Les photos et vidéos de leurs manifestations pourraient évoquer n’importe quel mouvement identitaire, mais les drapeaux et portraits, s’ils pourraient nous évoquer les années 1930, celle de l’Europe des chemises, ne laissent aucun doute sur leur positionnement politique communiste et stalinien. À gauche, en Espagne, il n’y a pas que les couleurs fuchsia et arc-en-ciel, il y a aussi un rouge bolchevique prononcé, tel qu’on ne l’avait plus vu depuis la chute du mur de Berlin.
L’une des activités qui a valu au Frente Obrero le plus d’attention dans les médias est celle des escraches (1), comme celle qui a eu lieu le 6 février de cette année à Murcie, au cours de laquelle la ministre de l’égalité, Irene Montero, et son homologue des droits sociaux, Ione Belarra, toutes deux du parti Podemos (gauche postmoderne), plaidaient en faveur des lois ultra-féministes. Soudain, plusieurs membres du Frente Obrero ont fait irruption aux cris de « Vendues », « Parasites », « Parlez-nous des victimes de votre gouvernement », « Bobos », « Profiteuses », « Vous encouragez l’effacement des femmes » (2), « Vous êtes un danger pour les femmes, les enfants et les travailleurs d’Espagne »… Telles sont quelques-uns des slogans qui interrompirent les organisateurs de l’événement.
Né le 14 octobre 2018, le Frente Obrero est enregistré comme parti politique en 2022. Il se définit comme « le seul mouvement politique qui représente les travailleurs de notre pays ». Beaucoup, notamment à l’extrême gauche, ont cependant souligné que, sur certains points, il est proche de la ligne programmatique de Vox, notamment sur les questions d’immigration, et, en général, du néofascisme.
Avec une idéologie républicaine et fédéraliste, le Frente Obrero appartient au spectre idéologique communiste. Bien qu’il refuse de se considérer comme tel, choisissant de se qualifier de « front de masse » afin de « toucher plus de secteurs dans sa lutte politique ». Cependant, l’une des organisations qui font partie du front, le Parti marxiste-léniniste (reconstruction communiste), se qualifie de « communiste antirévisionniste » et, surtout, est à l’origine de cette plate-forme frontiste.
Dans son programme, le Frente Obrero préconise entre autres le renversement de la monarchie, la sortie de l’UE et de l’OTAN, l’établissement d’une république fédérale, l’amnistie pour les prisonniers politiques et la promotion du droit à l’autodétermination des peuples.
Plus récemment, ses militants ont pris d’assaut un meeting de Pedro Sánchez, alors premier ministre espagnol, à Ségovie : « Sánchez, tu devrais repenser ta politique du Sahara : combien le Maroc te paie-t-il pour trahir le Sahara et notre souveraineté ? » ont-ils scandé.
Un jeune militant du Frente Obrero qui criait cela a déclaré plus tard aux médias : « Révolutionnaire et patriote, c’est ainsi que je m’identifie, mais je ne me sens pas identifié à ce que l’on considère aujourd’hui comme communiste. Si on me compare à Iglesias (ancien dirigeant de Podemos), cela me rend malade ». « Notre essence est la récupération de la souveraineté nationale. Nous ne voulons pas que l’Espagne continue à s’incliner devant les intérêts du Maroc et nous considérons que l’Espagne a une responsabilité vis-à-vis du Sahara », répond Fermín Turia, membre du bureau national du Frente Obrero. « Nous croyons que l’Espagne doit assumer sa dette historique et défendre le droit du peuple sahraoui à l’autodétermination », affirme le Frente Obrero dans ses documents.
Le Frente Obrero s’articule autour d’autres organisations satellites : de Juventud Combativa (sa jeunesse), le syndicat Frente de Obreros En Lucha et la section étudiante Estudiantes en Lucha. Roberto Vaquero, son président, est issu des Juventudes Comunistas mais affirme l’avoir quitté « désenchanté par sa dégénérescence politique et idéologique ». Sa chaîne Youtube, sa principale plateforme, compte près de 200 000 abonné.
Le groupe dont est issu le Fronte Obrero, le Parti marxiste-léniniste (reconstruction communiste), est une formation dont les activités ont été temporairement suspendues par la justice espagnole en 2016 après qu’elle ait envoyé des combattants en Syrie pour rejoindre une milice syrienne liée au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), inscrit sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne. L’Audience nationale espagnole s’est prononcée contre l’interdiction du parti au motif que son idéologie ne prônait pas la violence. Il s’est frayé un chemin dans la représentation syndicale et les mouvements étudiants et s’est présenté dans une demi-douzaine de municipalités aux élections de mai, à titre de « test » avant sa participation aux élections générales.
Son discours contre l’immigration, le féminisme et la loi sur la transsexualité, ainsi que l’esthétique de ses mises en scène, lui ont valu une série de critiques et de réticences.
