« Ce que le communautarisme veut, et par conséquent ce qu’il prépare c’est une révolution. »
« La règle de conduite de toute notre pensée politique est le pragmatisme systématique. »
Jean Thiriart
Jean-François Thiriart, dit Jean Thiriart, (1922-1992) fut l’un des principaux théoriciens du nationalisme européen moderne. Bien que son plus célèbre ouvrage, Un empire de 400 millions d’hommes, l’Europe, publié en 1964, demeure de fait son opus magnum, Jean Thiriart continua de penser l’Europe nouvelle jusqu’à sa mort. D’autant plus qu’avec les années l’ancien dirigeant du mouvement Jeune Europe avait connu une certaine évolution idéologique. Cette évolution, il la commentera lui-même, dans un entretien accordé à Gil-Bernardo Mugurza en 1982, en la décrivant comme une mutation vers un « national-communisme ».
C’est dans cette optique que nous nous intéresserons aujourd’hui aux idées que Jean Thiriart a exprimées dans Principes d’économie communautaire : Le communautarisme national-européen, coécrit avec René Dastier. Toutes nos citations seront issues de ce document, lequel précise nombre de conceptions économiques, sociales et étatiques de l’Europe unifiée dont Thiriart souhaitait la naissance.
Le nom de la doctrine de Jean Thiriart a pour nom : « communautarisme ». Il va sans dire que ce terme n’a pas le moindre rapport avec le sens courant de ce mot en 2024, autrement dit le sens d’un exclusivisme communautaire, d’une séparation culturelle, sociale et politique voulue définitive entre les individus appartenant à une communauté et ceux qui n’y appartiennent pas.
Qu’est-ce que le communautarisme ?
Comme Thiriart a pu l’expliquer lui-même, le communautarisme n’est pas tant une idéologie qu’une conception du monde. Le terme qu’il a par ailleurs choisi pour en exprimer l’idée n’a rien d’anodin : il s’agit de weltanschauung. Ce mot allemand signifie à la fois conception du monde et de la vie, de la condition de l’être humain, de l’humanité dans le monde, ainsi que la description des fins en soi comme image projetée du monde sur notre esprit.
Ce terme diffère de celui d’idéologie par son absence de dogmatisme: pour Thiriart, les idées doivent s’adapter aux contraintes du monde réel, et non le réel se conformer aux idéologies. D’où la souplesse programmatique de ses propositions, leur évolution avec les décennies, et ce malgré un certain nombre de constantes que nous évoquerons ici.
La weltanschauung essentielle revendiquée de Jean Thiriart, est la suivante :
Contre les conceptions dominantes à l’échelle du globe de ce qu’il nomme « L’AVOIR-PLUS », il se réclame de « L’ETRE-PLUS », c‘est à dire qu’il se place dans le refus d’une conception matérialiste de l’existence individuelle comme de celle des peuples. Au sein de cette véritable « école de l’AVOIR-PLUS », le pouvoir économique et la vision du monde qui en découle domine tous les aspects de la vie : consumérisme et le mercantilisme sont alors les pierres d’angle de toute la société. Nous sommes à la fin des années 1980, et contre le capitalisme comme du marxisme, Thiriart veut la domination du politique sur l’économique. Voilà « L’ETRE-PLUS » : une conception du monde où l’économique est un moyen au service du bien commun, et rien d’autre. Comme le théoricien l’écrit lui-même :
« L’économique, le social sont des MOYENS, jamais des fins en soi. Sinon à quelle misérable humanité irions-nous ! »
Thiriart s’inscrit dans une perspective où la recherche d’une « satiété » qu’elle soit marxiste ou capitaliste, est jugée indésirable, car elle amène selon lui à la « même église », qui prêcherait la domination du pouvoir de l’Argent sur nos existences.
Contre ce qu’il considérait comme un messianisme insupportable, Thiriart proposait une conception économique basée sur l’observation de plusieurs décennies de la vie économique des Etats-Unis et de l’URSS, et donc d’un recul construit sur l’expérience. Allier expérience et raison lui permettaient d’estimer avec précision les tares des systèmes et philosophies économiques de son temps. Contre « l’idéalisme enfantin d’un Proudhon, le messianisme d’un Marx » et plus généralement les « naïvetés du perfectionnisme. »
L’esprit, ou la philosophie d’un « ETRE-PLUS » doit dominer le moyen économico-social, et rechercher le « maximum d’efficacité ».
Son constat est clair :
« C’est la caractéristique des sociétés décadentes d’être fondées uniquement sur l’argent. »
Autre grand principe directeur à retenir chez Jean Thiriart : à l’inverse des idéologies d’abondance soulignant la bonté naturelle de l’Homme, lequel ne serait devenu mauvais qu’à cause de conditions économiques défavorables ou d’une mauvaise éducation, Thiriart affirmera son analyse selon laquelle l’Homme, n’est pas nécessairement bon par nature. Comme l’affirmera Thiriart dans une interview à Gil-Bernardo Mugurza, « L’Homme n’est ni bon ni mauvais. Il est surtout absurde. »
Thiriart souhaitait la naissance d’un homme nouveau, d’un homo novus, ou « homme prométhéen », incarnation vivante de la doctrine de « l’Etre-Plus », en tout opposé à l’Homme contemporain. » Nous y reviendrons.
Contre ce que nous pourrions nommer le « gauchisme économique », autrement dit à une confusion entre justice sociale et assistanat de masse, Thiriart défend la distinction à faire entre libre entreprise et le capitalisme. Pourquoi ? Parce que :
« (…) l’observation révèle que la liberté est un besoin. L’homme privé d’une quantité minimum de liberté ne crée plus, produit moins, produit mal. Le sentiment de la contrainte crée un état psychologique dépressif. »
C’est l’observation de la nature humaine qui dicte la doctrine à comprendre :
« Pour le commun des mortels la motivation la plus efficace demeure l’intérêt. »
Thiriart refuse l’ingérence des puissances économiques dans la vie politique, qui ont contribué à la naissance de « L’Avoir-plus ». Le monopole est considéré comme un poison parce qu’il tue la concurrence. Le capitalisme tend à la création d’intérêts opposés à ceux de la Nation. Il écrit : « Nous estimons qu’il faut détruire le capitalisme dans la mesure où il s’ingère dans la politique par concentration de moyens. Il refuse la « démoploutocratie », ou démocratie contrôlée par les puissances d’argent, car concomitante d’intérêts opposés à ceux de la nation européenne à venir.
Il résume par la formule suivante son propos : « Le communautarisme tend à l’économie de puissance, par opposition au concept capitaliste d’économie de profit et au concept marxiste de l’économie d’utopie. »
Thiriart considère l’entreprise privée comme un facteur très positif, et nécessaire la « castration » politique des oligarchies d’argent qui pourrissent l’idée même d’entreprise.
Autre idée force, l’idée de responsabilisation des individus au sein des entreprises. Le théoricien du « communautarisme » considérait que le vote majoritaire de son temps était synonyme de fuite devant ses responsabilités.
A l’exception de secteurs stratégiques de certains services publics et des entreprises de formes coopératives, aucune collectivisation n’est envisagée par lui. Son idée à ce sujet est que si une « collectivité économique volontaire » libre ne gère pas correctement ses affaires, elle se punira elle-même en acceptant de se restructurer pour survivre ou en disparaissant ». Responsabiliser les entreprises signifie bien ceci : pas de sauvetage de la part de l’Etat.
La doctrine du communautarisme vise à encourager les coopératives, mais en les considérant comme responsables d’elles-mêmes.
