Le pull CCCP de Lavrov en Alaska annonce le retour de l’Empire. Des symboles soviétiques à un avenir multipolaire

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Sergueï Lavrov se tient devant l’immensité glaciale de l’Alaska, vêtu d’un pull blanc brodé des lettres CCCP, vestige d’un ordre disparu qui tenait autrefois la moitié de la planète sous son emprise. Le vent de la toundra souffle autour de lui comme s’il encerclait un monument impérial ; le froid n’est pas seulement celui du climat, mais aussi celui de la mémoire : le gel immuable des plans d’acier de Staline et l’emprise granitique de la géopolitique soviétique. Cette scène relie la géographie de l’Amérique russe à la cartographie spectrale de l’URSS, comme si le détroit de Béring était une couture entre deux époques. La posture de Lavrov a le calme défiant d’un commissaire inspectant une nouvelle frontière, sa poitrine est une bannière pour l’empire qui s’est industrialisé à un rythme effréné, a écrasé ses ennemis étrangers et intérieurs, et s’est imposé comme le pilier oriental d’un monde divisé. Les lettres sont noires, le pull blanc : un drapeau monochrome pour une aube multipolaire.

Le timing est calculé. Trump et Poutine se rencontrent à Anchorage, une ville autrefois éloignée du Kremlin, mais toujours dans l’orbite de l’influence historique russe, tandis que la tenue de Lavrov fait basculer des siècles dans le présent. C’est là que la vision de l’alliance germano-russe contre le libéralisme occidental du national-bolchevik allemand Ernst Niekisch se transforme en scénario multipolaire du XXIe siècle : non pas des armées marchant en colonnes jointes à travers l’Europe, mais des symboles traversant les continents pour briser le monopole psychologique de l’Occident. Lavrov porte le CCCP comme le poète punk russe et leader du Parti national-bolchevique Eduard Limonov écrivait autrefois qu’il portait le défi lui-même, affichant une identité que l’Occident croit enterrée. L’Alaska, vendue par la Russie aux États-Unis en 1867, revient comme théâtre d’un choc entre empires renaissants, où chaque poignée de main entre Moscou et Washington est assombrie par un vieux registre impérial. La photographie fonctionne comme un art de propagande de l’ère soviétique, chaque détail étant chargé de sens : les montagnes comme remparts, le pull comme manifeste, l’homme comme émissaire d’une cause qui refuse de disparaître.

Le sigle CCCP sur la poitrine de Lavrov est moins une nostalgie qu’une menace codée. L’URSS de Staline n’a jamais été un simple projet socialiste ; c’était une mégastructure impériale en granit rouge, dont les colonnes étaient construites à partir de la fusion de l’universalisme marxiste et de la territorialité tsariste. Niekisch voyait dans le pouvoir soviétique un modèle d’État discipliné et collectiviste, immunisé contre la pourriture de l’individualisme occidental. Des décennies plus tard, Lavrov reprend ce flambeau dans l’arène de la multipolarité. C’est le national-bolchevisme en version soft : pas de chars dans les rues de Berlin, mais une image conçue pour instrumentaliser l’histoire, pour rappeler au spectateur que la chute de l’Union soviétique n’était qu’une manœuvre dans une campagne plus longue. Les romans d’exil de Limonov deviennent ici une sorte de manuel, chaque page traitant de la trahison, de l’endurance et du refus de se dissoudre dans l’anonymat cosmopolite. Dans ce cadre, le pull-over dit : l’URSS en tant qu’idée est portable, elle survit dans le sang, elle peut traverser l’Alaska sans perdre son élan.

Sous ce théâtre se cache la fragile réalité du sommet. Les rapports font état de cessez-le-feu qui ne tiennent que par le désir de faire la une des journaux, de « échanges de territoires » qui rappellent les anciennes partitions impériales, de l’exclusion de l’Europe de la table des négociations comme une province vaincue. Selon Niekisch, c’est le moment où l’atlantisme – son ennemi mortel – semble le plus affaibli, alors que Washington et Moscou négocient au-dessus de la tête des petits États. Staline a autrefois monté Roosevelt et Churchill l’un contre l’autre tout en consolidant sa sphère d’influence ; aujourd’hui, la manœuvre est plus subtile, mais elle obéit à la même logique impériale. Le CCCP de Lavrov est l’ancien drapeau de signalisation, brandi non pas en signe de défi à Washington, mais pour rappeler que Moscou peut encore dicter les conditions de la paix et de la guerre d’une manière qu’aucun technocrate bruxellois ne peut égaler. C’est le fantôme de Staline qui sourit derrière des lunettes de soleil teintées, observant un nouvel alignement se former dans le pergélisol.

Nous sommes dans la nouvelle ère des empires, où la conquête s’écrit en symboles plutôt qu’en mouvements de troupes, mais la logique reste la même. L’Union soviétique en tant que structure impériale – centralisée, armée idéologiquement, avide de territoires – fournit le modèle du rôle de la Russie dans l’ordre multipolaire. Niekisch y aurait vu la justification de son virage vers l’Est, l’affirmation que « l’idée impériale » doit survivre à la forme politique qu’elle a autrefois revêtue. Limonov aurait qualifié le pull de Lavrov d’« acte littéraire », une performance géopolitique en direct où chaque maille se moque de l’ordre néolibéral. Il s’agit là d’une nostalgie impériale transformée en performance artistique stratégique, du genre qui contourne les notes de politique générale pour s’ancrer directement dans l’imaginaire des amis comme des ennemis.

Ainsi, la photographie, la rencontre et le décor forment un triptyque de cette nouvelle époque. Les montagnes de l’Alaska rappellent la dernière fois où les drapeaux impériaux russes ont flotté sur cette terre ; le CCCP rappelle les décennies où l’Union soviétique a plié la moitié du monde à sa volonté ; la poignée de main avec Trump rappelle la froideur transactionnelle de toute diplomatie impériale. La multipolarité naît ici sous la forme d’une image, d’un geste, d’une suggestion que l’empire peut revenir vêtu de pulls plutôt que d’uniformes. La carte de Staline, la théorie de Niekisch, la performance de Limonov : voilà les matières premières. Lavrov, avec ses lunettes de soleil et ses lettres soviétiques, en est le messager. L’ère des empires renaît, et son gel brûlant s’étend de la Sibérie à la côte de l’Alaska.

Constantin von Hoffmeister

Source : Eurosiberia.

 

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