Dans son programme, le Frente Obrero prône « la fermeture et le contrôle absolu des frontières terrestres et maritimes avec le Maroc ». Il demande également « l’expulsion immédiate de tous les immigrés qui commettent des délits à répétition et des radicaux islamiques ». « Nous sommes des patriotes et nous voulons rompre avec la gauche et la droite », affirme Fermín Turia. « Et contrairement à Podemos et Vox, nous ne recevons pas de financements étrangers », ajoute-t-il, lui qui ne renonce pas à mener de nouvelles escraches. « Podemos nommait les escraches le ‟sirop démocratique”, mais les leurs ont toujours été le fait de gens polis et distingués. Nous sommes des gens de la base, nous ne sommes pas dans la demie-mesure », affirme-t-il. « Ils nous accusent d’être des fauteurs de troubles, mais beaucoup de gens qui ont voté pour le PSOE auraient pu poser la même question à M. Sánchez. La position sur le Sahara n’a pas été votée au Congrès ni au Conseil des ministres. C’est une décision personnelle de Sánchez. »
Une militante, qui a contribué à troubler la réunion de Sánchez à Ségovie, partage avec d’autres de ses camarades son opposition au « consumérisme, au langage inclusif, aux portes ouvertes à l’immigration ou à l’islamisation des quartiers espagnols ». « Sánchez visite des tombes génocidaires et permet à l’Espagne d’être humiliée lors d’un sommet international. Et pendant ce temps, le président du Sénat marocain parle de l’immigration marocaine en Espagne pour récupérer Ceuta et Melilla. Je ne comprends pas très bien comment ces choses peuvent être autorisées », affirme la jeune femme. « Le PSOE avait inscrit l’abrogation de la loi bâillon dans son programme, mais maintenant il l’utilise à son avantage », conclut-elle.
Lors des dernières élections générales du 23 juillet, le Frente Obrero n’a obtenu que 46 000 voix, bien qu’il se soit présenté dans toutes les circonscriptions. Il est clair que ce groupe, curieux amalgame de patriotisme, de soviétisme, de communisme, d’agitation et de protestation, a encore un long chemin à parcourir.
Pierre Martin
Notes :
1 – Escrache est le nom donné dans les pays hispanophones à un certain type de manifestation publique où des activistes vont sur le lieu de travail ou de domicile de celles et ceux qu’ils veulent dénoncer publiquement.
2 – Référence aux lois en faveur des transexuels
Le programme politique du Frente Obrero (Extraits)
« Elle [la gauche] a cessé de se préoccuper et de répondre aux besoins des travailleurs pour se préoccuper des ‟nouvelles luttes” qui, en réalité, ne sont que la défense des dogmes du système, de la pensée unique qui tente de s’imposer. Ces ‟luttes” sont étrangères aux besoins réels du pays et des travailleurs, quand elles ne vont pas directement à leur encontre. En Espagne, il y a des problèmes urgents, entre autres, la précarité, le chômage, l’absence de souveraineté, la désindustrialisation, la situation des campagnes ou le problème migratoire. Cependant, ils préfèrent se concentrer sur les quotas, le langage de genre et le monde non binaire. Pendant ce temps, les travailleurs n’arrivent pas à joindre les deux bouts et subissent une paupérisation accélérée, le prix de l’électricité et de l’essence s’envole et le gouvernement cède aux pressions de l’Union européenne (UE) et du Maroc ».
« Il est nécessaire que l’Espagne sorte de l’UE, qu’elle se réindustrialise, qu’elle se modernise et qu’elle modernise la production dans les campagnes. Tant que nous resterons dans l’UE, notre souveraineté sera prise en otage et les mesures qui doivent être prises pour faire avancer le pays ne pourront pas être mises en œuvre ».
« Sortie immédiate de l’OTAN et de toutes les organisations au service de l’impérialisme dont l’Espagne est membre.
Expulsion de toutes les bases militaires étrangères, à commencer par la présence de l’armée britannique à Gibraltar, dont il faut reprendre le contrôle. Nous ne pouvons aspirer à être un pays souverain avec des armées étrangères sur notre territoire ».
« Aucun pays ne peut avoir un minimum de souveraineté sans une capacité industrielle avancée. Depuis des décennies, nous avons vu comment les secteurs stratégiques de notre pays ont été soumis à la privatisation et à la spéculation avec l’approbation et la complicité de tous les partis du système. Cela a eu des conséquences désastreuses telles que l’augmentation du coût de la vie et, surtout, la perte de notre souveraineté.
