Le national-bolchevisme

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Mais il y a plus important que ces tracés de frontière par rapport aux conservateurs classiques et aux forces « neutralisées », telles que la Reichswehr, dans l’histoire de la Révolution conservatrice : ce sont les démarquages, qui durent de 1918 à 1932, à l’égard des deux mouvements politiques de masses dont l’action donne, pour l’essentiel, sa physionomie à cette période : le communisme et le national-socialisme. Il est vrai que les points de contact avec le communisme sont de moindre importance que ceux avec le national-socialisme. L’idéologie qui sert de façade aux forces communistes remonte à 1789 ; celle que le national-socialisme utilise comme instrument est, malgré des éléments de tout autre provenance, empruntée en majeure partie à l’arsenal du Mouvement allemand et à la Révolution conservatrice de l’Europe entière. Le fait que le national-socialisme abuse de ces idées, selon l’opinion de la Révolution conservatrice, ou à tout le moins les simplifie platement n’empêche pas que cette ressemblance de surface crée une proximité. C’est ce qu’indique la formule « les trotskistes de la NSDAP », pour désigner les adeptes de la Révolution conservatrice.

Tout de même, durant les trois vagues national-bolcheviques de l’ère weimarienne[1], bien des contacts avec la KPD se produisent.

On entend par « national-bolchevisme », en Allemagne, une combinaison d’objectifs d’un socialisme extrémiste et d’un nationalisme extrémiste, qui doivent être atteints par le moyen d’une alliance entre les deux nations « prolétariennes », l’Allemagne et la Russie, contre l’Occident « capitaliste ». L’idée d’une telle solution national-bolchevique se manifeste durant l’ère weimarienne toutes les fois que la situation sociale et celle de la nation apparaissent simultanément menacées, quand la volonté de révolte sociale et celle de révolte nationale se heurtent au même adversaire.

La première vague national-bolchevique se laisse discerner vers 1919-1920. Elle naît sous l’effet de la signature du traité de Versailles, le 28 juin 1919, qui oblige l’Allemagne à payer un tribut, et de la guerre russo-polonaise de 1920, qui amène jusque loin vers l’Ouest les troupes de la Russie soviétique, elle aussi en lutte contre Versailles. Au sein de la KPD, c’est avant tout le groupe local de Hambourg, sous la direction de Heinrich Laufenberg et de Fritz Wolffheim, qui proclame la guerre nationale et populaire contre l’Occident et l’alliance avec des membres de la Révolution conservatrice, tels que Gerhard et Albrecht Erich Günther ou le comte Ernst zu Reventlow. Décision symétrique à droite, lorsque par exemple un certain conseiller de justice Krüpfgantz fait paraître un écrit intitulé : « Der Kommunismus — eine nationale Notwendigkeit » (« Le communisme, une nécessité nationale »)[2] Quand la cavalerie de Boudienny bat déjà la région du Corridor polonais, nombreux sont ceux chez qui s’éveille l’espoir d’arriver à adjoindre à une guerre perdue et officiellement terminée, avec l’aide des Russes, un épilogue malgré tout plus favorable. Mais, en août 1920, Weygand bat l’Armée rouge devant Varsovie, et Moscou excommunie Laufenberg et Wolffheim, dont la Kommunistische Arbeiterpartei Dcutschlands (KAPD) ne tarde pas à tomber au niveau d’une secte sans importance et sans unité[3]

La Russie a été refoulée, une fois de plus, et se replie sur ses tâches de politique intérieure. Et pour la première fois, le national-bolchevisme régresse et se limite aux activités de petites sectes, sans support dans les masses, et que la situation politique ne favorise pas.

La seconde vague s’enfle dans l’année 1923, au moment où l’occupation de la Ruhr et l’inflation font qu’à nouveau, la détresse sociale et celle de la nation confluent. Les forces national-bolcheviques recommencent à s’agiter. Mais cette fois, du côté de la KPD, l’impulsion vient déjà plutôt de la centrale. Radek, fonctionnaire du Komintern, prononce son fameux discours à la mémoire d’un résistant nationaliste fusillé pour sabotage par les Français, lors des combats de la Ruhr : « Schlageter, le pèlerin du néant »[4]. À « droite », Moeller van den Bruck et d’autres encore répondent à cette assez claire offre d’alliance. La Rote Fahne écrit[5] : « La nation tombe en pièces. L’héritage du prolétariat allemand, acquis grâce au labeur de générations de travailleurs, est menacé par la botte de la soldatesque française et par la faiblesse ignoble et avide de profits de la bourgeoisie allemande. La classe ouvrière est seule à pouvoir sauver la nation ». Mais, pour l’essentiel, on ne va pas plus loin que de telles proclamations. Certes, le communiste Heinz Neumann parle d’ouvriers communistes qui, sous le commandement d’officiers prussiens revenus du front, pratiquent le sabotage actif contre la puissance occupante dans la Ruhr[6] — mais de tels événements ne sont que sporadiques. Le fait que les autorités qualifient la tentative de putsch contre Küstrin de « national-communiste » (A 2.6) est symptomatique, mais ne change rien au fait que les communistes se sont abstenus de participer à ce putsch[7]. Cette seconde vague national-bolchevique reste, comme la première, le symptôme d’une fièvre. Et la fin de l’occupation de la Ruhr et de l’inflation la fait refluer.