Une autre composante de ses conceptions et nécessaire à comprendre est la relation entre rôle de l’Etat et la division des types d’entreprises en fonction de leur taille. En fonction de leur envergure, le rôle de l’Etat évoluera. Il envisage plusieurs cas : tout d’abord les entreprises stratégiques nécessitent un contrôle efficace de l’Etat. En revanche l’entreprise non-stratégique, si elle ne compte que peu d’ouvriers, ne sera pas contrôlée par l’Etat, mais si sa taille devient importante, alors elle le sera pour éviter toute ingérence patronale dans la vie politique qui serait l’expression d’un pouvoir économique :
« L’Etat communautaire européen souhaitera beaucoup de moyennes et de petites entreprises libres, et une quantité indispensable -pour des raisons techniques- d’entreprises grandes dûment contrôlées. »
C’est en somme une doctrine d’équilibre :
« Le communisme dogmatique veut tout nationaliser, le libéralisme veut tout laisser faire. Le communautarisme veut conserver le contrôle politique absolu tout en laissant subsister le maximum de liberté économique. »
On peut remarquer un accent assez proudhonien dans sa prose :
« L’idée de liberté poussée même jusqu’au concept libertaire est chez nous. »
Contre l’égoïsme bourgeois et l’égalitarisme qui décourage les initiatives, et pour l’élévation des prolétaires, Thiriart affirme que l’émancipation doit se faire par l’enseignement technique pour la jeunesse et par la participation dans la production pour d’autres que soi. Il s’agit aussi de « désabrutir » le prolétaire :
« Du prolétaire il faut faire un individu et non une fourmi bien nourrie. »
Thiriart assume le terme de « socialisme », mais en réfute toute interprétation marxisante, comme il réfute le marxisme lui-même, au nom d’un principe de réalité :
« L’organisation communautaire de la société européenne tiendra compte de la réalité de l’Homme. »
Une liberté excessive ramènerait l’Homme à devenir la proie des puissances d’argent :
« Un excès de liberté sociale conduit rapidement à la licence sociale, et c’est alors la ploutocratie capitaliste camouflée hypocritement derrière une démocratie parlementaire dont elle tire toutes les ficelles. »
L’initiative et le risque ne doivent pas subir d’entraves :
« Le souci de la société communautaire européenne consistera donc à laisser assez de liberté économico-sociale à l’Homme pour qu’il puisse conserver le goût de l’initiative, du risque, de la création et de l’effort, et de lui imposer un minimum de discipline pour empêcher la naissance de dispositifs d’exploitation de beaucoup d’hommes par très peu d’hommes et au seul profit de ces derniers. »
L’esprit prométhéen, qui sous la plume de Thiriart souligne le dépassement de soi-même par la réalisation d’un idéal allant au-dessus de lui, un objectif communautaire, la naissance d’un monde nouveau :
« Nous voulons détruire la ploutocratie et ouvrir une voie européenne vers le socialisme. »
Quelle est la motivation de cette défense de cette conception de « l’économie privée contrôlée » ? L’efficacité :
« Nous sommes a priori pour l’entreprise libre contre la gestion économique étatique. Nous le sommes surtout pour des raisons d’efficacité. »
L’efficacité du privé sur le communautaire de type collectiviste a été démontrée par l’histoire comparée des Etats-Unis et de l’URSS : l’économie collectiviste n’a cessé d’accumuler du retard sur celles des Etats-Unis, parce que l’esprit d’initiative y a été détruit. Aussi :
« Nous sommes pour la copropriété de la production de la production au profit de tous ceux qui y travaillent ; mais nous restons opposés à la notion de la copropriété des moyens de production. Toujours pour des raisons d’efficacité, de clarté, de méthode, de justice. »
Communautarisme signifie ici socialisme, dit moderne, sans rapport avec le marxisme :
« Un socialisme intelligent, moderne, scientifique, tel le communautarisme doit lui aussi appliquer les critères naturels de la compétition et de son corollaire, la sélection. »
Une sélection où tous auront une chance de concourir :
« La société communautaire sera égalitaire pour ce qui est des chances de départ-et le sera avec vigilance- mais elle sera par contre hiérarchisée pour ce qui est des manifestations des capacités et des efforts. »
Le gauchisme économique, ou collectivisation chez Thiriart, n’est pas souhaitable parce qu’elle constitue une fausse alternative :
« La propriété de tous les moyens de production entre les mains de l’Etat conduit à substituer au règne des sociétés économico-humanitaires irresponsables ; on passe de l’égoïsme et du profit pur, à l’incompétence et à la pagaille. »
L’Etat a vocation à être un gendarme économique, non un assistant social :
« Pour nous l’Etat est -sur le plan économique- un ordonnateur, un contrôleur, un arbitre-mais jamais un gestionnaire-jamais un propriétaire monopoliste et dès lors stérilisant. »
Mais quelle différence faire entre capitalisme et libre entreprise :
« Nous établissons une nette discrimination entre « l’entreprise libre » et le « capitalisme » . Pour nous l’entreprise libre reste le plus sûr moyen, le plus éprouvé, le plus efficace pour atteindre et maintenir un haut niveau de productivité. Nous sommes pour l’entreprise libre comme moyen mais pas pour le capitalisme comme fin. C’est en cela que nous différons des tenants de la ploutocratie libérale et des financiers apatrides. »
Le capitalisme, c’est le système en place à notre époque :
« L’actuel régime ploutocratique, camouflé pudiquement en démocratie parlementaire, considère en fait le capitalisme comme une fin-fort profitable par ailleurs. Nous voyons dans l’entreprise libre un moyen. Un moyen qui par la compétition, l‘émulation, l’initiative, la responsabilité garantit la sélection laquelle engendre à son tour la productivité. »
Pas de liberté individuelle sans indépendance économique personnelle, personnelle :
« La liberté est directement, intimement liée à l’indépendance économique, la société collectiviste étouffe l’individu, elle le fait taire en le menaçant de mort sociale. »
Dirigisme et corporatisme sont pareillement refusés, parce qu’à l’égal du collectivisme ils anémient toute créativité. A l’inverse :
« La concurrence est parfois une loi dure, mais c’est toujours une loi féconde, car par elle la punition suit de près l’incapacité et la récompense suit de près l’effort. »
Ni collectivisme ni monopole ne sont acceptables :
« L’Etat doit veiller à maintenir la liberté économique dans des limites, mais il doit tout autant veiller au maintien de cette liberté. »
Ce n’est pas la libre entreprise qui est condamnable en elle-même :
« Les crises cycliques du capitalisme sont dues bien plus à des luttes entre groupes capitalistes qu’au principe même de la libre entreprise et de la concurrence. »
Le rôle de l’Etat est simple :
« L’Etat doit garantir le bon fonctionnement de la concurrence, en brisant les monopoles. »
Le communautarisme se définit d’abord par la négative : le refus du capitalisme financier, du collectivisme. C’est aussi le refus du dirigisme et du corporatisme. Le rôle de l’Etat étant de maintenir les compétitions entre entreprises, précisément pour éviter tout monopole.
Dans la lignée de Proudhon, Thiriart pose une différence entre propriété et possession. Les réglementations de l’entreprise doivent être dimensionnelles. Le socialisme doit être dégagé de la bureaucratie, du « parasitisme du socialisme verbal », en vue d’aboutir à un « socialisme communautaire ». Thiriart et Dastier écrivent :
« Le communautarisme veut un maximum possible de propriété privée dans les limites d’une non-exploitation abusive du travail des masses, d’une non-ingérence dans la politique par hypertrophie de concentration de puissance économique, d’une non-collaboration avec des intérêts étrangers à l’Europe au profit de ceux-ci. »
L’Etat n’interviendrait qu’en cas de stricte nécessité :
« Pour assurer à l’Etat un maximum d’autorité morale, il faut veiller à ce qu’il développe un minimum d’ingérence directe. »
Cette stricte nécessité peut être celle de la production :
« (…) nous voulons faire passer la propriété des mains de la spéculation à celles de la production. »
La production, c’est-à-dire les producteurs de richesse :
« Pour nous, travailleurs et producteurs sont inséparables et ont des intérêts solidaires face soit aux spéculateurs financiers, soit au capitalisme d’Etat et à sa suite de parasites (‘les petits copains’ du parti) ou encore face à la finance étrangère. »
Jean Thiriart donne des exemples de propriété d’Etat et de gestion d’Etat idéales : l’énergie hydroélectrique ; de propriété d’Etat laissée à la gestion d’intérêts privés : les champs pétrolifères. Le reste de l’économie a vocation à appartenir aux mains du privée et à être géré par lui.
Le but de la doctrine communautaire
L’objectif affiché du communautarisme est de « déprolétariser » l’ouvrier, de recruter les élites des milieux modestes, soustraire le salaire aux aléas du commerce. Plus de classes sociales, mais des « classes d’hommes », où la différenciation entre individus se fonde sur le talent et l’utilité sociale. C’est la « révolution communautaire nationale-européenne qui sera chargée de cette action. L’Homme doit devenir « un travailleur conscient » et un « citoyen organisé ».
La promotion de l’ouvrier passe par une qualification technique hautement poussée :
« C’est par ce biais seulement que le recrutement et l’ascension des élites nouvelles, conditions essentielles à la vigueur d’une société. »
L’instruction populaire est une constante de la vision thiriarienne de l’Europe :
« Le désabrutissement des masses et la déprolétarisation de celles-ci constituent les premiers dispositifs favorables à la recherche d’élites en combattant l’éternel découragement qui traverse les classes dites inférieures et les maintient dans une sorte de fatalisme social, de résignation grégaire. De cette masse il faut qu’à tout moment de leur vie les individus de valeur puissent émerger. »
Le salaire des travailleurs européens devra être soustrait au « commerce international de la main d’œuvre. Il le sera dans une économie fermée, mais fermée dans une grande enceinte. Cette grande enceinte c’est une Europe (…) de 700 millions d’hommes entre Vladivostok et Reykjavik. Autant l’économie autarcique est néfaste en petits circuits autant elle est défendable en grands circuits. »
Nous arrivons à une constante de la pensée politique de Thiriart : Pas de socialisme communautaire sans Europe, autrement dit pas de justice sociale sans le potentiel industriel et économique du continent tout entier :
« A l’intérieur de l’Europe la circulation de la main d’œuvre devant être garantie, l’alignement des lois sociales assuré dans toutes ses régions et enfin une ceinture de protection assuré dans toutes ses régions et enfin une ceinture de protection opposée aux pratiques de dumping de la finance internationale ; les salaires pourront trouver une valeur intrinsèque, une valeur humaine, indépendante de la spéculation et du chantage. »
Contre la lutte des classes marxistes, Thiriart veut « non une division mais une classification, et une classification verticale. Des classes d’hommes, c’est cela. Elles se distinguent par le degré de courage, de pouvoir créateur, de noblesse. Er ici la classe d’hommes supérieure traverse toutes les classes sociales, tout comme la classe d’hommes inférieure parcourt toutes les classes sociales de part en part. »
Le marxisme a tort, mais la sélection sociale sur la base de l’Argent est hautement indésirable :
« Il va sans dire que le critère de la fortune constitue presque une sélection à rebours dans l’espèce humaine. »
Sans pour autant croire en l’égalité des individus :
« Nous ne croyons pas à l’égalité des hommes, la nature infirme à chaque instant cette vue de l’esprit : les hommes sont différents, les hommes sont inégaux. »
Quels sont les critères qui doivent hiérarchiser pertinemment les Hommes ?
