Pourquoi s’intéresser aux analyses de l’anarchiste russe Pierre Kropotkine (1842-1921), penseur et pionnier de la philosophie anarchiste moderne ?
Théoricien socialiste, Pierre Kropotkine s’est intéressé de près à la création de biens manufacturés, et au cadre humain nécessaire à leur création. Il a pu constater un défaut majeur de la productivité de son temps, à savoir son irrationnalité, tant dans son organisation que dans son principe même, et à partir de là en a déduit l’irrationnalité profonde du processus capitalistique lui-même. Celui-ci, aujourd’hui nourri par la globalisation, demeure (est-il nécessaire de le rappeler ?) l’ennemi absolu du nationalisme authentique. C’est dans le but de concrétiser celui-ci qu’il nous faut comprendre la critique et surtout l’analyse économique et sociale de Kropotkine, car elles pourraient légitimement être sources d’idées nécessaires à la réappropriation de leur destin par les peuples d’Europe, si ce n’est du monde. N’est-ce pas là l’un des souhaits les plus chers de tout nationaliste authentique ?
Dans son essai La Conquête du pain, publié en 1892, Pierre Kropotkine commençait, pour traiter de la question, par désigner nettement l’adversaire à l’origine des malheurs humains ainsi que la perspective dans laquelle il se place :
« Lorsque les socialistes affirment qu’une société, affranchie du Capital, saurait rendre le travail agréable et supprimerait toute corvée répugnante et malsaine, on leur rit au nez. »
L’amélioration des techniques selon Kropotkine, c’est celle qui débarrasse l’humain d’un temps de travail superflu tout en le rendant plus productif :
« Il est évident que l’usine pourrait être rendue aussi saine et aussi agréable qu’un laboratoire scientifique. Et il est non moins évident qu’il y aurait tout avantage à le faire dans une usine spacieuse et bien aérée, le travail est meilleur ; on y applique aisément les petites améliorations dont chacune représente une économie de temps et de main d’œuvre. »
L’auteur se félicite des progrès techniques accomplis depuis quelques années, que les grands patrons de cette époque eux-mêmes (!) auraient reconnu : « (…) les patrons n’ont qu’à se féliciter de l’économie de force obtenue de cette façon. »
Kropotkine défend également l’idée que la naissance du caractère agréable du travail dépend de l’organisation intelligente de celui-ci, et amène à l’amélioration directe de la productivité :
« Et si la plupart des usines restent les lieux infects et malsains que nous connaissons, c’est parce que le travailleur ne compte pour rien dans l’organisation des fabriques, et parce que le gaspillage le plus absurde des forces humaines en est le trait distinctif. »
La réduction du temps de travail converge avec l’autonomisation des tâches individuelles :
« Cependant on trouve déjà, par-ci par-là, à l’état d’exceptions très rares, quelques usines si bien aménagées que ce serait un vrai plaisir d’y travailler, -si le labeur ne devait pas durer plus de quatre ou cinq heures par jour, bien entendu, et si chacun avait la facilité de le varier selon ses goûts. »
Le déphasage de l’économie mondiale avec les besoins réels de l’Humanité tel que décrit dans l’ouvrage s’accompagne d’une nécessité de réappropriation de toutes les productions nécessaires à l’existence par les producteurs. Dans notre perspective, c’est une étape nécessaire de l’action nationaliste future.
Notons une différence importante avec les problématiques de notre temps : Kropotkine s’inscrit dans une optique productiviste : l’être humain doit produire le plus possible, afin que l‘humanité parvienne au bonheur par l’aisance matérielle la plus complète, et en cela il se distingue des « décroissantistes » de notre époque.
La réflexion de Kropotkine quant à la baisse à la fois « naturelle » et nécessaire du temps de travail pour permettre l’épanouissement de l’Homme est dans le même temps lié au caractère « agréable » ou plus exactement épanouissant du travail, puisque les tâches les plus ingrates seront prises en charge par des machines. On peut songer en cela au propos des intellectuels partisans de la décroissance, comme Alain de Benoist ou Serge Latouche, lequel affirmait en 2018 : « La décroissance, c’est travailler moins pour travailler mieux ».
Kropotkine rend également hommage à Charles Fourier, un autre penseur socialiste (et patriote), concepteur du « phalanstère », sorte de cousin éloigné du kibboutz :
« S’il le fallait, nous pourrions multiplier les exemples, démontrant que, pour l’organisation matérielle, le rêve de Fourier n’était nullement une utopie. »
Poursuivant son raisonnement initial, Kropotkine explique que la réduction du temps de travail a vocation à se généraliser à tous les domaines :
« La manufacture, l’usine, la mine, être aussi saines, aussi superbes que les meilleurs laboratoires des universités modernes ; et mieux elles seront organisées sous ce rapport, plus productif sera le travail humain. »
L’absence de contrainte rendrait automatiquement le travail plus plaisant :
« Eh bien, peut-on douter que dans une société d’égaux, où les « bras » ne seront pas forcés de se vendre à n’importe quelles conditions, le travail deviendra réellement un plaisir, un délassement ? La besogne répugnante ou malsaine devra disparaître, car il est évident que dans ces conditions elle est nuisible à la société tout entière. Des esclaves pouvaient s’y livrer, l’homme libre créera de nouvelles conditions d’un travail agréable et infiniment plus productif. Les exceptions d’aujourd’hui seront la règle de demain. »
De l’évolution naturelle du travail, se développera une humanité nouvelle, plus généreuse :
« ( …) l’homme content de sa vie produit infiniment plus que celui qui maudit son entourage. »
Krotpotkine envisage également la baisse du temps de travail comme une possibilité de libérer la première victime du capitalisme, la femme :
« Il en sera de même pour le travail domestique, dont la société se décharge aujourd’hui sur le souffre-douleur de l’Humanité, – la femme. »
C’est la femme qui a la charge des tâches les plus ingrates :
« Servante, ou épouse, c’est encore et toujours sur la femme que l’homme compte pour se décharger des travaux du ménage. »
L’un des objectifs affichés de Kropotkine est clairement d’émanciper la femme, et plus généralement l’humain, des tâches ingrates et qui en aucune manière n’épanouissent les individus. Cependant, cette émancipation est toujours pensée comme corrélée au progrès technologique le plus récent, qui mèneraient à moins travailler, puisque les machines prendraient notre place, d’autant que le travail serait de moins en moins individuel et de plus en plus collectif.
L’auteur anarchiste envisage de manière originale l’émancipation féminine des tâches domestiques :
« Emanciper la femme, ce n’est pas lui ouvrir les portes de l’université, du barreau et du parlement. C’est toujours sur une autre femme que la femme affranchie rejette sur les travaux domestiques. Emanciper la femme ; c’est la libérer du travail abrutissant de la cuisine et du lavoir ; c’est s’organiser de manière à lui permettre de nourrir et d’élever ses enfants, si bon lui semble, tout en conservant assez de loisir pour prendre sa part de vie sociale. »
Il n’y a pas de libération sociale, donc nationale, si la femme n’est pas également libérée, car une guerre des sexes compromettrait tout avenir :
« Sachons qu’une révolution qui s’enivrerait des plus belles paroles de Liberté, d’Egalité et de Solidarité, tout en maintenant l’esclavage du foyer, et ne serait pas la révolution. La moitié de l’humanité subissant l’esclavage du foyer de cuisine, aurait encore à se révolter contre l’autre moitié. »
Vincent Téma, le 02/06/24.