Normalement, lorsque le sujet du fascisme espagnol est abordé, la plupart des commentateurs avancent l’idée que Franco a détourné la Phalange, composée de vrais fascistes qui suivaient José Antonio Primo de Rivera, de son cours. Mais la situation devient beaucoup plus compliquée dès que l’on étudie l’histoire interne de la Phalange, en particulier les conflits entre ses dirigeants. Ainsi, José Antonio Primo de Rivera n’était pas le véritable visage du fascisme espagnol et nous en avons la preuve dans les désaccords majeurs qu’il eut avec Ramiro Ledesma Ramos.
Par exemple, Primo de Rivera avait en économie un point de vue se rattachant au socialiste de guilde[1] et non pas au fascisme. Il qualifia même l’État corporatif du fascisme italien de moulin à paroles et affirma que ce n’était pas un véritable système corporatiste.
Primo de Rivera pensait que la réforme agraire devait avoir la priorité sur toutes les autres réformes en Espagne. Selon lui, le capitalisme en Espagne était si peu développé que l’Espagne était un pays agraire subissant les conséquences extrêmement désastreuses du développement du capitalisme industriel. Cela signifie que la révolution sociale que Primo de Rivera préconisait exigeait des réformes agraires pour éviter la réalisation des prédictions de Karl Marx.
Primo de Rivera avait beaucoup lu Marx, mais il n’avait pas compris les réalités de la société industrielle, ce qui provoqua des différences d’appréciation tactique et stratégique avec Ledesma Ramos. Ce dernier, contrairement à Primo de Rivera, pensait que l’Espagne devait s’industrialiser complètement et par tous les moyens pour survivre. Primo de Rivera, à l’inverse, pensait que la réforme agraire ne devait pas servir à l’industrialisation mais à maintenir un système agraire fort.
Primo de Rivera insistait sur le fait que la Phalange ne devait mener des activités que dans les petites villes de la campagne, tandis que Ledesma Ramos considérait cette idée comme absurde, et soutenait qu’il était primordial de conquérir les villes sans toutefois négliger la paysannerie.
Primo de Rivera avait une vision qui était enracinée dans la tradition catholique. Ses idées venaient de Donoso Cortés et de Vázquez de Mella, d’où son guildisme, alors que Ledema Ramos avait une pensée absolument moderne. Par exemple, pour lui, l’État était la pierre angulaire de tout développement historique. Cela venait du fait que Ledesma Ramos avait comme principales influences Hegel, Fichte, et surtout Nietzsche.
Ledesma Ramos estimait qu’il était nécessaire que la révolution soit menée via un capitalisme d’État de style soviétique ou fasciste italien, nécessitant des nationalisations massives de l’industrie et des services publics. Une fois cela réalisé, la socialisation de la terre se ferait par le biais d’une formule communautaire ou coopérative, mais avec des syndicats industriels intégrés à l’État comme axe de celle-ci. Donc, il faudrait promouvoir la collaboration de classe par la coercition. Ledesma Ramos savait que la conjoncture de son époque l’exigeait.
Que nous le voulions ou non, le capitalisme ouvre la voie, jusqu’à ce qu’il atteigne sa propre destruction et ne soit plus nécessaire comme transition vers un nouveau modèle économique. Primo de Rivera a voulu, non pas revenir en arrière mais paralyser un processus qui est, comme l’histoire le montre, inévitable. L’accumulation du capital, une loi à laquelle il croyait après avoir lu Marx, n’est pas arrêtée par la formule de la guilde mais par l’État, qui assume cette fonction, pour ensuite procéder à une socialisation des moyens de production soit par les syndicats et les coopératives, soit par lui-même. Il n’est pas nécessaire de supprimer la petite propriété, car quelle que soit l’accumulation, elle existera toujours.