La troisième vague national-bolchevique est plus sérieuse. Elle commence en 1930. La crise économique mondiale tend vers son point culminant, et la politique de réparations imposée à l’Allemagne par les puissances victorieuses trouve sa nouvelle incarnation, visible pour les masses, dans le plan Young. Gregor Strasser, qui dirige l’aile national-bolchevique de la NSDAP, prononce le mot classique de cette « nostalgie anticapitaliste » qui, selon lui, s’étend à tout le peuple allemand[8]. La KPD tente de s’assurer la direction de cette vague, tout d’abord au moyen du « programme de la KPD en vue de la libération nationale et sociale du peuple allemand », paru le 24 août 1930, puis, une seconde fois, au printemps 1931, par son « programme d’aide aux paysans ». Il se forme, au sein de la KPD, une aile « nationale-communiste » autour de Heinz Neumann, qui cherche des contacts avec des forces analogues de la droite, bien que ce soit, une fois de plus, pour des raisons essentiellement tactiques. Ces tentatives sont connues sous le nom de « voie Scheringer » (Scheringer-Kurs), d’après le cas sensationnel du lieutenant Scheringer, condamné avec deux autres officiers pour menées nationales-socialistes à l’intérieur de la Reichswehr (procès de la Reichswehr à Ulm, septembre-octobre 1930) et qui, durant son incarcération en forteresse (mars 1931), passe à la KPD. D’autres représentants de la droite, de tendances à la fois nationalistes et socialistes, rejoignent la KPD : des aristocrates comme Ludwig Renn (pseudonyme d’Arnold Vieth von Golssenau) et le comte Alexander Stenbock-Fermor, des dirigeants du Mouvement paysan (Landvolkbewegung) tels que Bruno von Salomon et Bodo Uhse, et même des chefs de corps francs comme le capitaine Beppo Römer, qui s’est distingué dans l’assaut de l’Annaberg, lors des combats d’après-guerre en Haute-Silésie, devenu un mythe nationaliste.

Mais la collaboration de la « droite » et de la « gauche » dans la politique concrète — soit dans le cadre du Parlement, comme le référendum raté du Stahlhelm contre le gouvernement de Prusse, en août 1931, référendum soutenu par la KPD, soit dans la rue, comme, très tard encore, lors de la grève de la BVG (la Société berlinoise des transports), organisée en commun par la NSDAP et la KPD en novembre 1932 — cette collaboration reste toujours « tactique ». Elle est limitée dans le temps et dans l’espace et ne vise que des buts immédiats. Certes, la mentalité nationale-bolchevique s’étend, cette fois, à des couches plus larges qu’auparavant. Toutefois, contrairement à la première vague nationale-bolchevique, la seconde et surtout la troisième manquent de l’appui d’une conjoncture internationale favorable. L’une des causes principales en est l’évolution de la politique intérieure allemande qui commence à faire disparaître, de la part de l’Union soviétique, toute envie d’expériences nationales-bolcheviques en Allemagne, avec la montée du national-socialisme.

En vertu de cette montée, qui balaie tout devant elle depuis les élections au Reichstag de septembre 1930 (un bond de 12 à 107 sièges, de la neuvième à la seconde place parmi les fractions parlementaires), c’est désormais la NSDAP qui représente, avant tout autre parti, la « droite » allemande — quelle que soit la méfiance qu’elle inspire à la droite traditionnelle. Parallèlement à cette ascension, la NSDAP se fige dans la politique anti-russe. Le « groupe de Munich », qui représente cette tendance (Hitler, le Balte Rosenberg), refoule de plus en plus la tendance « d’Allemagne du Nord », qui n’est pas hostile aux solutions pro-russes (les frères Strasser, Reventlow, Stohr, Koch et aussi, à l’origine, Goebbels). Dès le 30 juin 1930, Gregor Strasser se soumet aux Munichois ; peu de temps après, le 4 juillet 1930, son frère Otto Strasser sort du parti, avec ses partisans et avec, comme mot d’ordre : « Les socialistes quittent la NSDAP ».