« Dans une société à éthique élevée, la différenciation doit s’opérer en fonction de valeurs caractérielles de l’individu-courage physique, courage moral, aptitudes intellectuelles, morale de l’exigence et de l’effort-et non pas en fonction des valeurs sociales de celui-ci, compte en banque ou salaire. La société doit être hiérarchisée si elle veut être ordonnée. »
En somme : « Classe élevée, classe de responsabilité, classe de service. » Voilà la définition de la nouvelle catégorie d’individus appelés à gouverner la future nation européenne.
Il y a un lien entre puissance et nature des élites :
« La qualité et la puissance d’une nation sont fonctions directes de la nature de ses élites. »
Dans l’Etat communautaire national-européen, il n’est pas question de « droit au travail », mais d’obligation au travail, au nom de l’intérêt supérieur de la communauté européenne. L’élite du travail semble être dispersée au sein des actuelles classes sociales, mais une partie se trouve dans les classes moyennes :
« La classe moyenne nous offre des spécimens extrêmement intéressants, pleins d’initiative, durs à la besogne, créateurs, depuis l’artisan jusqu’au chef d’industrie. »
La nouvelle espèce d’Hommes se caractérise par sa fécondité, son travail :
« Cette espèce d’hommes nous la classons dans les producteurs, les créateurs de travail et de richesse. Animateurs de l’industrie, ils constituent un cadre social de haute qualité dont il serait suicidaire-socialement parlant- de se priver. »
La petite et la grande bourgeoisie sont perçues, elles, comme parfois néfastes :
« L’autre volet de la même bourgeoisie nous offre le spectacle peu édifiant d’oisives qui courent de modistes en salons de thé, et de maisons de rendez-vous en bijouteries. Leurs compagnons hantent les champs de courses l’après-midi et le bar dès dix-huit heures. Spéculateurs, noceurs, parasites tout cela est le volet véreux de la bourgeoisie. Tout cela sera balayé dans l’Europe communautaire et des lois sur le travail obligatoire seront dans ce cas asocial précis, appliquées sans hésitation. Les enfants désœuvrés et blasés de cette bourgeoisie pourrie échangeront leur voiture de sport contre une pelle, et les night-clubs de Cannes contre le camp de travail qui refera d’eux des hommes. Ainsi nous divisons la bourgeoisie en éléments positifs et en éléments négatifs et nous évitons la généralisation stérile et injuste qui consisterait à approuver ou à condamner en bloc une des actuelles classes sociales. »
Mais cette généralisation ne vaut pas pour les classes sociales plus modestes :
« Pour ce qui est de la classe ouvrière nous éviterons tout autant de céder à la tentation de la généralisation. Cette classe n’est ni plus ni moins vertueuse que d’autres. Cette classe produit également des éléments socialement très peu positifs, tel le chômeur congénital, le rond-de-cuir, et tout le petit clergé politicien. La classe ouvrière a, elle aussi, ses ‘malins’ et elle contient-en puissance- dans son propre sein, des ‘exploiteurs’ au moins aussi avides que certains de ceux que nous connaissons actuellement. »
Le communautarisme, c’est la lutte contre le parasitisme économique et social :
« La lutte contre le parasitisme constituera une tâche importante parmi celles que s’assignera le communautarisme. »
Les « lendemains qui chantent » ne séduisent pas Jean Thiriart :
« A la notion de ‘dictature du prolétariat’, vision messianique, puérile et inefficace, nous substituerons l’hégémonie des producteurs dans la vie économico-politique de l’Etat européen. »
L’état de l’Europe actuelle est du à une entente entre finance et personnel politique :
« L’actuelle pseudo-démocratie cache, à peine, derrière une façade de carton-pâte, une réelle ploutocratie avide de profits autant que lâche devant les responsabilités historiques. Nous vivons, nous subissons, le règne incontesté des financiers associées aux politiciens. »
C’est aux producteurs de reprendre en main la nation européenne :
« L’Europe communautaire resserrera les liens qui doivent unir les producteurs du cadre aux producteurs de la base car s’il est une classe verticale particulièrement intéressante, c’est celle des producteurs. Demain le gouvernail sera dans ses mains. »
En somme, le communautarisme de Thiriart, c’est le socialisme devenu adulte :
« Le communautarisme est un socialisme laïcisé, dégagé des utopies, débarrassée des dogmes, libéré des stéréotypes. »
C’est aussi l’affirmation du lien indissoluble entre nation et justice sociale :
« Le communautarisme, c’est le fait national inséparable du fait social, de la constatation réaliste que le socialisme ne peut s’accomplir en dehors de l’habitat protecteur d’une nation et qu’une nation ne peut divorcer de son peuple. »
Marx et Engels considéraient leur socialisme comme « scientifique », Thiriart et Dastier usent du même adjectif, et baptisent leur doctrine : « socialisme scientifique pragmatique communautaire. » Ce socialisme nécessite un « habitat national », autrement dit il est indispensable au futur Etat-nation européen.
Le communautarisme est un principe valable pour l’Europe, mais c’est aussi un principe universel :
« Les dimensions géographiques du communautarisme ne connaissaient pas de limites. Le communautarisme peut tout aussi bien s’appliquer au Brésil qu’à la Nouvelle Zélande, à l’Europe qu’à l’Afrique. C’est un cadre dans lequel société et Etat trouvent un équilibre. »
L’attitude, ou état d’esprit communautariste, est ainsi décrit : L’adopter, c’est « rejeter le veau d’or pour embrasser l’utopie est l’attitude aberrante de ceux qui veulent substituer le communisme au capitalisme. »
Ou encore :
« Le communautarisme est un communisme débarrassé des dogmes marxistes. »
En matière de dogme, celui de la propriété ne vaut pas non plus :
« Le communautarisme maintient la propriété, mais il la limite. »
Trois sortes de capital sont analysés par Thiriart : celui d’argent, celui de compétence, et celui de travail.
L’argent ne vient pas nécessairement de la spéculation, il peut venir de l’épargne. Le capital compétence est ce qui a permis à l’Allemagne de rebondir après 1945. Le capital compétence lui devra être rétribué comme l’est le capital-argent.
Il analyse aussi trois formes de propriété :
-La propriété personnelle, ou propriété privée : celle d’un frigo, d’un meuble, d’un appartement.
-La propriété familiale inaliénable et indivisible, par exemple celle d’un domaine agricole.
-La propriété partagée : celle de grandes usines. C’est la propriété partagée entre épargnants extérieurs à l’entreprise et tous ceux qui participent à l’activité de l’entreprise elle-même.
-La propriété de la nation, qui sont les sources primaires d’énergie : pétrole, charbon, hydroénergie.
Contre toute dichotomie Etat/société, Thiriart répond :
« Le communautarisme veut donc répondre à la question ‘société contre Etat ou symbiose Société-Etat’ en faveur de son deuxième terme. »
Pour garantir la liberté économique, sans laquelle il n’y a pas de liberté politique, un Etat doit faire peu mais bien le faire. Le communautariste conçoit la solution sociale dans l’intégration capital-travail que l’Etat surveille.
Pour l’autogestion coopérative
Contre la « démagogie autogestionnaire » connue dans l’électoralisme, Thiriart propose une autogestion différente, celle d’une collectivité (syndicat, commune, association) qui obtiendrait un prêt d’investissement et ferait fructifier ce capital par une gestion saine. L’application de cette idée serait variable en fonction du contexte. En effet :
« Il n’y a pas de socialisme in abstracto. Par contre il existe un socialisme russe, un socialisme chinois, un socialisme yougoslave, chacun d’eux étant différent, chacun d’entre eux étant garanti par un Etat national, par une armée, par une réalité politique. »
Le bouclier de cette société communautaire, c’est l’Etat européen :
« Nous énoncerons, comme évidence manifeste, qu’un quelconque système économico-social (comme hier un système philosophico-religieux) doit toujours-pour survivre faire appel à la garantie d’un Etat politique, d’une nation, d’une armée. »
Et pour tous les Européens, cette nation se nomme l’Europe. Exit les vieux Etats-nations impuissants :
« Où il n’y a plus de puissance, il n’y a pas de liberté. La première seule peut garantir la seconde. » Ou il n’y a pas de nation, il n’y a pas d’indépendance. La nation européenne est le contenant et le socialisme est le contenu.