Ledesma Ramos détestait rabiquement la monarchie et les aristocrates en général. Cela l’amènera à avoir toutes sortes de disputes avec Primo de Rivera, mais aussi à détester d’autres mouvements dits « fascistes » : « Il y a Mosley avec ses chemises noires, son parti fasciste et ses rêves mussoliniens ; comme Primo de Rivera ici, avec une autre équipe de même nature. Elles ont un leader, un Duce aristocratique, millionnaire, qui consacre ses loisirs à organiser un parti. Ainsi est Mosley, l’Anglais, qui est un aristocrate et un multimillionnaire. Ainsi est Primo de Rivera, l’Espagnol, qui est marquis de Estella, millionnaire et extrêmement raffiné. Ainsi est encore Starhemberg, l’Autrichien, qui est un prince, un millionnaire, etc. Tous dirigent, avec de bonnes manières, des mouvements modérés, aspirant à établir un État corporatiste. Ils se caractérisent par leur tendance à ignorer la détresse populaire qu’ils ne connaissent pas vivant dans des cercles privilégiés. Ils sont attachés à tous les aspects réactionnaires de la société. »
Primo de Rivera descendait d’une lignée de vieux aristocrates et pour cette raison exactement, Ledesma Ramos, qui avait une vision du monde explicitement prolétarienne, l’accusait de ne pas comprendre la réalité de la politique moderne. Ledesma Ramos était parfaitement disposé à s’allier avec la gauche plutôt qu’avec les conservateurs traditionnels. Cela se remarque dans ses tentatives d’unifier la Phalange avec la CNT entre 1931 et 1935. La Conquête de l’État, le journal de Ledesma Ramos, mentionne assez fréquemment ses opinions à ce sujet. Ses efforts visaient principalement à rallier un maximum de militants marxistes et anarchistes à l’idée nationale. Il était obsédé par la nationalisation des masses syndicalistes. Le succès de son apostolat est attesté par des noms comme Santiago Montera Diaz, Manuel Mateo, Alvarez de Sotomayor, Francisco Bravo, Sinforiano Moldes et Emilio Gutiérrez Palmas, tous anciens communistes ou membres de la CNT. Cela alors que Primo de Rivera essayait de gagner le soutien de personnalités plus conservatrices comme Franco. Il est alors compréhensible et logique que Ledesma Ramos ait été ensuite occulté par le régime franquiste, puisque, comme chacun le sait, celui-ci était soutenu précisément par ces grandes forces du capital financier qu’il critiquait si fortement. En 1933, des financiers basques étaient à la recherche du leader potentiel d’un mouvement contre-révolutionnaire. Bien qu’ils aient apporté un petit soutien à Ledesma, celui-ci fut rapidement jugé à la fois trop radical et trop marginal pour mériter un soutien majeur.
Ses déclarations effrayaient les capitalistes et des conservateurs féodaux. Primo de Rivera quant à lui dénonçait le capitalisme mais uniquement comme étant une économie individualiste aux mains de la bourgeoisie qui transformait les travailleurs « en un rouage déshumanisé de la machinerie de la production bourgeoise », et il dénonçait les économies socialistes d’État comme « asservissant l’individu en remettant le contrôle de la production à l’État ». Pour lui, le socialisme d’État n’était qu’une autre forme de capitalisme.
Ledesma Ramos préférait une alliance avec l’URSS, plutôt qu’avec les démocraties occidentales telles que la Grande-Bretagne. Son organe de presse avait osé publier cette une : « Vive le nouveau monde du XXe siècle ! Vive l’Italie fasciste ! Vive la Russie soviétique ! Vive l’Allemagne d’Hitler ! Vive l’Espagne, que nous allons faire ! À bas les démocraties bourgeoises et parlementaires ! »
Selon l’historien Stanley G. Payne, Primo de Rivera bénéficia d’un soutien financier important de la part des grandes entreprises et des conservateurs de l’establishment. Lorsque nous examinons de plus près l’évolution des écrits de Primo de Rivera et les commentaires qu’il a faits à ses proches collaborateurs, nous pouvons définitivement comprendre que cet homme n’était rien d’autre qu’un opportuniste qui essayait de tirer profit du fascisme italien et de sa pertinence. La preuve en est donnée dans Falange: A History of Spanish Fascism de Stanley G. Payne : « Bien que José Antonio ait écrit un prologue à la traduction espagnole de Il Fascismo de Mussolini et qu’il ait accroché une photo dédicacée du Duce sous le portrait de son propre père dans son bureau, il n’avait aucun respect personnel réel pour le leader italien. Il disait à ses intimes que Mussolini n’avait pas créé un nouveau système juridique ni effectué une révolution, mais avait simplement construit un mythe que le mouvement espagnol pouvait exploiter à son profit. »
Non seulement Primo de Rivera a nié que la Phalange fut un mouvement fasciste, mais il l’a fait à plusieurs reprises. Le cas le plus célèbre fut lors de la conférence fasciste de Montreux de 1934. Il rejeta l’invitation à la conférence, arguant que la Phalange n’était pas fasciste mais quelque chose de totalement différent.
