La Russie doit sauver l’Europe de l’élite libérale

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« La volonté de vivre de la Russie est très forte. »

Ernst Niekisch, 1932.

Cette citation de l’un des ancêtres idéologiques du nationalisme-révolutionnaire contemporain, le professeur Ernst Niekisch, s’appliquait au contexte de la Russie soviétique stalinienne. Force est de constater que si l’on en croit Alexandre Douguine, qui a d’ailleurs à plusieurs reprises affirmé une certaine filiation idéologique personnelle avec l’intellectuel allemand, la Russie est assurée d’une volonté de vivre assez vivace et d’une foi assez forte en son rôle civilisateur pour sauver l’Europe du libéralisme. Notons que dans la bouche, ou sous la plume d’Alexandre Douguine, il faut bien comprendre le libéralisme au sens le plus riche : capitalistique, culturel, sociétal.

C’est en 2017 qu’Alexandre Douguine put développer cette conviction, en répondant aux questions du journal italien Il Figlio. L’occasion pour lui de commenter une partie de l’actualité du temps, laquelle, puisqu’elle demeure encore proche de la nôtre, demeure pertinente.

Le journaliste interviewant celui que certains médias ont (mensongèrement) présenté comme le « Raspoutine de Poutine » commence par lui demander à quel point il serait « proche de Vladimir Poutine. » Le théoricien « néo-eurasiste », prudent, répond alors :

« C’est difficile de vous répondre. Je ne suis pas si proche du président, comme le croient certains, mais beaucoup des idées que j’ai exprimées en philosophie et en politique ont eu un impact important sur Poutine. Il n’est pas besoin d’exagérer, même si mes idées ont vraiment eu un impact significatif sur le président, les idées ont leur vie propre, elles peuvent affecter la logique de la politique, de l’histoire ; elles peuvent trouver de nombreuses voies pour parvenir jusqu’aux gens. »

Puis il compare la situation de la Russie avec celle de « l’Occident » :

« La difficulté avec l’Occident se trouve dans le fait qu’il a cessé de croire dans une idée. Il existe un monde spirituel habité par des idées, et l’Occident a cessé de la reconnaître. »

C’est précisément là que s’établit la « distinction douguinienne » entre Occident et Russie : l’Occident est la décadence, la Russie l’espoir de la renaissance pour l’Europe.

A une question sur le rejet de la culture européenne », sans plus de précisions, et de l’adoption de ce même rejet par Vladimir Poutine, Alexandre Douguine précise :

« L’Europe est tombée dans le piège de la modernité et du postcommunisme. Le projet de la modernisation libérale conduit à la libération de l’individu de tout contact avec la société, avec la tradition spirituelle, avec la famille, avec l’humanité. Ce libéralisme libère l’individu de toute limitation. Il le libère même du genre, et le jour viendra où il le libérera de la nature humaine [on peut songer ici aux réflexions de l’interviewé sur le transhumanisme, ndlr] . La politique va aujourd’hui dans le sens de la libération. Les dirigeants européens ne peuvent pas arrêter ce processus, ils ne peuvent que le poursuivre : plus d’immigrants, plus de féminisme, plus de société ouverte, plus de théorie du genre- cette tendance est intouchable pour l’élite européenne. Ils ne peuvent changer de direction, mais plus le temps passe, plus le peuple est en désaccord avec cela. En réponse à cela surgit une réaction, qui gagne de la puissance en Europe et que l’élite veut stopper en la diabolisant. »

Sur la question de la réception de l’élection de Trump en 2017, il rappelle que précisément du fait de la victoire de l’opposant  de Clinton « l’Europe est aujourd’hui isolée ». Il livre son analyse de la pensée des élites européennes vis-à-vis de Poutine :

« La Russie est maintenant l’ennemi numéro un de l’Europe parce que notre président ne partage pas cette idéologie libérale postmoderne. Une guerre idéologique est en cours […] entre l’élite libérale politiquement correcte, l’aristocratie globaliste, et ceux qui ne partagent pas cette idéologie, par exemple la Russie, ainsi que Trump. L’Europe occidentale connaît un déclin, elle est en train de perdre son identité, et ce n’est pas le processus naturel, mais d’un processus idéologique. »

Il ne semble pas erroné d’affirmer que pour Alexandre Douguine, les élites « européennes » n’ont rien d’européennes : elles sont globalistes, c’est-à-dire apatrides et en sécession vis-à-vis des populations des pays dont elles sont originaires : on peut ici établir une continuité entre les analyses de Christopher Lasch, auteur de La révolte des élites, qui a beaucoup étudié ce thème, et les observations douguiniennes.