La relation entre l’économie européenne et la dimension européenne est soulignée :
« Il est vain de tenter une économie libre en petit circuit ; il l’est encore plus de prétendre à une économie planifiée dans des nations de petites dimensions. »
Le souverainisme traditionnel se heurte au réel :
« Plus le pays est petit, plus vite la tentative bute sur des obstacles extérieurs : sources d’approvisionnements étrangères, anarchie des marchés mondiaux. »
Une autarcie militaire est recherchée :
« Tout comme l’autarcie, il existe pour la planification une valeur et un volume critiques en dessous-desquels la tentative est vouée à l’échec. »
Thiriart pointe aussi le retard qu’un socialisme autarcique pensé sur un espace trop petit, et c’est à l’URSS qu’il songe.
La petite nation, comme la France, n’a en fait aucune liberté :
« Une petite nation ne peut pas choisir librement son style de vie économique et social ; elle doit tenir compte de multiples interférences étrangères. Nous énoncerons que plus la nation est plus petite plus elle est soumise aux influences étrangères. »
Un objectif de justice sociale doit donc prendre ne compte les données de ce problème :
« Aucune tentative de socialisme communautaire n’est valable en dessous de la dimension européenne. »
La liberté des Européens n’est possible qu’en faisant de l’Europe une grande puissance :
« La liberté c’est la puissance. La puissance c’est la dimension il en est des nations comme des hommes : seuls les grands sont vraiment libres. Seule une grande nation comme l’Europe peut choisir la voie du socialisme communautaire et de s’y maintenir. »
Le communautarisme s’inscrit d’ailleurs dans la grande histoire des idées européennes :
« La doctrine que nous apportons est le résultat d’une décantation historique. Elle est la synthèse de plusieurs autres doctrines. Le communautarisme aurait pu se nommer justicialisme ou solidarisme. Il annonce aussi le communisme dans des formes révisionnistes post-marxistes. »
Avec une différence, majeure, sa souplesse :
« Le communautarisme est susceptible de modifications. La solution du « fait social » dépend des facteurs sociaux. Ceux-ci sont en constante évolution. »
Une souplesse qui à aucun moment ne signifie faiblesse contre toute forme de parasitisme social :
« Une société qui brisera l’égoïsme des classes possédantes qui traquera la fraude fiscale. Mais cette société traquera aussi les faux chômeurs, les faux malades, les démagogues, c’est-à-dire cette masse de fraudeurs. »
Droite, gauche : pas d’exclusivisme
La souplesse de cette doctrine la rend assez inclassable. Ce qui est parfaitement volontaire de la part de Thiriart, comme il l’expliqua lui-même :
« Nous faisons nôtre la pensée du grand Ortega y Gasset qui dit qu’être de gauche ou être de droite, c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile : toutes les deux en effet sont des formes d’hémiplégie morale. L’Europe unitaire se fera avec des gens qui auront l’intelligence de quitter la gauche ou de quitter le droite, stéréotypes figés dans leurs manies et leurs rites. »
En conséquence :
« Vouloir une Europe de gauche ou une Europe de droite, c’est saboter l’Europe sciemment ou stupidement. »
Dans l’Etat communautaire, l’Etat est un arbitre. Fort et impartial, il fait passer les intérêts de la nation avant ceux de groupes dans la nation. L’Etat est au-dessus des puissances financières et des lobbys électoraux. Il n’est habité que par le pragmatisme, et non une idéologie de droite ou de gauche.
Cet Etat fixe au mieux quelques règles générales, comme considérer le travail comme un apport égal à celui du capital. Les bénéfices sont partagés en proportion de ces apports. Ce partage sera réglé par des lois.
Tous ces principes opposent l’Etat communautaire à l’Etat marxiste et surtout à l’Etat capitaliste libéral, où l’Etat est qualifié de « prostituée, le système de production d’anarchique, la moralité humaine construite sur l’égoïsme et la licence. En dessous d’un certain seuil de revenus, il n’y a pas de libertés, et la lutte de classes arrive nécessairement, avec ses lock-out contre les grèves. »
Dans l’Etat capitaliste, à part une petite caste de riches on « tient » l’ouvrier par l’abus des achats à crédit, on endette l’agriculteur. Contre cela, c’est la participation aux bénéfices, qui n’est ni la cogestion de l’entreprise, ni la copropriété, qui est souhaitée. Ainsi est explicitée la différence de principe entre capitalisme et communautarisme :
« Ce qui différencie essentiellement le libéralisme du communautarisme c’est que le premier lie l’égoïsme à la liberté et que le second conjugue la solidarité humaine à la liberté. »
Thiriart défend l’idée que sa conception de l’Europe est digne de susciter un esprit de sacrifice. Ce n’est pas le cas pour le capitalisme :
« Pas un homme ne versera son sang pour défendre la Bourse des valeurs et le royaume des agents de change. »
Son analyse des profiteurs du libéralisme est pareillement explicite :
« Dans le système capitaliste les dés sont pipés au départ. Il faut être un nanti de naissance pour arriver à s’assurer une belle place au soleil. Comme sous l’Ancien Régime les privilèges sont héréditaires. Tout part de l’argent, tout revient à l’argent. Banquiers et financiers contrôlent à peu près tout, ouvertement ou hypocritement. La société capitaliste se baptise elle-même libéral ou démocratique. En fait elle est ploutocratique. Elle ne se maintient que par la corruption. C’est le règne du veau d’or. La ploutocratie n’a pas de patrie, elle n’a pas de morale. »
Pas de parlementarisme
Le régime parlementaire est une escroquerie éhontée :
« Le régime parlementaire est le paravent de cette dictature ploutocratique de quelque « 200 familles » d’administrateurs. De beaux discours, des tirades pseudo-idéalistes, de merveilleuses promesses qu’on a bien l’intention de ne pas tenir. Le parlementarisme est un ensemble de rites destinés à chloroformer la volonté populaire alors que certains naïfs s’imaginent qu’il sert à l’énoncer et à la défendre. »
Le parlementarisme est complice conscient de la finance :
« Si la banque l’exige on brûlera le café, on jettera le lait. SI la finance l’ordonne on fermera les usines. Le fameux ‘cadre de direction’ possède la compétence technique ; il doit la mettre au service des seuls intérêts de ses maîtres de la finance au détriment du peuple et parfois de lui-même. »
Qui sont les exploités de cette alliance financiaro-politicienne ?
« Dans le système capitaliste les ouvriers, ballotés au gré des spéculations internationales du capital apatride vivent sans sécurité du lendemain. Des gangs capitalistes concurrents se livrent de gigantesques batailles de crabes et provoquent des crises économiques dont les premières victimes sont les travailleurs. Bousculé par les lubies capitalistes, agacé par des cadres techniques aigris, l’ouvrier perd la joie de vivre et sa dignité humaine théorique. D’un homme on a fait un « unter mensch » c’est-à-dire un prolétaire. Il n’a pas accès à la propriété. Pour achever de lui enlever sa liberté on le ligote par des achats à crédit qui l’endettent. »
Un mot sur ce que Dastier et Thiriart nomment les « flics du système » :
Dans le système capitaliste, sous la menace du chômage, inquiet pour le bien-être de sa famille, le prolétaire a de brèves colères. Quand on trouve qu’elles ont assez duré, les colères populaires sont réprimées sans douceur par l’Etat dit « démocratique » au service de la finance. Très souvent d’ailleurs les grèves coïncident avec une période de surproduction et soulagent d’avantage le capitalisme qu’elles n’apportent d’amélioration au sort de la classe ouvrière. Dans l’histoire européenne des trente dernières années plusieurs de ces grèves dites ‘spontanées’ ont été décidées par suite d’accords tacites entre gros capital et gros bonzes syndicalistes. »
Le « nouveau clergé social » est également visé : Dans le système capitaliste, si la gendarmerie ne suffit pas à calmer les revendications des travailleurs la finance s’arrangera assez facilement avec les dirigeants syndicalistes. Moyennant pourboires les responsables syndicaux se feront un plaisir de calmer la colère de leurs troupes. Outre les enveloppes chargées de beaux billets les chefs syndicalistes seront récompensés de leur ‘compréhension’ en recevant des pourboires permanents, c’est-à-dire, des mandants dans les intercommunales et parastataux. Dans les grands fromages, dits européens, CECA, Strasbourg, CEE, de bonnes places leurs seront octroyées, des places qui n’exigent ni travail ni compétence. »
Et Thiriart compare ce partage des richesses à un…partage de morceaux de fromage:
« Dans le système capitaliste, quand les administrateurs et quand les créatures de la ‘démocratie parlementaire’ ont été payés il ne reste plus grand-chose pour les vrais travailleurs. Chaque avantage que la classe ouvrière croit arracher est largement récupéré par le capitalisme par le jeu de l’augmentation du coût de la vie. De nos jours les deux conjoints d’un ménage doivent travailler pour assurer la subsistance d’une famille. Beau progrès en vérité. »
Le projet thiriarien pour remédier à cet état des choses est le suivant :
Dans l’Etat communautaire européen chaque citoyen démarrera à égalité, ni l’hérédité, ni la soumission à un « parti » n’interviendront. Dans l’Etat communautaire européen les fonctions de guides de la nation comporteront tellement de devoirs et de responsabilités que seules les élites morales seront attirés par ces charges. La logomachie sera abolie. Tout se conjuguera au présent ou au futur réalisable et non plus au futur imaginaire. La plus grande vigilance sera apportée à l’indépendance matérielle et intellectuelle des guides de la nation. Ceux-ci seront délivrés de l’odieuse tutelle des partis et des coteries. Ils seront responsables directement devant la nation. Intelligence et détermination seront les qualités fondamentales exigés de l’ordre dirigeant. »
L’Etat communautaire européen devra assurer le développement et l’épanouissement de toute la nation et confie la direction aux élites. Une seule noblesse y est concevable : celle de l’intelligence et du caractère réunis. L’enseignement technique recevra ses lettres de noblesse. La culture classique n’étant pas négligée pour cela. Dans notre société communautaire chaque individu recevra une fonction technologique manuelle ou intellectuelle ; mais tous les individus auront des droits à la grande culture humaniste. La division de la société en intellectuels en manuels sera abolie. A chaque individu il sera assigné une fonction matérielle dans la société, mais chaque individu aura droit à une vie intellectuelle libre et intense, en dehors et à côté du temps assigné à la « fonction ».