Certes, l’Union soviétique ne se fixe pas tout de suite sur une position anti-allemande — longtemps encore, elle garde ouvertes les communications avec la droite allemande[9]. Mais les pactes soviétiques de non-agression avec la Pologne (25 janvier 1932) et avec la France (29 novembre 1932) n’en marquent pas moins le fait que Moscou tourne le dos à ceux qui rêvent d’être son partenaire. Dès 1931, l’épanouissement du « communisme national » au sein de la KPD se trouve freiné ; les adversaires de la politique de Heinz Neumann s’y regroupent autour de Thälmann. Après la prise du pouvoir par Hitler, le 30 janvier 1933, Staline passe inévitablement dans le camp anti-allemand.

Mais à côté de ce national-bolchcvisme des nationalistes et des communistes, il existe encore, dans la République de Weimar, un national-bolchevisme honteux au sein des instances officielles. Ces tendances, dans le cadre de la diplomatie et de la Reichswehr, ne se confondent pas avec les trois vagues nationales-bolcheviques déjà citées : leurs intentions sont exclusivement de politique extérieure, et elles évitent scrupuleusement toute immixtion dans la politique intérieure de l’Allemagne. Aussi ne sortent-elles pas de l’atmosphère un peu confinée des cercles dirigeants ; il manque, à ces penchants russophiles officieux, un enracinement dans la population.

Dans ce national-bolchevisme officieux, ce qui inquiète surtout l’Occident, ce sont les relations entre la Reichswehr et l’Armée rouge. Elles demeurent soumises à la direction, d’abord effective, puis spirituelle de Seeckt. Jusqu’où ont-elles été, dans le temps et dans les faits ? Malgré de nombreuses monographies, ce point n’est pas encore tout à fait tiré au clair. Le procès fait plus tard au partenaire présumé du côté russe, le maréchal Toukhatchevsky, n’apporte guère, lui non plus, de clarté sur cette affaire. En tout cas, il semble que durant l’ère de Weimar, il arrive que des troupes allemandes chargées de missions spéciales soient entraînées en Russie, et que les états-majors collaborent dans des questions de technique militaire. Mais l’étendue de cette collaboration a sans doute été souvent exagérée.

Les tendances semblables dans la diplomatie sont plus insaisissables encore. On considère comme leur représentant principal le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, où il dirige le département de l’Est, le baron Ago von Maltzan : mais, dès 1925, il est envoyé en poste à Washington, et meurt en 1927. La part qu’y a prise l’ambassadeur à Moscou, le « comte rouge » Ulrich von Brockdorff-Rantzau (mort en 1928), est contestée. Bien qu’il passe, dans la mythologie politique, pour le plus important de ceux qui soutiennent alors une nette orientation vers l’Est, les recherches récentes affirment qu’à l’époque où fut conclu le traité de Rapallo, il était violemment opposé à cette orientation.

Néanmoins, ce n’est sans doute pas par hasard qu’il est justement question, dans un tel contexte, de deux Junkers. Depuis que les Russes ont délivré Frédéric le Grand de l’étreinte de la « Grande coalition », et depuis que Yorck von Wartenburg a signé la convention de Tauroggen[10], l’orientation vers la Russie a été une constante de la politique prussienne (cf. A 4.5). Maltzan cherche donc à reprendre cette tradition, qui s’étend par l’intermédiaire du traité bismarckien de contre-assurance (1887) jusqu’à l’époque présente, et amène le ministre des Affaires étrangères, Rathenau, à signer en 1922 le traité de Rapallo. Ce traité fait l’effet d’une bombe à Paris et à Londres, mais il apparaît bientôt, au plus grand soulagement des puissances bénéficiaires du traité de Versailles, que c’est un simple coup tactique, sans importance stratégique.

Le national-bolchevisme modéré ne doit donc pas plus être surestimé que sa nuance plus radicale. Si l’un et l’autre ont de l’importance, c’est en tant que symptômes : le fait qu’on pense, ne fût-ce que par jeu, à des solutions aussi extrêmes atteste que la situation s’envenime. La manière dont Erzberger caractérise Brockdorff-Rantzau « un dangereux mélange de Junker prussien et de bolchevik russe » est excessive. L’atmosphère dans laquelle s’est développé le national-bolchevisme officieux, en particulier, est bien mieux définie par une remarque de Seeckt (B 155.5.12, p. 43) : « L’auteur de ces lignes s’est vu un jour proposer par un représentant diplomatique de l’Allemagne à Moscou d’intervenir, dans l’intérêt des relations diplomatiques entre les deux États, en faveur d’un Russe convaincu d’avoir préparé un attentat contre lui (l’auteur). Il a refusé, considérant que l’assassinat d’un Allemand qui se trouvait encore, à cette époque, au service de l’État, représentait une immixtion dans nos affaires intérieures qu’on ne saurait trop énergiquement réprimer ».

