Nous nous sommes tous réveillés dans un monde nouveau – un monde au visage familier, mais à l’intérieur s’y trouve une silencieuse et insidieuse terreur. Comme dans les pages de 1984 d’Orwell, où la vérité est déformée et la réalité inversée, nous sommes entrés dans un spectacle où ce qui était un jour digne de confiance, conspire désormais contre nous. La ligne qui sépare le banal du malveillant a disparue, nous laissant à la recherche de lumière dans un brouillard d’effroi. Nous nous réveillons, regardons nos appareils, et maintenant nous nous demandons s’ils ne seront pas notre dernier contact avec la vie – ou la mort.
Dans le monde d’Orwell, Big Brother surveille chaque mouvement, chaque pensée, mais ici, dans notre nouvel agenda, les outils de surveillance sont devenus plus que ce pourquoi ils ont été conçus à l’origine. Les mises sur écoute ne sont plus suffisantes. Dans ce parallèle tordu de 1984, ce n’est pas seulement nos pensées ou nos conversations qui sont manipulées, mais nos véritables existences. Les bippeurs, les téléphones, les talkie-walkies – ne font plus seulement qu’écouter. Ils explosent. Ils détruisent. Nous ne sommes plus effrayés d’être observés ; Nous sommes effrayés d’être effacés.
Le 17 septembre 2024, tout comme en Oceania où le parti réécrit sans cesse la réalité, le passé semblait se dissoudre, nous glisser des doigts comme du sable. Les bippeurs qui ont exploser au Liban ont été fabriqués par une entreprise taïwanaise avec des branches tentaculaires s’étendant tout autour du globe, tout comme les bureaucraties embrouillées dans Le château, de Kafka, nous ont trahies avec une efficacité sans visage. Ce qui était jadis de simples appareils de communication, de simple canaux de connexion, se sont transformés en extension de la terreur, leur fonction devenue méconnaissable – de la même manière que la Novlangue d’Orwell, où même les mots desquels nous dépendons deviennent des armes de manipulation et de mort. K., le protagoniste vagabond dans Le château, se trouvera lui-même perdu de la même manière, piégé dans un labyrinthe où chaque radio, comme l’autorité distante du Château, devient une inatteignable entité, promettant sécurité et chaleur mais ne délivrant que confusion, trahison et oppression de l’âme – comme les interminables corridors qui animent la quête de K. pour du travail, en une perpétuelle lutte pour des réponses qui n’arrivent jamais.
Dans 1984, Winston Smith, piégé dans des contractions, se désagrège doucement sous le poids des mensonges et de la surveillance omniprésente. Winston réalise que pas un seul angle de sa vie n’est pas sous le contrôle du Parti. Nous habitons maintenant un monde où la confiance est devenue un souvenir lointain, où les outils qui nous reliaient sont discrètement transformés en instruments d’annihilation. Qui aurait pu imaginer que quelque chose d’aussi inoffensif qu’un bippeur – conçu pour livrer des messages urgents – pouvait maintenant apporter mort et démembrement, attendant en silence avant de sonner avec une sinistre finalité juste avant d’exploser ? Comme une perverse parodie de communication, les appareils ont sonnés à leurs victimes, les attirant à un destin sombre, inévitable et prédestiné. La trahison est plus que physique – il s’agit là d’une rupture dans la réalité elle-même, une déformation perverse de ce que nous croyions savoir, rappelant la dernière prise de conscience de Winston d’après laquelle même la rébellion, même la pensée par elle-même, n’est jamais libre. Comme lui qui découvre le désespoir d’échapper au contrôle impitoyable de Big Brother, nous sommes nous aussi forcés à confronter la nature dystopique d’un monde au sein duquel les objets sur lesquels on s’appuie sont silencieusement transformés en arme, un monde où le banal cache la mort et la torture.
Dans ce «brave nouveau monde», il n’est plus suffisant de simplement éviter ces appareils. Avions, voitures, même les modestes téléphones – tous sont de potentiels présages de mort.
Dans 1984, même les mots peuvent être déformés comme des évidences de culpabilité, utilisés contre eux de manières des plus ignobles. Désormais, c’est aussi vrai pour les objets qu’on utilise, dont on pensait qu’ils allaient rendre nos vies plus faciles. Ils sont les nouveaux crimes de pensée, capables de condamner d’une seule sonnerie.