Les fascistes italiens furent quelque peu déconcertés par cette situation. Au cours de la phase de « fascisme universel » du milieu des années 1930, les Italiens avaient décidé, de manière assez peu concluante, que les phalangistes étaient effectivement des fascistes en raison de leur croyance en « l’autorité, la hiérarchie, l’ordre », de leurs penchants corporatistes et de leur idéalisme antimatérialiste. Primo de Rivera, pour sa part, reconnaissait que tous les mouvements de « renouveau national » s’opposant au marxisme et au libéralisme avaient certaines choses en commun mais présentaient également de profondes différences idéologiques. Il rejetait par exemple le nationalisme et travaillait activement avec des éléments bourgeois, il admit cependant bientôt que le fascisme n’était rien d’autre qu’une façade dont il pouvait tirer profit, comme le montre encore A History of Spanish Fascism : « Lors d’une grande réunion à Salamanque le 10 février 1935, et à nouveau devant le ‟Circulo Mercantil” de Madrid, le 19 avril 1935, il souligna que le syndicalisme-national ne proposait pas une économie socialisée mais seulement une certaine dose de socialisme d’État pour des réformes indispensables. Il répéta sa déclaration antérieure selon laquelle le corporatisme de Mussolini ne représentait pour l’Espagne qu’un point de départ. (…) Il est douteux que Primo de Rivera ait eu le tempérament d’un fasciste, au sens conventionnel du terme. Il continua à dîner, quoique secrètement, avec des amis libéraux ; il était trop disposé à admettre que l’opposition était humaine, trop amical dans ses relations personnelles, pour correspondre au modèle. »
Malgré la façade que se donnait Primo de Rivera, il continua à dire du mal du fascisme à huis clos et à essayer de jouer sa carte personnelle correctement, afin d’obtenir le soutien des Italiens à son parti.
Ledesma Ramos faisait la promotion du nationalisme, alors que Primo de Rivera s’opposait ouvertement aux attitudes nationalistes. Ceci est démontré dans l’étude The Idea of the Fatherland of José Antonio : « Si Ramiro exprime ouvertement la nécessité du nationalisme, José Antonio commence par le répudier. ‟Nous ne sommes pas nationalistes, car être nationaliste est une pure absurdité ; c’est implanter les ressorts spirituels les plus profonds sur un motif physique, sur une simple circonstance physique ; nous ne sommes pas nationalistes car le nationalisme est l’individualisme des peuples.” »
La vision du monde de Primo de Rivera est centrée sur le catholicisme, ce qui est très net dans ses derniers écrits. Il y adopte une approche plus humaniste et y assume pleinement son rejet du fascisme, affirmant que la durée de vie de ce dernier sera certainement courte. Il va même jusqu’à dénoncer le racisme des nationaux-socialistes et affirmer qu’ils veulent une démocratie irrationnelle motivée par le romantisme.
Ledesma Ramos, quant à lui, embrassa de fait le fascisme. Bien qu’il soit en désaccord avec le national-socialisme sur les questions de race, il ne le désavoua jamais pour autant. En fait, il vouait une admiration si forte au nazisme et à Adolf Hitler qu’il avait commencé à imiter la coiffure de ce dernier. En 1930, il fit un voyage d’étude en Allemagne, où il fut impressionné par la formation paramilitaire des SA et par les discours d’Hitler. En février 1931, à peine âgé de 25 ans, Ledesma Ramos se lança dans la politique, Hitler l’ayant directement incité à agir. Primo de Rivera, quant à lui, était plus intéressé par la poursuite de l’héritage politique de son père, Miguel Primo de Rivera, qui avait été le dictateur de l’Espagne pendant une dizaine d’années. Dictature qui s’était soldée par un fiasco total. La politique de son père était similaire à celle que Franco adoptera plus tard. Les opinions de Primo de Rivera étaient à bien des égards une imitation de celles son père et elles se refléteront plus tard dans le régime de Franco.