À tout moment de sa vie l’individu pourra s’élever à sa condition intellectuelle. La culture ne sera plus un privilège de classe ou de caste. Sur le plan de la fonction le citoyen trouvera la possibilité à tout moment de sa vie d’acquérir une qualification supérieure. C’est en fait interdire toute privatisation de la connaissance.
Le revenu communautaire sera la variable d’ajustement de la rétribution de chacun :
« Les rétributions seront liées à l’accroissement du revenu communautaire et pas un index truqué. »
Il sera mis fin au syndicalisme professionnel. Seuls les hommes de métier, travaillant dans une entreprise pourront mener l’action syndicale. Le nouveau syndicalisme sera investi de pouvoirs et de responsabilités accrus. Il ne pourra empiéter sur le domaine politique. La société communautaire sera une société sans classes ni castes.
Le parasite lui ne trouvera pas sa place :
« Le fainéant, le combinard, le parasite y seront pauvres, le travailleur, dans toute branche et à tout niveau de l’échelle, y sera prospère. La disparition des parasites et des intermédiaires augmentera considérablement les ressources de chacun. Seuls recueilleront les fruits, ceux qui auront planté des arbres. »
L’éradication du parasitage économique et social
L’éradication du « parasitisme social » est une constante farouche chez Jean Thiriart :
« Le parasitisme est un phénomène aux manifestations abondantes dans la nature, tant dans le végétal que dans l’animal. »
Par « parasitisme », Thiriart récuse aussi l’excès de publicité :
« Le communautarisme condamne avec rigueur le parasitisme économique et social. Il faut lutter contre la publicité. »
La publicité est le relai du capitalisme mortifère :
« Dans le capitalisme le parasitisme prolifère dans le domaine de la publicité, dans le secteur de la distribution et au sommet dans l’usure pratiquée par la finance. »
Thiriart veut limiter la « charge » que constitue la publicité dans le prix de revient. De plus, l’Etat communautariste limitera le taux d’intérêt pour tout crédit à la consommation, par refus de la vente à crédit, et limitera le volume d’achats à crédit par ménage.
Thiriart inscrit son combat dans celui du progrès social séculaire au bénéfice de la classe ouvrière :
« Après avoir conquis la dignité de travailleur sur celle de prolétaire, l’homme doit maintenant conquérir la dignité de producteur sur celle de travailleur. »
Tant qu’on dissèque une société en « travailleurs » et en « propriétaires » on y trouve la guerre des classes, que Thiriart récuse car jugée « stérile. ». Dès qu’on pense et qu’on conçoit en termes de producteurs, on réalise la solidarité des classes au sein d’une nation.
Le constat qu’il livre est qu’il y a des producteurs dans toutes les classes sociales, et des parasites dans toutes les classes sociales. La véritable hiérarchie sociale se construira sur la distinction entre la véritable élite des producteurs d’une part et la masse des parasites d’autre part.
La compétence sera la seule base de hiérarchisation reconnue, et non la richesse. Il y aura bien une démocratie sociale, mais elle sera basée sur la compétence et la responsabilité.
La hiérarchie sera basée sur le travail, et la solidarité entre tous les citoyens d’une même nation, parce que solidaires de la même destinée : « du plus haut cadre technique à la main d’œuvre non-qualifiée [une destinée similaire] est évidente : une crise qui frappe les uns, frappe les autres, un développement qui favorise les uns favorise les autres. »
Il observe une concordance d’intérêt variant selon « l’âge » du régime en place :
« Dans l’histoire, les intérêts de la classe dirigeante d’un tat donné peuvent correspondre à ceux de la classe dirigeante, lorsque le régime politique est jeune, sain et dynamique. A l’inverse, lorsqu’il est fatigué, et vieux, cet intérêt commun s’affaiblit et la classe dirigeante devient une simple classe possédante. »
Le prolétariat n’aurait pas eu d’autre choix que de recourir à la lutte des classes au XIXe siècle. Marx et Lénine avaient eu raison d’affirmer que la libération du prolétariat devait être politique et non économique. Quand le peuple est exploité, il est tout à fait légitime qu’il déclenche la lutte des classes.
Dastier et Thiriart vont jusqu’à imaginer à quoi devrait ressembler le futur syndicalisme communautaire européen :
« La notion de syndicat à l’échelle nationale est parfaitement dépassée. Qui plus est ce type de syndicats divise au lieu d’unir. La force des syndicats dépend de ses cotisations, et donc de ses adhérents. Les questions politiques et économiques se portent de moins en moins à l’échelle nationale. Le syndicat politique est donc ainsi une atteinte directe à la liberté de pensée et à la liberté d’action du travailleur. Le syndicat est anti-social et il le deviendra de plus en plus par la libre circulation de la main d’œuvre. »
La solidarité des travailleurs ne se situe pas sur le plan politique, mais sur le plan humain : c’est une solidarité de condition, pas de classe. Le syndicat politique est une tromperie et il affaiblit les travailleurs. Le syndicalisme communautaire européen quant à lui devra être représenté par un Sénat syndical européen. Chaque syndicat devra être à la dimension de l’Europe, et devra être contrôlé directement par ses syndiqués. C’est en quelque sorte un corporatisme fermé à l’influence de l’Etat : « Le communautarisme rendra les syndicats indépendants des partis, les caisses de maladie indépendantes de l’Etat. »
L’Etat, cela est très clair pour Thiriart, n’a pas à déployer son énergie et son autorité dans des tâches qui ne lui appartiennent pas, et qui peuvent être mieux assurées par le secteur coopératif. Les organismes syndicaux, les organismes sociaux seront dénationalisés, enlevés à l’Etat et aux partis, et remis aux mains des travailleurs et des producteurs à qui ils appartiennent collectivement. Ainsi à l’Etat sera substitué un secteur privé coopératif, considéré comme beaucoup plus efficace, car plus rationnel, dans sa gestion.
Le syndicalisme de demain devrait jouer un rôle de protection collective pour les ouvriers. A l’échelle individuelle, c’est l’accès à la propriété pour les classes modestes est pensé pour enraciner l’homme dans la société, et le rendre libre. Un homme n’est plus libre qui est redevable à l’Etat de son instruction, de son travail de son logement. Il faut en conséquence détruire « l’allégeance de la location. »
Le petit propriétaire, garant de l’équilibre national
Autre idée revendiquée par Thiriart : La stabilité et la puissance d’un Etat réside dans la multiplicité de propriétaires petits et moyens. De même la stabilité des familles dépend en grande part de l’existence d’un foyer fixe. Le nomadisme est un facteur de destruction. Chaque producteur, en ayant accès à la propriété immobilière de son logement familial, s’enracinera profondément dans la société. En opposition avec les idées phares du marxisme : « (…) nous ferons de chaque producteur le légitime propriétaire de son foyer. »
Que les individus deviennent responsables de leurs propres moyens de défense est un objectif affirmé sans fard :
« Aujourd’hui, les politiciens et l’Etat parlementaire engorgent de leurs créatures tous les syndicats, mutuelles, coopératives et parastataux. Demain nous confierons la propriété de ces organismes à ceux qui, par leurs contributions, les font exister, et pour qui seuls ils doivent exister. Le principe de la publicité des bilans de gestion sera appliqué à tous les secteurs coopératifs. Il faut que le plus modeste des coopérateurs puisse obtenir, de plein droit et sans le moindre frais de procédure, livraison des éléments de la gestion d’une communauté à laquelle la loi l’oblige à appartenir (syndicat ou caisse de maladie). »
En ce sens, il faut former les travailleurs à la gestion de leurs organismes sociaux. La lutte contre le gaspillage, contre la démagogie distributrice sera -du fait de la gestion privée coopérative-exercée par les intéressés eux-mêmes : syndicaliste et mutuellistes. Il faut en fait rendre civiquement majeur l’ouvrier, le travailleur. La sécurité sociale doit être dénationalisée et devenir coopérative. Le socialisme lui n’a qu’un seul but : « Le vrai socialisme consiste à rendre majeure la classe ouvrière ».