L’auteur néo-eurasiste l’affirme très clairement, la volonté des « élites européennes » est hautement corruptrice:

« Les élites libérales veulent que l’Europe perde son identité et utilisent pour cela l’immigration et la politique du genre. Ainsi l’Europe perd son influence, toute possibilité d’affirmation de soi, sa nature intérieure. »

Son constat quant à la pauvreté culturelle de l’Europe de 2017 est sans appel :

« L’Europe sera de plus en plus déchirée par ses contradictions, elle deviendra de plus en plus faible. Il suffit de regarder les milieux journalistiques et culturels, les problèmes de l’Europe. Je ne connais pas cette Europe. L’idée européenne est incroyablement faible [idée, par ailleurs, révélatrice d’une volonté de vivre, ndlr]. L’Europe a été le lieu de naissance du logos, de l’intelligence, de la pensée, et aujourd’hui elle est devenue une caricature d’elle-même. Elle est impossible à guérir, parce que les élites politiques ne se le permettront pas. L’Europe sera de plus en plus déchirée par des contradictions, elle deviendra de plus en plus faible. La Russie doit sauver l’Europe de l’élite libérale qui est en train de la détruire. »

A la suggestion du journaliste selon laquelle la Russie devrait se rapprocher de l’Europe, l’auteur de l’ouvrage la Quatrième théorie politique précise son point de vue quant à la différence essentielle à saisir entre la civilisation européenne et la civilisation russe, et qui, comme tout lecteur le constatera, dépasse la question de l’opposition Eurasie/OTAN :

« La Russie est une civilisation séparée, une civilisation orthodoxe. L’Europe et la Russie ont des traits communs [remontant aux ancêtres « indo-européens, avec l’Antiquité en patrimoine commun ]. Mais après l’effondrement du communisme, quand la Russie se rapprocha de l’Occident, nous avons réalisé que l’Europe avait cessé d’être elle-même, qu’elle était devenue une parodie de liberté qui pourrit dans la postmodernité, conduisant à une décomposition complète. L’Occident n’était plus nécessaire pour nous comme modèle, donc nous avons cherché l’inspiration dans l’identité russe et nous avons compris que l’opposition se trouvait entre le catholicisme et l’orthodoxie et entre le protestantisme et l’orthodoxie. Nous les Russes sommes les héritiers de la tradition romaine, grecque et byzantine, nous restons fidèles à l’esprit de l’ancien christianisme européen, qui a perdu tous ses liens avec cette tradition. La Russie peut être un point d’appui pour restaurer l’Europe, nous les Russes sommes plus européens que les Européens eux-mêmes. Nous sommes des chrétiens, héritiers de la philosophie grecque. »

Il faut donc distinguer entre Europe contemporaine occidentalisée (autrement dit, partie prenante du monde « globalisé », sous hégémon américain) ,Europe catholico-protestante et Europe pré-catholico-protestante : La Russie appartient à cette dernière, et à cette dernière seulement, et demeure ennemie des deux autres.

Questionnant Alexandre Douguine quant aux « ambitions de Moscou » qui mèneraient à la restauration territoriale de l’ancien empire soviétique, et qui pourraient viser, en dépassant cet objectif, à établir un protectorat sur l’Union européenne, le journaliste se voit répondre :

« Les pays voisins de la Russie furent des constructions artificielles après l’effondrement de l’Union soviétique, avant le communisme ils n’existaient pas. Ils furent le résultat de l’effondrement du communisme. Ils faisaient partie de la civilisation eurasienne, de l’empire russe prérévolutionnaire. Il n’y a pas d’agression de la part de Poutine, c’est la restauration de la civilisation russe désintégrée. »

Quant à l’idée d’une domination russe sur l’Union européenne, elle est réfutée :

« Les accusations actuelles sont le produit de la crainte que la Russie puisse restaurer son pouvoir de puissance indépendante et défendre son identité. L’Ukraine, la Géorgie, la Crimée et les autres ont fait des erreurs vis-à-vis de la Russie et de la minorité russe opprimée vivant dans ces pays. »

Justifiant l’intervention militaire russe hors du territoire juridiquement russe, l’interviewé explique :

« La Russie a réagi avec une grande responsabilité aux violations des droits des géorgiens, des Ossètes, des Ukrainiens, des Abkhazes, des Criméens »

L’Europe globaliste ne peut ainsi pas comprendre cette réaction, car elle en a perdu la possibilité :

« L’Europe ne peut pas comprendre les actions politiques au plein sens du mot, elle ne peut pas comprendre la souveraineté, parce qu’elle a elle-même perdu sa souveraineté. Trump a commencé à changer la situation aux États-Unis, il a rappelé la valeur de la souveraineté, et Poutine a rappelé cela au monde avant Trump. »

Les territoires concernés appartenant, pour certains d’entre eux à l’OTAN, Alexandre Douguine précise :