L’Espagne doit s’orienter vers l’indépendance énergétique. L’Espagne a besoin d’un modèle énergétique planifié qui ne dépende plus des capitaux étrangers et qui soit basé sur des sources qui garantissent un approvisionnement stable. L’énergie nucléaire, en plus d’être une source contrôlable et fiable, peut garantir, grâce à sa stabilité, la planification de l’offre et de la demande. L’Espagne dispose également de conditions très favorables au développement des énergies renouvelables, qui n’est actuellement pas encouragé, mais plutôt limité et pénalisé ».
« Combattre l’usure et les pratiques abusives en matière de recouvrement de créances. Faciliter le paiement de la dette à toutes les personnes dont l’incapacité à la payer est avérée ».
« Garantir le droit de chacun à étudier en espagnol ou dans sa langue maternelle. Les étudiants seront encouragés à connaître la richesse linguistique de notre pays et il sera mis fin à l’utilisation politique des langues par les nationalistes d’un bord ou de l’autre.
Laissez la religion et les théories anti-scientifiques en dehors des écoles. La religion a un caractère privé et ne peut être enseignée que d’un point de vue historique et scientifique. Il faut promouvoir une conception athée et scientifique des choses. De même, les religions en expansion, comme l’islam, ou les théories et conceptions telles que la théorie queer, qui nie les preuves scientifiques et aggrave des problèmes tels que la dysphorie de genre, doivent être expulsées de la salle de classe ».
« Une culture décadente est en train de s’implanter en Espagne, qui cherche à détruire tout ce que nous sommes – l’hispanisme, la patrie ou les langues, entre autres – pour imposer les pires modes américaines et le cosmopolitisme, qui n’est rien d’autre que la nouvelle façon de défendre les intérêts de l’impérialisme américain ».
« Depuis quelques années, nous avons pu constater que l’idéologie néfaste du post-modernisme s’est incrustée dans le pouvoir, est devenue hégémonique et s’est imposée dans tous les domaines. Le féminisme en est l’un des plus grands représentants. Pour nous, tout mouvement ou idéologie qui soutient la ségrégation des sexes, l’interclassisme, la division de la classe ouvrière, la confrontation entre hommes et femmes et la discrimination sous toutes ses formes, est essentiellement réactionnaire ».
« Le mouvement queer est allé jusqu’à attaquer et persécuter les féministes radicales et à prôner la réglementation de la prostitution et de la maternité de substitution. Nombre de ses dirigeants sont biologiquement masculins. Les femmes ont été supplantées dans ce qui était censé être leur propre mouvement ».
« Le ministère de l’égalité, lourdement financé, illustre tout ce qui ne va pas dans le mouvement féministe. Non seulement ses mesures et propositions n’améliorent pas la situation des femmes, mais elles l’aggravent. Ceux qui souffriront le plus de ces politiques seront les jeunes, en raison de l’engagement du ministère et donc du gouvernement en faveur du transgendérisme, qui conduira à la ruine de milliers d’entre eux, avec la destruction de leur vie par une terrible mode importée des États-Unis. La gauche a toujours été connue pour défendre une vision scientifique des choses ; cependant, elle a dérivé vers la défense des dogmes antiscientifiques et idéalistes de la foi de ce qui est, sans aucun doute, une nouvelle religion ».
« L’immigration contrôlée est nécessaire dans tous les pays, mais le problème auquel nous sommes confrontés [le taux de natalité] n’est pas résolu en encourageant d’autres personnes à quitter leur pays, les laissant sans une population jeune pour les développer, il est résolu en prenant les mesures appropriées pour augmenter le taux de natalité afin que la croissance du pays suive un développement optimal ».
« Fermeture des frontières avec le Maroc. Contrôle absolu des frontières terrestres et de la mer environnante. Un pays qui ne peut pas contrôler ses frontières est un État en faillite »
« Expulsion des radicaux islamiques et des structures religieuses qui font du lobbying en faveur de pays étrangers ».
« Nous nous opposons à tous les processus d’indépendance qui se déroulent actuellement en Espagne en raison de leur caractère réactionnaire. Les micro-États n’ont aucun sens dans les conditions matérielles actuelles et nous considérons que la seule manière efficace de défendre l’avenir des travailleurs est d’être unis et forts contre notre véritable ennemi : le système capitaliste ».
« Nous sommes en faveur d’une République fédérale symétrique, mais en attendant de décider de la nouvelle forme d’État, nous pensons qu’il est nécessaire d’égaliser les compétences et les régimes fiscaux de toutes les régions autonomes. Les Basques ou les Catalans ne sont ni plus ni moins que les Estrémaduriens ou les Murciens ; les relations entre les différentes régions doivent se faire sur un pied d’égalité, avec les mêmes conditions pour tous. D’autre part, certaines compétences, comme l’éducation ou la santé, devraient être centralisées ».
« Les soldats espagnols cesseront de risquer leur vie dans des missions étrangères qui ne visent qu’à défendre des intérêts impérialistes et qui, en outre, sont étrangères aux intérêts de l’Espagne ».