Le chaos au Liban est un miroir des prolétaires d’Orwell, les masses écrasées sous le poids d’un système trop grand et trop cruel pour y résister. Oui, des combattants et des soldats du Hezbollah étaient certes parmi les victimes, mais il en est de même pour les docteurs, les fonctionnaires, le personnel secouriste – des gens qui pensaient que le monde était le même qu’hier. Tout comme les prolétaires de 1984, sans visages oubliés, vivant aux marges des appareils du Parti, ces gens aussi existent à l’extérieure des cercles de pouvoir, mais se trouvent malgré tout pris au piège des impitoyables roues dentées d’un système qu’ils ne peuvent ni voir ni comprendre. A l’ombre de cette domination mondiale, ces masses ne sont pas vues comme des ennemis, non plus comme des rebelles, mais comme des gens insignifiants – collatérales dans un monde qui avance avec une indifférence froide. Leurs vies, comme l’existence insignifiante des prolétaires, sont effacées sans aucune hésitation, liquidées par des appareils dont ils croyaient qu’ils pouvaient leur servir. L’horreur ne se trouve pas seulement dans leur mort, mais dans toute l’absurdité de celle-ci, le sentiment qu’ils n’ont jamais été que des brèves et anonymes victimes dans une vaste et impénétrable toile de pouvoir. Leurs futur, comme l’espoir futile de Winston pour une révolution, est avalé par un système qui ne remarque même pas leur décès, un cauchemar où la sécurité est une illusion, où le contrôle est exercé par une main distante, indifférente, qui ne se révèle jamais.
Ce qui rend cette horreur d’autant plus effrayante est sa précision. Comme Winston a finalement été détruit par le système, non par la violence mais par le dépouillement de son esprit, aussi ne sommes-nous pas défaits par une attaque directe, mais par la lente et insidieuse corruption des objets autour de nous. La confiance, comme la vérité dans le monde d’Orwell, est devenue une victime. Le prochain avion pour lequel vous embarquez, le prochain appel auquel vous répondez, pourrait être le dernier. Il ne reste plus de lieu sûr ; les gadgets dont nous avions auparavant confiance, maintenant trafiqués par Big Brother lui-même, explosent dans nos mains ou près de nos testicules, déchirant tout semblant de contrôle. Ce qui était le progrès est désormais du sabotage, et chaque bip, chaque sonnerie, semble être une peine de mort déguisée en soutien.
La notion de survie dans ce monde dépend désormais de la substitution aux importations. Comme Winston s’est rendu compte qu’il ne pouvait pas même faire confiance à qu’il lisait ou aux souvenirs qu’il chérissait, le sud global et l’orient doivent maintenant se confronter à cette vérité bien froide, ils ne peuvent plus faire confiance à ce qu’ils importent de l’occident. Où jadis ils achetaient des voitures, des avions, des gadgets occidentaux, ils doivent maintenant se demander s’il ne s’agit pas de bombes à retardement. Tout comme Winston ne pouvait plus avoir confiance en sa propre perception de la réalité, le sud global et l’orient ne peuvent plus jamais compter sur les produits comblant leurs vies. Dans cette situation troublante, où chaque objet peut cacher une potentielle menace létale, ils se retrouvent dans une position semblable à celle de K. – errant sans but dans un monde de menaces invisibles et d’accusateurs occultes, où la culpabilité et le danger sont omniprésents mais pourtant jamais complètement compris, et où la survie dépend du décryptage d’un code sans clef.
Dans 1984, le Parti était prêt à tuer n’importe qui menaçait son contrôle du pouvoir, et il nous reste à nous demander si la même chose est vraie pour l’occident et ses alliés. Le crash d’hélicoptère qui a tué Raisi, le président iranien, et son entourage – un accident ou l’évolution naturelle d’un système qui cache des explosifs dans des bipeurs ? La mort de chefs d’Etat, comme la réécriture de l’histoire dans le monde d’Orwell, parait maintenant non seulement possible, mais inévitable. Nous vivons dans un monde où les accidents pourraient ne pas être des accidents du tout.
La question finale, pareille à celle qu’Orwell à laissée en suspens, plane lourdement au-dessus de cette nouvelle réalité. S’ils sont capables de tuer avec des talkie-walkies et des bipeurs, quelle est la prochaine étape ? Un virus sera-t-il libéré ? Tout comme les prolétaires dans 1984 étaient gardés dans un état de crainte perpétuelle, nous aussi entrons dans un monde où le prochain désastre n’est pas seulement probable – il est prévu. Le futur est arrivé, et comme Winston, nous nous trouvons devant un gouffre infini, réalisant que chaque sentier nous mène plus profondément dans cette complexe ruelle pavée de réseau de contrôle, où même nos pensées et nos outils nous trahissent. Fondamentalement nous faisons face à la même fatalité que Winston – où la résistance semble futile et où l’accablant système s’assure qu’il n’y ait pas d’issue à ce qui doit arriver. Après tout, comme dans le monde de Winston, 1984, les mécanismes de contrôle ont infiltrés tout les recoins et fentes de l’existence – car même les plus simples appareils sont transformés en instruments de châtiment et de douleur, montrant que pas un acte, pas un objet, et pas une pensée ne sont au-delà de la porté de ceux qui tirent les ficelles.
Constantin von Hoffmeister
Traduction de Zaki Ritrasky