« Géopolitiquement, les pays baltes ne sont pas intéressés par la Russie, avec la Géorgie nous sommes actuellement parvenus à la stabilité, mais les problèmes demeurent en Ukraine, parce qu’ici la situation n’est pas pacifiée, nous avons libéré des territoires dominés par un sentiment pro-russe et où les Russes étaient devenus les victimes d’un mélange politique de néonazisme et de néolibéralisme. »

Il affirme également qu’avec Trump, il est de fait possible que la guerre en Ukraine (celle de 2014) n’aurait pas commencé. On comprend donc, rétrospectivement, que « l’opération militaire spéciale » n’aurait jamais eue lieue :

« L’Ukraine reste notre principal problème, mais avec Trump nous avons la possibilité d’abandonner la rhétorique militaire. »

Autre sujet brûlant abordé dans l’interview : l’islam et l’islamisme.

A ce sujet, Alexandre Douguine opère très clairement une distinction :

« Le problème n’est pas l’islam, amis les élites qui laissent entrer en Europe des millions de musulmans sans les intégrer d’où un vacuum sans identité. »

L’acculturation des immigrés devient impossible, du fait même de la décadence de l’Occident :

« Dans ce libéralisme, il n’y a plus de place pour l’assimilation culturelle, les Européens ne peuvent plus offrir de système de valeurs aux migrants, seulement la décadence morale. Les migrants musulmans ne peuvent pas accepter cette politique européenne suicidaire. Par conséquent, l’Europe se remplit de musulmans, particulièrement de fanatiques et de fondamentalistes, continuant le processus d’autodestruction : d’une part elle est détruite par les islamistes, et d’autre part par l’élite libérale. Le problème se trouve dans l’idéologie du wahhabisme et de l’Etat Islamique (organisation terroriste interdite) et non dans l’islam traditionnel, qui est devenu une victime du fanatisme islamique. Sans cette politique d’immigration, l’islam demeurant sur son territoire ne serait pas une menace pour l’Europe. »

Aborder le sujet de l’islam lui permet également d’observer les changements sociétaux auxquelles les civilisations présentes en Europe doivent faire face :

« Le mariage gay, la communauté LGBT sont une question de politique, pas de moralité. Ce n’est pas une coïncidence si l’idéologie libérale cherche à détruire l’idée de l’homme et de la femme. Poutine a bien compris cela et a commencé à résister à ce concept destructeur de la société. Ce n’est pas un problème de choix personnel et individuel, en Russie il n’y a pas de lois contre l’homosexualité, mais il y a des lois contre la propagande de l’idéologie gay qui détruit la conscience collective, qui détruit les familles et la souveraineté de l’Etat, en tentant de changer la société civile. Ce n’est pas une question de moralité ou de psychologie, c’est une question de politique. »

Il y a donc une différence entre phénomène gay et homosexualité : Un « gay » est un militant contribuant à l’échelle de son niveau, à la destruction de la famille traditionnelle, qui pour l’intellectuel russe est la seule famille digne de ce nom par ailleurs.

L’avenir de la Russie demeure néanmoins plein de défis plus redoutables les uns que les autres :

« L’histoire demeure toujours ouverte, nous ne pouvons pas dire ce qui arrivera à la Russie dans le futur. Pour bâtir une Russie forte et saine nous devons faire beaucoup d’efforts, il n’y a pas de garanties, la Russie a fait face à beaucoup d’entre eux. Le problème de notre pays est notre force et notre faiblesse. Poutine garantit la préservation de la souveraineté et de l’identité de la Russie sur la scène internationale, mais nous sommes faibles parce que Poutine est lui-même, il a échoué à créer un héritage qui garantirait la survie de cette Russie. Tant que Poutine est là, la Russie a l’espoir d’être forte, mais Poutine est un problème, parce que sa ligne idéologique n’est pas institutionnalisée. La Russie aujourd’hui est Poutino-centrique. »

Enfin, la dernière question posée à Alexandre Douguine concerne l’avenir de l’Europe.et voici son pronostic, qui est aussi sa lecture personnelle de l’histoire de notre continent :

« La dégradation spirituelle de l’Europe a commencé avec l’ère moderne, avec la perte de son identité chrétienne et a culminé dans les années 1990, quand toutes les institutions ont été transformées par le libéralisme de droite dans l’économie, et par le libéralisme de gauche dans la culture. L’acceptation du mariage gay m’a fait comprendre où en était l’Europe. Elle atteindra bientôt son point final, et ensuite ce sera le chaos, la guerre civile, la destruction. »

Ce constat apocalyptique est d’ailleurs sans remède :

« Il est probablement trop tard pour changer quoi que ce soit dans cette situation. »

Vincent Téma, le 30/03/24.

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