L’avantage pour le prolétaire est évident: « C’est le plus grand service qu’on puisse lui rendre : l’émanciper d’un prolétaire abusé par des politiciens et des parasites syndicaux faire un citoyen averti, vigilant, conscient de ses devoirs et de ses responsabilités ».
Voilà comment Thiriart et Dastier envisagent l’ouvrier dans sa nation : c’est un « un membre conscient de la communauté et non pas une marchandise électorale. »
Ces « membres conscients de la communauté » auront à leur tête l’élite de leur classe, elle-même constituée grâce à une véritable égalité des chances, garantie de la sélection :
« Autant est contraire à la réalité l’égalitarisme de principe, autant est importante l’égalité des chances. Cette égalité des chances, c’est le principe même du recrutement des élites. La vigueur d’une société tient à ce que sa plus grande partie, et si possible, la totalité des individus très bien doués ou exceptionnellement doués, se trouvent dans l’appareil du pouvoir. »
Cette égalité se veut sans illusions, mais sans défaillance :
« L’éducation ne peut contrebalancer la possession de don ni de remplacer leur absence. C’est à chaque génération que le problème de la sélection se pose. »
L’Etat communautaire veillera avec vigilance à ne pas contrarier les mécanismes naturels d’apparition et de monter dans la hiérarchie sociale. A cet égard la gratuité de l’enseignement est un des principes de base de la doctrine sociale thiriarienne. La hiérarchie sociale passe aussi par l’émancipation des travailleurs par la formation professionnelle. Le mépris dans lequel git l’enseignement technique est évoqué, ainsi que la rareté des cadres issus du monde ouvrier.
Le salaire différencié, ou salaire de demain :
Une conception thiriarienne du salaire émerge : Il s’agit du « salaire différencié » :
« Le salaire progressif, le salaire différencié doit être encouragé, car les syndicats ont toujours défendu l’idée du salaire minimum pour avoir les ouvriers les moins qualifiés avec eux. Augmenter les salaires de ouvriers qualifiés permettra d’augmenter le nombre de travailleurs qualifiés, et « la nation sera plus forte. »
L’état d’esprit de ce salariat « différencié », ou « prolongé » est précisé :
« Le capitalisme doit être mis au pas, doit être rendu civique, doit être mis au service de toute la nation. Il doit être élargi par une plus grande participation à sa vie (actionnariat ouvrier) et à sa gestion, c’est la THEORIE COMMUNAUTAIRE du ‘salaire prolongé’. »
Désireux d’équilibrer les rapports de force sociaux, Thiriart avance que les enfants d’ouvriers doivent investir les universités :
« Le trop faible nombre de fils d’ouvriers à l’Université est une catastrophe. L’émancipation du travailleur se fera par l’amélioration constante de sa formation professionnelle. »
Sans l’application de ces principes, aucune démocratie n’est valable :
« Une certaine presse du régime nous accuse d’être les ennemis de la démocratie. C’est peut-être vrai. C’est vrai si la démocratie n’est plus une « assiette au beurre » occupée ou convoitée par des médiocres, par des fatigués, par des tricheurs. C’est faux si la démocratie est un ensemble de citoyens, de membres. »
Au final, l’Etat appartiendra au corps des citoyens :
« L’Etat sera alors celui de tous les producteurs, un Etat de citoyens libres et solidaires. »
Toujours en guerre contre ce que nous pourrions nommer le gauchisme économique, Jean Thiriart insiste beaucoup sur la distinction à faire entre plusieurs les diverses de capitalisme. Cette insistance se veut la réfutation de toute « démagogie socialisante » :
« Il n’existe pas UN capitalisme, il en existe plusieurs. Dès lors vouloir en faire le procès ou en assurer la défense avant même de l’avoir, de les avoir définis serait peu sérieux. »
Et il développe :
« Il y a le capitalisme né du risque, et celui né de l’usure. Le capital industriel est productif celui du ‘financement’ est stérile pour la nation. Le capitalisme peut être national, il peut aussi être apatride. »
Par cette distinction, on discerne le véritable ennemi de Jean Thiriart :
« Le capitalisme peut être un outil d’une forme dégénérée d’impérialisme, c’est-à-dire l’impérialisme économique. C’est la forme américaine de l’impérialisme. »
L’homme qui dans une émission enregistrée la veille de sa mort se déclarait « en guerre contre les Etats Unis depuis 1941 » effectue une comparaison historique pour faire comprendre le rôle des Etats-Unis :
« Le caractère entre Carthage et les USA est frappant, leurs impérialismes sont identiques par leur style mercantiliste. C’est une forme mineure, une forme vulgaire de l’impérialisme. En regard de cela il y a l’impérialisme à l’état pur, à l’état noble, tel que pratiqué par Rome. Le capitalisme est fréquemment incivique et rarement civique, pour qu’il soit civique il lui faut le cadre d’un Etat fort. »
De ce qui précède, il apparaît que le communautarisme sera à la fois pour un certain capitalisme et contre un certain autre capitalisme.
Contre le marxisme, mais aussi plus généralement contre toute forme de démagogie électoraliste, Thiriart enchaîne :
« L’image d’Epinal du ‘brav’Peuple’ et du vilain capitalisme est naïve ; tout comme est odieux le croquis réactionnaire de la ‘sale plèbe’ opposée aux ‘valeurs chrétiennes’ de la bourgeoisie (égoïste). Le communautarisme n’est pas plus composé de mercenaires ou de gladiateurs politiques au service du capitalisme que de démagogues détracteurs du capitalisme. Il cherche ce qui profitera à la Nation Europe et ce qui participera à édifier sa grandeur. »
Aussi, parce que le capitalisme a malgré ses défauts prouvé son efficacité productive, à l’inverse du communisme :
« Notre grande ligne directrice sera pour le capitalisme. Comme pour tout autre groupe social : ce qui fera la grandeur de l’Empire européen sera protégé et encouragé, ce qui tenterait d’affaiblir ou de détruire l’Empire Européen sera traqué et détruit. »
Il s’agit donc bien de contrôler le capitalisme, non de le détruire. Comme toujours, c’est de la seule observation des faits que vient la doctrine :
« A l’épreuve le capitalisme s’est révélé infiniment supérieur à l’économie étatisée. Les ronds-de-cuir n’ont jamais remplacé le cadre du capitalisme industriel. »
Les économistes « progressistes » qui construisent dans leurs rêves un monde idéal parfait, « tout fonctionnarisé », sont en fait des « marchands de salades ». Ces gens qui veulent réformer l’Etat et remplacer le capitalisme pour faire le bonheur du genre humain seraient en fait incapables de gérer une succursale d’épicerie dans la mettre en faillite en trois mois, analyse un Thiriart qui lui a consacré toute sa carrière professionnelle à son métier d’optomètre.
Le « pragmatisme » est toujours revendiqué :
« Notre pragmatisme fondamental nous porte donc à préférer, pour le futur état européen, l’entreprise libre (et donc responsable) à l’entreprise étatisée (et donc irresponsable). »
Seul un Etat fort peut briser les féodalités économiques, un Etat sans classes, car un Etat bureaucrate stupide et aveugle « est un patron bien plus cruel que le patron financier. »
Thiriart et la finance
Manifestement Jean Thiriart ne souhaite pas supprimer totalement la finance : il s’agit de « déposséder la finance de son contrôle total sur l’industrie pour l’obliger à le partager avec les producteurs réels. »
L’Etat fort restera l’arbitre, le régulateur entre le capitalisme discipliné et le cadre producteur. Mais rien de plus, ou de moins.
Le seul type de propriété reconnu dans l’Etat européen communautaire sera la « possession ». Seule la communauté de la nation peut revendiquer la propriété de toute chose. Les particuliers ou groupes de particuliers (y compris les capitalistes) ne peuvent légitimement détenir que le droit de possession. L’Etat seul légitime propriétaire des richesses nationales concède la jouissance de celles-ci à des groupes dans la mesure où ceux-ci en assurent la pleine gestion.
