes les grandes tendances cool des films hollywoodiens ? Pourquoi la Russie a-t-elle une sorte d’immunité bizarre ?
Daria Platonova : Eh bien, pour la Russie, c’est un cas très intéressant, parce que lorsque nous regardons comment le féminisme s’est développé dans le monde, nous voyons qu’en Russie le vote des femmes a été accepté dès 1906[2], c’est-à-dire au début du XXe siècle, alors qu’en France, il ne date que de 1944. C’est une situation incroyable et cela signifie que nous avons déjà vécu dans le monde féministe et que maintenant nous passons à la nouvelle stratégie de ce féminisme chrétien, le féminisme orthodoxe. Quant à la Russie d’aujourd’hui, la Russie contemporaine, je pense que nous essayons toujours de copier l’Occident. Nous essayons toujours d’être libéraux comme l’Occident, même si en géopolitique nous voyons le développement du début de la multipolarité, mais nous sommes encore dans ce monde où il y a la domination des hommes et où la femme est une sorte d’autre créé par un homme. Donc, je ne pense pas que nous ayons déjà surmonté le féminisme libéral en Russie. Je pense simplement que nous sommes encore dans le paradigme libéral. Mais nous devons toujours comprendre que la Russie était à l’avant-garde du féminisme. Aujourd’hui, nous avons une régression de ce libéralisme. Donc, nous avons un féminisme soviétique d’avant-garde, comme un cyborg, avec l’idée de la résistance réelle de la femme contre les libéraux bourgeois et contre l’hégémonie totalitaire, et nous sommes en quelque sorte face à un discours de modèle libéral, qui est en régression, et en même temps face à ce féminisme chrétien qui naît.
Tim Kirby : Mais pourquoi les femmes russes elles-mêmes, sans même une coercition, choisissent-elles volontairement de rejeter le féminisme ?
Daria Platonova : En fait, je pense que c’est à cause du contexte. Nous sommes plus classiques et les femmes ont peut-être décidé de sauver le patriarcat, peut-être qu’elles commencé à sentir que les hommes perdaient un peu de terrain et qu’elles ont décidé de sauver les valeurs du patriarc. Peut-être est-ce l’explication.
En même temps, le fait est que la Russie était communiste plus sur le plan géopolitique que sur un autre plan et je ne suis pas sûr qu’on puisse dire que nous avons connu le marxisme culturel. L’Occident ne souffre pas du communisme. Quand je lis les médias conservateurs des États-Unis, je vois beaucoup de discours anticommunistes, mais en réalité ils ne sont pas anticommunistes mais opposés au marxisme culturel. Nous avions un communisme qui était principalement économique. Mais la politique culturelle communiste, nous ne la subissions pas beaucoup, nous n’avions pas l’accent mis sur le féminisme, sur les droits des LGBTQ et sur tout ce que l’on voit actuellement en Occident. Notre communisme était vraiment différent.
Tim Kirby : c’est intéressant, mais alors pourquoi la Russie, autrefois nation marxiste, semble-t-elle être à l’abri des effets de la culture marxiste ?
Daria Platonova : Il est possible que le communisme n’ait jamais pu exister en Russie et qu’il n’aurait pu s’y épanouir qu’uniquement sous la forme du socialisme chrétien. La chose est que notre mentalité n’a pas accepté le communisme comme il était conçu en Occident, donc nous avons lui fait une petite révision. Le fait est que pour l’instant, pour les Russes, c’est assez intéressant de voir les féministes cyborgs qui peuvent exister dans les partis communistes occidentaux et qui sont pour la destruction de la femme, alors que nous ne voyons pas le communisme comme la destruction des femmes.
Tim Kirby : En conclusion, y a-t-il des différences clés entre les mentalités des femmes occidentales et des femmes russes d’aujourd’hui, des différences dans les désirs, les espoirs, les rêves et les opinions politiques ?
Daria Platonova : Je pense juste que nous n’avons pas cette obsession. Je pense que nous aimons le dialogue et l’harmonie entre les hommes et les femmes. Nous pensons que lorsqu’un homme nous aide dans la rue, pour porter quelque chose, par exemple une lourde valise, ce n’est pas une forme de domination sur nous, c’est juste une aide et c’est normal. Cela signifie qu’une personne nous aide de cette façon et nous aidons les hommes d’une autre manière.
Si nous constituons une famille, alors nous créons un équilibre psychologique, nous aidons avec notre « magie de la cuisine », vous savez qu’il existe une telle sorte de magie ; vous pouvez même trouver des livres en Occident qui parlent de la sorcière au jardin ou de la sorcière en cuisine ! Donc, nous aidons dans toutes ces différentes façons de faire, et je pense qu’en Russie cette idée d’un dialogue entre les deux sexes, les femmes et les hommes, est très largement accepté, tandis qu’en Occident, le dialogue entre l’homme et la femme pose problème, parce que les femmes en Occident pensent que si elles peuvent être dominées par les hommes, alors elles seront dominées par eux, et elles ont ce sujet dans leur tête ce qui ne crée pas un dialogue, mais une guerre. Le féminisme en Occident se concentre sur la guerre contre les hommes, alors que le féminisme russe, tel que je le vois et que mes amis le voient, se concentre sur le bonheur de la femme.
Les femmes en Occident qui se battent pour leurs droits et sur la manière de les obtenir ne sont pas heureuses, parce qu’elles vivent dans un paradigme dans lequel il n’y a pas de dialogue, seulement une guerre non-stop. Elles deviennent des femmes instrumentalisées. Le problème est que l’Occident a politisé le problème de la femme. Le féminisme libéral est en train essayer d’instrumentaliser les femmes et de les présenter comme uniques, mais il y a plusieurs femmes. Si nous devons créer un féminisme, nous avons besoin d’un féminisme multipolaire, où toutes les femmes de tous les pays auraient le droit de s’exprimer. Je pense qu’il y a un dialogue et une guerre permanents entre les femmes et les hommes, et je ne pense pas qu’il faille l’éliminer. Dans cette guerre, les deux sexes se construisent. Donc si nous gagnons cette guerre, cela voudra dire que les deux sexes auront perdu, parce qu’il n’y aura plus de dynamique. La victoire est dans le dialogue, dans une façon douce comme le tango. La danse du tango est un très bon exemple, parce que d’un côté c’est agressif et de l’autre c’est une histoire d’amour. C’est un compromis.
Ces mondes ne seront jamais les mêmes, aussi la guerre de l’un contre l’autre ne créera pas un monde, mais en détruira deux, comme c’est le cas en Occident. Quand la femme se bat contre l’homme, elle détruit l’homme, et au final il y n’y aura plus ni de femmes ni d’hommes.
[1] Le présent texte est une transcription abrégée et révisée d’un entretien en langue anglaise accordé à Tim Kirby pour la chaîne YouTube Tim Kirby Russia en mai 2021.
[2] Platonova fait ici référence à la loi de 1906 du Parlement de Finlande qui accordait le droit de vote aux hommes et aux femmes sur ce qui était alors un territoire de l’Empire russe. Le suffrage universel a été institué en Russie dans son ensemble peu de temps après la la révolution de 1917, deux ans avant les États-Unis (note de l’éditeur).