Malgré tant de modération, les tendances qu’incarnent Seeckt et Maltzan n’arrivent pas à se faire jour dans le monde officiel de la République de Weimar. Elles demeurent, tant en diplomatie que dans la Reichswehr, l’affaire de minorités, sont sans cesse freinées par le gouvernement, et les maigres résultats obtenus ne le sont que clandestinement, et souvent aussi sous la responsabilité propre de leurs auteurs. Les efforts parallèles d’une partie de l’économie allemande pour affirmer son indépendance, face à l’Occident, en unissant étroitement une Allemagne fortement industrialisée à une Russie riche en matières premières — ces efforts n’y changent rien, eux non plus.

Bilan final : le national-bolchevisme de la KPD est un national-bolchevisme en tout temps révocable, opportuniste, conforme aux besoins du Komintcrn. La NSDAP étouffe, dans tout son domaine d’influence, les germes nationaux-bolcheviks. Le national-bolchevisme de Seeckt et de Maltzan s’arrête à moitié chemin, et n’est jamais plus, pour leurs supérieurs, qu’un instrument parmi d’autres. Telle est la situation dont doit s’accommoder l’aile « gauche » de la Révolution conservatrice (pour autant que « gauche » et « droite » aient encore un sens en tout ceci) tentée par les solutions nationales-bolcheviques.

C’est pourquoi, vers la fin de l’ère weimarienne, on voit de plus en plus apparaître dans l’orbite du mouvement de la Révolution conservatrice de petits groupes qui prétendent incarner le national-bolchevisme « authentique ». La guerre sur trois fronts menée par le plus notable d’entre eux, la Widerstandsbewegung (mouvement de Résistance) d’Ernst Niekisch, est caractéristique[11]. Résistance signifie ici et la résistance contre l’État de Weimar, « exécutant servile » du traité de Versailles, et celle contre la NSDAP et la KPD.

Armin Mohler.

[1] Pour notre analyse du national-bolchevisme, nous nous appuyons dans une large mesure sur le petit livre d’Erich Müller Nationalbolschcwismus (B 13.4.1).

[2] Erich Müller, op. cit., p. 11.

[3] La KAPD devient bientôt le simple dépotoir des groupes sécessionnistes les plus divers, et pas seulement ceux du national-bolchevisme, ce qui lui fait perdre toute force d’impact.

[4] Le discours de Radek, avec la réponse de Moeller, se trouve dans B 150.1.90, p. 73-100. Le titre du discours de Radek est emprunté à un roman de Frédéric Freska, au titre identique, qui décrit l’existence d’avant-guerre d’un futur officier de la Guerre mondiale : il tombera dans les troubles de l’après-guerre.

[5] Erich Müller, op. cit., p. 20.

[6] Erich Müller, op. cit., p. 21.

[7] Le terme de « communiste national » ne recouvre pas celui, plus vaste, de « national-bolchevik ». On l’emploie le plus souvent dans un sens plus particulier, pour désigner les courants « nationalistes » au sein de la KPD.

[8] Dans son discours du 10 mai 1932 au Reichstag : « Ce qu’il y a d’intéressant et de valable dans cette évolution, c’est la grande nostalgie anticapitaliste, comme je l’appellerai, qui s’étend à tout notre peuple, qui a déjà gagné, consciemment ou inconsciemment, 95 % peut-être de notre peuple ». L’attribution de cette expression à Ernst Jünger, fréquente, mais erronée, provient d’une erreur d’Arthur Koestler (The Yogi and the Commissar, 1945 — traduction allemande, 1950).

[9] Même après le 30 janvier 1933, des contacts entre la Russie soviétique et des représentants de la droite traditionnelle et de la Révolution conservatrice se maintiennent un certain temps. Carl Schmitt ou Ernst Jünger, par exemple, se rendent ostensiblement aux réceptions de l’ambassade de Russie à Berlin sous le IIIe Reich (1971).

[10] Aussi ces courants sont-ils qualifiés, çà et là, de « direction de Tauroggen » ; mais à la longue, le slogan de « politique de Rapallo » l’a emporté jusqu’à aujourd’hui.

[11]   Cf. les années 1930-32 de la revue de Niekisch, Widcrstand.

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