Thiriart effectue également une analyse de ladite « ploutocratie » en Europe :
«(…) les gens qui font de l’argent, industriels ou financiers, ne disposent guère de temps pour manipuler les masses (la plèbe) et l’opinion publique. Pour que la plèbe ne soit pas trop gênante, les détenteurs de la puissance financière utilisent des intermédiaires qui sont, en premier lieu, les journalistes, puis la faune parlementaire et syndicale. »
Cette révolution se fera dans le sang :
« Si l’Europe se fait, elle se fera à coups de fusil et de coups de canons. »
Pour que cette ploutocratie ne renaisse jamais, l’Etat doit avoir une perception pragmatique (encore) de ses rapports vis-à-vis du capitalisme :
« L’Etat n’a pas intérêt à tuer sa poule aux œufs d’or, mais il a un mandat impératif -devant la nation entière- de le contrôler ; de le discipliner, de le dominer, et le cas échéant de le juguler. »
Mais le capitalisme tel qu’il existe aujourd’hui est en déperdition :
« La décadence des petites nations, France, Angleterre, Italie fait que leur capitalisme est déboussolé, il ne voit pas bien à quel pouvoir politique fort se cramponner. Dans sa panique, une parte du capitalisme d’ici se réfugie dans le giron du système américain, malgré les sujétions économiques humiliantes que cela comporte. »
Thiriart pense que les industriels peuvent être séduits par sa solution européenne : « la grande partie des capitalistes d’Europe (…) n’ont pas encore réalisé l’évidence aveuglante que seule une nation politique européenne est capable de les « protéger » de leurs concurrents capitalistes d’outre-océan, aux encouragés et protégés de Washington. »
Le capitalisme, pour Thiriart, n’est pas un fardeau, mais un outil. Mieux, un héritage :
« (…) nous comptons bien être les héritiers de ce capitalisme européen et à ce titre nous ne voulons pas que soit dilapidé un héritage appartenant à la nation européenne. »
A ses yeux, le recul du capitalisme européen n’est jamais qu’une victoire du capitalisme américain, et jamais une victoire du « Peuple ». Mais la relation entre Etat européen et capitalisme se conçoit aussi sur un rapport de force qui n’accepte aucune compromission avec le capitalisme :
« Le communautarisme européen est bien déterminé soit à discipliner le capitalisme et à le faire servir à la grandeur de la nation européenne, soit à la liquider définitivement si il ne se soumet pas. »
Mais il ne faut employer la force qu’en cas de nécessité absolue :
« L’Europe peut se passer du capitalisme, le capitalisme européen ne peut se passer de l’Europe. »
Lier le capitalisme à l’Etat européen de demain n’est jamais qu’une imitation du cas états-unien :
« Partout le capitalisme européen s’est fait grignoter par le capitalisme américain. Pourquoi ? parce que le capitalisme américain est appuyé par l’Etat américain. »
Le capitalisme apatride est contre l’Europe unifié, comme Washington l’est. De plus les conflits entre groupes capitalistes européens font perdre des positions à l’Europe.
Les Etats-Unis en profitent d’ailleurs pour installer chez nous une économie coloniale. Le mot n’est pas trop fort pour Thiriart, car conjointement les Etats-Unis pratiquent une alliance militaire de type colonial. En cas de résistance du capitalisme, l’Etat européen nouveau nationalisera, voire confisquera. Sans remords.
La pensée que devrait conserver le nationaliste européen d’aujourd’hui et de demain est la suivante :
« La clef à trouver, la clef à façonner c’est la recherche de la conservation de la puissance vitale et expansionniste de la triade : initiative-capacités humaines non contraintes-avec le rejet de l’exploitation du système de la location d’argent. »
Mais cet encouragement du capitalisme doit être contrôlé, et les trusts détruits :
« Les trusts financiers commencent par devenir un Etat dans l’Etat, puis ils deviennent l’Etat, et enfin se placent au-dessus de l’Etat. Ainsi ‘petits royaumes arabes, républiques nègres ou d’Amérique centrale’ sont possédés par des trusts. Et ce niveau de concentration qui met le trust au-dessus de l’Etat est intolérable. »
Empêcher le retour de la ploutocratie, ce n’est pas seulement penser le rôle de l’Etat par le haut, mais aussi celui des citoyens par le bas, autrement dit par le type de production. Celle-ci doit être organisée sous les signes de la coopération, de l’effort et de la responsabilité. C’est cela monde communautaire. Cela passe aussi par rationaliser l’économie par le communautarisme pour augmenter le pouvoir d’achat des masses :
Contre les marxistes qui promettaient la révolution sociale mais qui constituaient un véritable « clergé social », Thiriart voulait remette en cause l’insatisfaction profonde des travailleurs, qu’il nomme « insatisfaction synthétique », autrement dit l’insatisfaction liée à des besoins totalement artificiels, non vitaux. Il existe des techniques d’insatisfaction dans la publicité, mais aussi dans le domaine politico-social. Il pointe toute une série de comportements irrationnels, comme la préférence psychologique du salarié qui préfère voir son salaire augmenter, plutôt que les prix baisser. Tout cela constitue « l’attitude type de l’homme moyen : il a besoin de certains mensonges pour supporter son existence. Et c’est cela qu’il faut combattre.
L’une des illusions que pointe Thiriart est celle selon laquelle « l’homme moyen » qui se croit citoyen se choisit un chef, alors qu’en réalité il n’est qu’un « assujetti qui subit les tripotages des bonzes et des notables. Il est citoyen-bidon dans une démocratie fiction. » Et ce faux citoyen, vrai consommateur, ne veut pas nécessairement sortir de ce mensonge.
Puis Thiriart et Dastier précisent ce qu’ils ont nommé le « parasitage », qui contribue à abrutir l’homme moyen et donnent cinq cas manifestes : la publicité, la bureaucratie d’Etat, le salaire indirect et ses « fuites », la charge de l’intérêt des financements privés, la charge des intérêts des emprunts publics.
Le reproche fait à la publicité est le suivant : les produits de consommation sont grevés d’une très lourde charge publicitaire, et c’est le consommateur qui paie ladite publicité. Il règnerait une parfaite entente entre le « politisme socialiste » et le mercantilisme capitaliste.
La prolifération des organismes de « prêts personnels » et les gigantesques bénéfices des sociétés de consommation est rappelée, tout comme la symbiose serait parfaite entre « profitariat privé » et le « profitariat politicien ».
La prolifération des organismes de « prêts personnels » et les « gigantesques bénéfices des sociétés de financements donnent à penser qu’une fois de plus les travailleurs contribuent de leurs deniers.
Pour le parasitage dit du « salaire indirect », il s’agit du paiement des fonctionnaires et employés sociaux, « casés dans tous les partis dans tous ces beaux organismes du progrès humain » qui sont payés par les cotisations dues à la Sécurité sociale. Les masses sont « si abruties et abêties par le démocratisme » qu’elles ne voient pas que rien n’est gratuit, et que tout est payé par elles.
Les intérêts d’emprunts d’Etat sont encore un autre enjeu. Les impôts de tout un chacun étant destinés à payer des dettes non remboursables.
Pointer du doigt ces objectifs sert une unique finalité :
« Il faut sortir les masses ouvrières de leur infantilisme économique afin de les prémunir des sollicitations de la démagogie ; il faut leur expliquer qu’on consomme ce qu’on produit et rien d‘autre. »
Thiriart a voulu contribuer par ce biais à « un équilibre fécond entre le secteur de production et le secteur de gestion ». Le cœur de production correspond à l’usine, ou l’atelier, il est peuplé d’ouvriers, de contremaîtres d’artisans, d’ingénieurs, de chefs d’usines. Le secteur de gestion lui est l’économie nationale, l’administration, les chaînes de distribution (du grand magasin au petit boutiquier), les assurances, la publicité, le crédit ménager, les avocats. Il peut être symbolisé par « le bureau ».
Quel capitalisme ?
L’ancien dirigeant de Jeune Europe se défend de toute sympathie pour les amis du capitalisme :
« Notre propos n’est pas de défendre les grandes familles, mais de dénoncer l’hypocrisie (et l’incapacité) de ceux qui veulent non pas supprimer les abus, mais les détourner à leur profit. »
Thiriart compare l’opposition patronat-prolétariat à une lutte pour…des parts de tarte. Il indique que le but de son « communautarisme » est non une nouvelle répartition des parts de tarte, mais un agrandissement de la tarte. Et cet agrandissement « ne peut trouver sa réalisation que dans la collaboration des classes, et cette collaboration ne peut se faire que dans l’ordre. Dans l’ordre tout court, garanti par le pouvoir fort. »
Le communautarisme a un autre but : diminuer la part du secteur gestion pour augmenter celui du secteur production.
La charge ajoutée, autrement dit la différence entre le coût de production et le prix de vente, est jugé trop important. Un autre « parasite » est l’intérêt bancaire. Conclusion : « Notre actuelle économie est donc profondément marquée par le parasitisme : publicité, exigences de l’Etat, intérêt bancaire. »
Il commente également l’évolution technologique de son temps : « Une grande partie du bénéfice du machinisme et de l’automation a été perdu au profit de ce secteur gestion, hypertrophié et par conséquent parasitaire. »
L’augmentation du pouvoir d ‘achat doit être recherchée par la voie de la baisse des prix par diminution des frais de distribution (grossistes et vente au détail), ceux de la « charge ajoutée ».
Il s’agit aussi, par le système de la patente, de se débarrasser d’entreprises eu viables pour que la main d’œuvre vienne immédiatement dans le secteur production. Une entreprise doit après un temps donné rapporte aussi bien à l’Etat qu’à ses propriétaires. Efficacité, rendement, rentabilité : voilà les maîtres mots du « communautarisme. »
De plus, il faut distinguer entre concentration capitalistique et concentration ou fusion des entreprises, et faire en sorte que les grandes sociétés échappent aux gros actionnaires individuels et ce processus va en s’accélérant.