Le 13 février 1934, l’accord de fusion entre les JONS de Ledesma Ramos et la Phalange de Primo de Rivera eut lieu. Cette union se fit malgré de fortes divergences entre les deux hommes et les deux organisations sur le plan idéologique. À l’intérieur de la Phalange coexistaient des monarchistes, quelques authentiques révolutionnaires fascistes, quelques libéraux et quelques carlistes. Les principales préoccupations de ceux qui étaient du côté de Primo de Rivera furent rapidement les importants changements sociaux que prônait Ledesma Ramos, en particulier son radicalisme économique. Ils craignent la prolétarisation de la Phalange. Finalement, la fusion échoua et les deux mouvements se séparèrent.
Comme nous l’avons écrit, José était un humaniste et, d’une certaine manière, un pacifiste. Lors de l’événement du Teatro de la Comedia, Primo de Rivera a parlé de la « dialectique des poings et des fusils », en affirmant que la régénération culturelle et historique souhaitée de l’Espagne devait être obtenue par un usage purement défensif de la violence. De cette façon, lorsque la Phalange utilisait la violence, elle était donc morale et légale. Mais quarante-et-un phalangistes furent été tués par les rouges avant que Primo de Rivera ne permette à ses partisans de se défendre. En 1935, Ledesma Ramos, en désaccord avec la ligne du mouvement phalangiste, donna son diagnostic : « Gel de l’esprit révolutionnaire, passivité et inactivité, immersion dans une politique parlementaire stérile, présence croissante d’écrivains déconnectés des préoccupations du peuple et de la véritable vocation politique, orientation excessivement ‟droitière” du parti. »
Dans Discurso a las juventudes de Espana, le plus important des ouvrages de Ledesma Ramos, un livre où il soutient que les fascistes espagnols devraient se préoccuper davantage de tactique et de stratégie que de théorie, il plaide pour une révolution nationale dont les objectifs sont « l’exaltation du pouvoir humain », nécessitant la « purification de l’homme », par la violence. Ainsi, en réponse aux quarante-et-un phalangistes tués par les rouges, Ledesma Ramos ordonna de rendre coup pour coup.
Les décès des phalangistes atteignirent le nombre de soixante-sept mais soixante-quatre rouges furent tués. Au total, avant le début de la guerre civile, cent huit phalangistes moururent dans ces conflits avec la gauche. Primo de Rivera réticent à embrasser la violence terroriste, avait fini par céder, à la satisfaction des phalangistes qui criaient vengeance. Matías Montero fut assassiné alors qu’il vendait l’organe de la Phalange, devenant ainsi un martyr pour le petit mouvement en 1934. En juin 1934, dix nouveaux autres phalangistes étaient morts, tués principalement par les socialistes, mais aussi par les anarchistes ; les socialistes n’avaient aucune intention de laisser un mouvement fasciste se développer en Espagne.
Après que le dixième fasciste, Juan Cuéllar, ait été tué et que son cadavre ait été profané à Madrid le 10 juin 1934 lors d’une confrontation avec des socialistes, les phalangistes attaquèrent un groupe de ceux-ci, tuant la jeune femme, Juanita Rico, qui s’en était prise au cadavre, et blessant gravement deux autres militants. Rico eut droit à de grandes funérailles et fut saluée comme « la première victime du fascisme en Espagne ». Les assassins de Rico semblent avoir agi de leur propre initiative, sans en informer leurs supérieurs, et une escalade de la violence s’ensuivit rapidement ; Primo de Rivera dut intervenir pour empêcher certains phalangistes d’assassiner Indalecio Prieto et de faire exploser le siège des socialistes de Madrid.
Au début de 1935, Primo de Rivera utilisera la violence et les actions de représailles comme raisons pour rompre avec Ledesma Ramos. Primo de Rivera avait envisagé, à plusieurs reprises, d’abandonner le combat politique mais n’avait pu échapper à l’engagement imposé par les morts et les sacrifices des autres membres du mouvement. Il était probablement le plus rebuté par la brutalité et la violence associées à l’entreprise fasciste. Primo de Rivera cessa d’utiliser le terme fasciste avant la fin de 1934 et le terme totalitaire disparut à la fin de 1935. Il dénonçait occasionnellement les activistes de droite, qui utilisaient la violence, comme des « imbéciles fascistes ».