Toute entreprise, dans l’Europe communautariste, doit se fournir par l’auto-capitalisation, donc par accumulation et réinvestie dans la société, et non par des investissements publics.
Le rôle des « fonds communs de placement » dans la substitution de l’épargne du travail à l’épargne du capital est également abordé. Ces fonds de placement sont des sociétés anonymes de portefeuille, gérés par des banquiers, émettant dans le grand public des titres de participation représentant une Xe part d’un portefeuille global comprenant des actions industrielles diverses et des obligations. Une caractéristique de ces fonds est d’être extensible à volonté, les souscripteurs nouveaux apportant de nouvelles liquidités devant servir à de nouveaux investissements mobiliers. Beaucoup moins satisfaisante que le point de vue communautaire au point de vue humain car elle accentue l’anonymat de la possession de l’outil de production.
Encore une fois Thiriart soutient une propriété collective non-étatique des moyens de production :
« Si une forme de collectivisation devait naître, l’outil de production devrait être possédé non par la collectivité, mais par les membres de cette collectivité. Et ce dans le cadre de leur travail quotidien. »
L’application du salaire prolongé qu’il envisage implique une modification juridique du statut des entreprises : elle devrait aboutir au fractionnement du capital, à la concentration des grandes entreprises et au maintien des petites et des petites et moyennes.
L’application du salaire prolongé implique une modification juridique du statut des entreprises :
« Il nous reste donc à voir quelles seraient les indispensables modifications juridiques ou plutôt coutumières du statut actuel de nos sociétés, pour permettre l’application du « salaire prolongé et commet il est possible d’appliquer ce système, selon l’ordre de grandeur auquel appartient l’entreprise. »
Pour permettre-quelle que soit l’importance de l’entreprise-la distribution annuelle ou bisannuelle d’actions nouvelles aux travailleurs de l’entreprise, il faut avant tout qu’existe la possibilité d’une création permanente d’actions. Il faut donc une pratique de distribution nouvelle des bénéfices sous forme d’actions nouvelles.
Le « salaire prolongé » est donc un salaire supplémentaire basé sur la participation aux bénéfices de l’entreprise et constitue, pour la plus grande partie, par des actions nouvelles de cette entreprise, pourvues de mêmes droits et dividendes que les actions primitives. C’est en somme la consolidation du salaire en capital continuant ainsi à produire : c’est donc un salaire qui se prolonge. Autre question : celle de la possibilité de cession de parts à autrui, soit personne physique, soit personne juridique :
« Nous avons insisté sur le fait que les biens de production doivent être collectivistes en partie, mais dans le sens d’une distribution entre les membres de la collectivité et pas d’un transfert à la collectivité anonyme. »
Pour permettre au travailleur une meilleure vie au travailleur, il faut favoriser la stabilité de l’emploi. L’objectif ultime du « salariat prolongé » est bien la déprolétarisation du travailleur et sa participation à a gestion des entreprises. Cette vision s’inscrit dans celle de l’Europe nouvelle :
« Le communautarisme considère que la politique contient et détermine tout ce qui fait une véritable grande nation : un art, un style, une morale, une volonté de perfection et de supériorité, la justice sociale qui renforce l’homogénéité d’une communauté, la puissance qui garantit la liberté. Aussi considère-il que l’économie est un des moyens de l’Etat, un des moyens de puissance de l’Etat. »
Thiriart est encore une fois très clair dans l’affirmation de son pragmatisme, car c’est là la seule doctrine capable d’éviter à l’Europe nouvelle une catastrophe :
« L’économie d’utopie s’appuie sur des constructions théoriques à prétention morale. Elle conduit en ligne droite à la faillite ou à la disette, quand elle ne sombre pas dans le ridicule ou dans l’odieux. L’économie de profit est celle où nous vivons, c’est le système capitaliste, avec pour seule vue le profit à court terme. Il tuera les intérêts nationaux à long terme, et n’hésitera pas à livrer un outillage ou des matériaux stratégiques à l’ennemi. »
Les références de Jean Thiriart
Soucieux de filiation intellectuelle, Thiriart souligne ses références. L’école du « nationalisme économique » remonte pour lui à Aristote. Ses autres références sont List et Fichte. Reprenant une autre idée de List, il le cite lui-même :
« …la nation en voie de développement ne peut pas se permettre un libre-échangisme total, mais doit au contraire favoriser sa croissance et son unification politique par un certain protectionnisme. »
S’ensuit une comparaison avec la naissance de l’Allemagne moderne car cette nation, à l’époque où List s’exprimait, était dans sa petite enfance : « comme l’est l’Europe politique aujourd’hui. »
Il cite aussi La Politique d’Aristote :
« .. ; se suffire à soi-même est la fin et ce qu’il y a de meilleur. »
Ou, mieux encore :
« Tout le monde serait d’accord pour louer l’Etat capable de se suffire complètement à lui-même ; un tel Etat doit être celui qui produit de tout, car avoir de tout et n’avoir besoin de rien, c’est l’indépendance. En volume et en étendue, il devrait être te qu’il permettrait à ses habitants de vivre à la fois avec tempérance et avec libéralité, tout en jouissant de loisirs. »
Commentant List, Thiriart et Dastier expliquent : « L’objet essentiel des théories de List était la puissance. Il décrit que la richesse est inutile sans l’unité et la puissance de la nation. C’est la situation de l’Europe occidentale actuelle. »
Et plus loin : « List a été le premier à faire une distinction entre économie politique et économie cosmopolite. »
Est ensuite précisé sur lien entre autarcie et puissance : « Il nous faut lourdement insister sur le fait que l’autarcie est un moyen de puissance Mais surtout pas un objectif final de l’économie. Une fois l’autarcie militaire réalisée, il faut souhaiter les échanges de marchandise et d’idées qui sont enrichissants. »
Le rôle de la Méditerranée est abondamment commenté. Cette mer doit devenir une mer européenne fermée, une mare internum. La Méditerranée serait alors pour l’économie européenne ce que sont les grands lacs pour l’industrie lourde américaine. Avec cette constante de l’autarcie militaire :
« Qui veut la dignité de l’Europe doit en vouloir la puissance, qui veut la puissance de l’Europe doit en vouloir l’autarcie. »
Autarcie et protectionnisme
Thiriart établit une différence entre autarcie et protectionnisme. L’autarcie est la recherche de la puissance, d’abord miliaire. Le protectionnisme, lui, devient vite un frein à la compétence, à la sélection, à la qualité. Elle est à proscrire, autant que le monopole. L’appel à l’aide de l’Etat est un signe de défaillance économique.
Aussi il résume les buts de son nationalisme économique européen :
-Un facteur d’unification interne.
-La création d’une industrie militaire européenne autarcique.
-la défense du standard de vie des ouvriers européens.
-La fin de l’aide aux pays-sous-développés, car considérée comme une escroquerie où seuls les capitalistes trouvent leur intérêt.
-Mettre à l’abri l’Europe de sanctions économiques mondiales.
-L’indépendance économique vis-vis de la « ploutocratie ».
Le nationalisme européen a aussi pour but de défendre son économie en créant des structures politiques capables de défendre son économie, pour la protéger de celle des Etats-Unis. Pas de nation indépendante sans force militaire autonome. L’autonomie dans les matières premières nécessaire. Il affirme aussi que les voies de communication entre l’Europe et ces sources sont coupées par les forces militaires américaines.
L’Europe devrait donc avoir sa « doctrine Monroe », du nom de l’homme politique américain ayant défendu l’idée d’un espace réservé à l’influence américaine, et à la spéculation financière, laquelle peut créer un blocus larvé de nos industries.
Pour briser le « colonialisme du dollar », il faut quoi qu’il arrive un pouvoir politique fort. La libre concurrence ne peut pas gêner les impératifs stratégiques.
Il livre aussi un constat sur son époque :
« Nous avons négligé l’Europe de l’est au profit d’aventures océaniques et avons construit des empires maritimes qui se sont révélés, plus tard ; extrêmement fragiles. La vocation réelle de l’Europe est géopolitiquement continentale. Il est temps de s’en apercevoir.
L’objectif est l’indépendance dans les domaines essentiels :
« L’autarcie économique relative permet à une nation d’être politiquement indépendante : une demi-Europe ne peut prétendre à cela, seule une Europe entière peut y atteindre. »
Alertant sur l’interpénétration du monde économique et du monde des affaires, Thiriart et Dastier appellent à un « nationalisme monétaire ». Sinon, celui qui contrôlera le monde des affaires contrôlera la politique. Et dans tous les cas confisquer les entreprises américaines présentes en Europe est un objectif nécessaire. Aussi : « La vie économique européenne ne doit pas dépendre d’une puissance étrangère », ni de l’OTAN qui n’est qu’un outil des Américains.
L’indépendance de l’Europe elle-même affaiblira l’ennemi principal :
« L’Europe est la plus riche colonie américaine. Faire perdre cette colonie aux Etats-Unis, c’est l’asphyxier lentement. »
Une économie de puissance au service du Politique. Voilà peut-être le meilleur résumé de la doctrine communautariste de Jean Thiriart.
Vincent Téma, le 17/03/24.