Les tensions internes autour du programme politique furent une autre raison de la rupture de Ledesma Ramos avec la Phalange. Une lutte de pouvoir opposait Ledesma Ramos, qui épousait une vision radicale et corporatiste, et Primo de Rivera, qui en avait une plus conservatrice et aristocratique. Martin Blinkhorn a identifié au moins quatre courants idéologiques différents au sein de la Phalange, un parti quelque peu œcuménique, depuis la fusion jusqu’au départ de Ledesma Ramos. Le conservatisme est représenté par les monarchistes tels que Francisco Moreno Herrera et le marquis d’Eliseda, le catholicisme politique par Onésimo Redondo, le national syndicalisme anticlérical par Ledesma Ramos et les idées aristocratiques élitistes par Primo de Rivera.
Ceux qui ont pris parti pour Primo de Rivera n’ont pas hésité à discréditer Ledesma Ramos, l’enterrant sous les critiques les plus fallacieuses. Il a été dénoncé comme un envieux, un bolchevik et a été accusé d’être un vulgaire prolétaire. Dans la plupart des livres sur le national syndicalisme écrits par des intellectuels phalangistes, Ledesma Ramos est considéré comme un personnage secondaire. Primo de Rivera a même envoyé certaines de ses chemises bleues pour attaquer les partisans de Ledesma Ramos. Fernández Cuesta, qui deviendra plus tard le principal dirigeant de la Phalange contrôlée par Franco fut un de ceux qui organisèrent ces agressions.
Ledesma Ramos croyait fanatiquement et sans compromis que les banques devaient être nationalisées pour empêcher la piraterie spéculative parasitaire, l’usure et l’accaparement des terres. C’étaient les rares questions sur lesquelles il était d’accord avec Primo de Rivera. En dehors de cela, les deux hommes avaient des opinions diamétralement opposées. Le programme des phalangistes était fortement influencé par le catholicisme, mais le parti souhaitait une séparation entre l’Église et l’État ; les phalangistes n’avaient pas l’intention d’imposer le catholicisme à des millions d’Espagnols non croyants. Cela venait de l’influence de Ledesma Ramos lorsqu’il était dans le parti. Puis, en novembre 1934, le marquis d’Eliseda, un soutien financier du parti, quitta la Phalange en raison de ses désaccords avec les propositions du parti concernant les relations entre l’État et l’Église, qu’il jugeait « franchement hérétiques ». Son départ priva le parti de son principal financier et de son appareil de propagande. L’Église catholique menaça même la direction du parti en raison de sa position sur le cléricalisme.
Primo de Rivera considérait la question juive comme un problème purement religieux, estimant qu’il ne s’agissait que d’un problème secondaire inférieur à celui de la maçonnerie. Personnellement, il ne la considérait pas comme une question pertinente. Ledesma Ramos, lui, considérait les juifs comme les promoteurs du communisme et du capitalisme libéral. Le quotidien phalangiste Arriba, sous Franco, adopta ces deux points de vue et affirma que : « L’Internationale judéo-maçonnique est à l’origine de deux grands maux qui ont affligé l’humanité : le capitalisme et le marxisme ».
Lesdesma Ramos soutenait également qu’après la Première Guerre mondiale, il était devenu évident que l’indépendance et l’autonomie de petits espaces ou régions étaient désormais vouées à l’échec, et que seuls les grands espaces géopolitiques pouvaient constituer une alternative. C’est pourquoi Ledesma Ramos plaidait en faveur d’un État fort, tandis que Primo de Rivera, lui, était en faveur d’un État fédéral, avec une autonomie régionale importante, qui respecterait les différentes cultures au sein de l’Espagne et maintiendrait l’existence des grands domaines fonciers. Primo de Rivera pensait que c’était la meilleure façon de maintenir la spécificité de l’Espagne, mais cela tuait tout espoir d’industrialisation de masse et de modernisation de la société espagnole.
En plus d’être contre le libéralisme et le marxisme, Primo de Rivera et Ledesma Ramos étaient d’accord sur quelques points. Ce n’est que sur la question des banques et de concepts tels que l’Hispanidad qu’ils étaient totalement d’accord. La question de la réforme agraire, pour les deux, semble être similaire en surface, mais en réalité ils divergent grandement. Ledesma Ramos voulait une Espagne moderne et industrialisée, tandis que Primo de Rivera voulait une Espagne agraire dont le secteur industriel aurait été extrêmement réduit, c’est l’opposition entre le corporatisme fasciste et le socialisme de guilde (distributisme). De plus, Ledesma Ramos voulait que tous les privilèges aristocratiques soient abolis après l’instauration de la République. Primo de Rivera souhaitait maintenir les privilèges de l’aristocratie sans que le roi ne soit restauré. En fait, tous deux étaient des partisans de la troisième position, mais seul Ledesma Ramos peut être qualifié de fasciste, tandis que Primo de Rivera doit plutôt être considéré comme un conservateur catholique.
Pour ces diverses raisons, de nombreux fascistes espagnols finirent par rejeter la figure de José Antonio Primo de Rivera comme ils le firent pour Franco. Son image initiale de leader fasciste s’effondre dès que l’on apprend à connaître l’homme, ses idées et ses pensées réelles. À cet égard, Primo de Rivera ne tarde pas à ressembler à Engelbert Dollfuss.
Ramiro Ledesma Ramos a été tué comme José Antonio Primo de Rivera par l’Espagne républicaine, tous deux ont été condamnés à mort.
La nouvelle de la mort de Primo de Rivera fut accueillie avec plaisir par Franco, qui fut heureux de se débarrasser d’un rival potentiel. Mais Franco fit également preuve d’une impitoyable ruse et refusa de reconnaître la mort de José, établissant ainsi le culte d’El Ausente, l’Absent. Au moment où la preuve de sa mort fut indéniable, Primo de Rivera devint le principal martyr du franquisme. Pour commémorer son prétendu sacrifice pour les idéaux de la nouvelle dictature franquiste, les cris de « ¡José Antonio, Presente ! » furent obligatoires dans tous les rassemblements publics, les réunions et même les écoles. De cette manière, sa mémoire fut manipulée par Franco dès le moment de sa mort.
Les phalangistes de base, les camisas viejas, n’ont joué qu’un rôle secondaire dans l’État franquiste et n’ont occupé que peu de postes dans le nouveau système. Ils ne contrôlèrent même pas l’administration du nouveau parti d’État, la Falange Española Tradicionalista y de las Juntas de Ofensiva Nacional Sindicalista. Le nouveau dirigeant de la Phalange nommé par Franco, Fernández Cuesta, déclara que le national-syndicalisme était entièrement compatible avec le capitalisme en octobre 1937. L’impensable s’était produit, Primo de Rivera avait vu sa mort et ses idées manipulées par Franco.
Dans l’ère postfranquiste, les admirateurs de Primo de Rivera ont beaucoup insisté sur son « humanisme », sur son opposition à la dictature totale, sur son accent mis sur la personnalité individuelle et « l’homme comme porteur de valeurs éternelles », et sur son catholicisme. Pour cette raison, beaucoup se sont détournés de Franco.
Ledesma Ramos a vu ses rêves et ses aspirations mourir avec lui, car il a sombré dans un oubli presque complet après sa mort. Il a été occulté par le gouvernement de Franco tandis que José Antonio Primo de Rivera a été promu martyr. Les opinions de Ledesma Ramos ont été complètement oubliées. Il était considéré avec suspicion par la très influente Église catholique romaine qui menaça de faire censurer ses œuvres par le biais de l’Index Librorum Prohibitorum.
Pourtant, la vérité est que, sans Ledesma Ramos, le national-syndicalisme (le fascisme espagnol) n’aurait pas existé. Primo de Rivera a contribué à donner forme au national-syndicalisme, mais sans l’apport militant et idéologique de Ledesma Ramos, la Phalange n’aurait été qu’une organisation conservatrice.
[1] Le socialisme de guilde trouve son origine dans le livre du socialiste chrétien Arthur Penty (1875-1937) intitulé The restauration of the Guild system, publié en 1906, dans lequel il s’oppose à la production en usine et prône un retour à une production artisanale, organisée par le biais de guildes.