Les hérétiques d’Europe : comment la nouvelle droite réinvente la religion

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Dans European Apostasy, Pawel Bielawski livre une étude méticuleusement documentée, intellectuellement rigoureuse et d’une honnêteté rafraîchissante sur les fondements idéologiques de la Nouvelle Droite, en accordant une attention particulière au rôle de la religion dans le mouvement. Cet ouvrage est une contribution majeure à la théologie politique et à l’histoire intellectuelle du conservatisme européen. Il est non seulement une œuvre de recherche savante, mais aussi une réflexion profonde sur l’identité, la culture et la trajectoire spirituelle de l’Europe à l’époque moderne.

Au cœur de l’étude de Bielaawski se trouve un examen exhaustif de la pensée d’Alain de Benoist, le principal penseur et la voix durable de la Nouvelle Droite. L’ouvrage se présente à la fois comme une biographie intellectuelle et une exégèse critique du vaste corpus de Benoist, retraçant les contours philosophiques, théologiques et politiques de sa pensée depuis ses premières années jusqu’à la création du GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) et au-delà. La décision de Bielawski de se concentrer principalement sur Benoist est à la fois pratique et justifiée, car aucune figure ne résume mieux les complexités et les contradictions du mouvement.

Ce qui distingue European Apostasy, c’est son approche interdisciplinaire. S’inspirant des sciences politiques, de la philosophie, des études religieuses et de l’histoire, Bielawski refuse les traitements simplistes ou polémiques de son sujet. Cela constitue à lui seul une rupture bienvenue avec de nombreuses analyses antérieures en anglais de la Nouvelle Droite, qui ont eu tendance à caricaturer le mouvement, le présentant souvent comme une simple façade intellectuelle du renouveau fasciste. L’ouvrage de Bielawski, en revanche, aborde le sujet avec une intégrité méthodologique et une ouverture d’esprit qui permettent aux idées de s’exprimer en leur propre nom avant de les soumettre à la critique.

La thèse centrale du livre est provocante et audacieuse : la religion – en particulier le rejet du christianisme et la revalorisation du paganisme – n’est pas une caractéristique marginale de la Nouvelle Droite, mais son axe spirituel animant. Bielawski démontre comment  Benoist considère le christianisme non seulement comme étranger à l’identité européenne, mais comme la source de l’égalitarisme et de l’universalisme qui sous-tendent à la fois le libéralisme et le socialisme. En revanche, le paganisme est célébré pour son particularisme ethnique, son polythéisme et son affirmation de l’immanence et de la différence. Ces dimensions religieuses se révèlent être le fondement métaphysique sur lequel repose la critique politique et culturelle du mouvement.

L’une des nombreuses forces du livre est la clarté avec laquelle Bielawski expose l’anatomie idéologique de la Nouvelle Droite à travers ses dimensions théologique, philosophique et politique. Son analyse de ces domaines, bien que jamais réductrice, rend le livre accessible même aux lecteurs peu familiers avec le mouvement. L’analyse de la « théologie politique » de la Nouvelle Droite est particulièrement éclairante, révélant comment des concepts tels que la désacralisation, la sécularisation et le mythe du progrès sont réinterprétés à travers une lentille nietzschéenne et schmittienne. Selon cette lecture, la modernité n’est pas une rupture avec le christianisme, mais sa continuation laïque, une affirmation qui bouleverse l’historiographie des Lumières et donne une cohérence à la critique apparemment paradoxale de la Nouvelle Droite à l’égard de la religion et du libéralisme laïque.

Le chapitre sur l’islam est tout aussi remarquable, car il aborde le sujet avec une nuance surprenante. Plutôt que de recourir au récit habituel du choc des civilisations, Bielawski examine la position ambivalente de la Nouvelle Droite à l’égard de l’islam, à la fois comme une menace et un allié potentiel dans la critique de la modernité libérale. C’est précisément ce type d’engagement sans faille sur des sujets difficiles et controversés qui confère au livre sa gravité intellectuelle.

Le chapitre méthodologique de l’ouvrage est également un modèle de conscience académique. Bielawski situe explicitement son travail dans le cadre de la « science politique de la religion », un domaine relativement sous-utilisé qui lui permet de sonder les programmes politiques en profondeur et d’explorer le domaine des engagements métaphysiques et des systèmes de valeurs. Ses références aux travaux d’Arthur Lovejoy, Quentin Skinner et Hans-Georg Gadamer garantit que l’étude reste critique et réfléchie tout au long de l’ouvrage. En reconnaissant les dangers de l’imposition rétrospective et des partis pris interprétatifs, Bielawski place la barre très haut en matière d’intégrité académique et offre un argument convaincant sur la manière dont l’histoire intellectuelle devrait être menée.

Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage érudit, European Apostasy n’est jamais ennuyeux. La prose de Bielawski – grâce en partie à la traduction lucide de Jafe Arnold – est toujours claire, précise et élégante. Il donne vie aux milieux intellectuels de la France d’après-guerre, des énergies militantes de la Fédération des étudiants nationalistes (FEN) aux ambitions métapolitiques du GRECE. Sa représentation du développement intellectuel d’Alain de Benoist, en particulier l’influence de Nietzsche, de Carl Schmitt et des premiers penseurs de la Nouvelle Droite comme Dominique Venner, est à la fois sympathique et critique, atteignant un équilibre que peu d’érudits parviennent à atteindre lorsqu’ils écrivent sur des sujets à forte charge idéologique.

La bibliographie complète et les nombreuses références font de ce livre non seulement une étude, mais aussi un outil de recherche précieux pour les futurs chercheurs. Il convient de noter en particulier l’engagement de Bielawski envers les chercheurs francophones et polonais, trop souvent négligés dans le discours universitaire anglophone. En faisant dialoguer ces voix avec la littérature plus large sur la Nouvelle Droite européenne, le livre comble les fossés intellectuels et élargit la conversation de manière significative.

Les critiques peuvent s’opposer au refus de Bielawski de condamner ou d’approuver catégoriquement la Nouvelle Droite. Pourtant, c’est précisément la force de ce livre. En résistant à la tentation de moraliser, Bielawski modèle une forme d’érudition qui privilégie la compréhension au détriment du jugement. Cela ne veut pas dire que le livre est neutre ou sans implications normatives ; il invite plutôt le lecteur à confronter les idées selon leurs propres termes et à se pencher sur leur cohérence interne et leurs conséquences externes.

European Apostasy est une lecture essentielle pour quiconque s’intéresse aux intersections entre la religion, la politique et l’identité européenne aux XXe et XXIe siècles. Il plaira aux spécialistes de la théologie politique, aux étudiants en histoire intellectuelle européenne et même à ceux qui étudient les religions et cherchent à comprendre comment les systèmes métaphysiques influencent les idéologies politiques. À une époque où l’Europe est à nouveau confrontée à des questions d’identité culturelle, d’héritage religieux et de souveraineté politique, le livre de Bielawski offre une perspective cruciale sur l’un des mouvements les plus importants et les plus controversés qui façonnent ce débat.

En résumé, European Apostasy est un tour de force de l’histoire intellectuelle – complet, équilibré et qui suscite une profonde réflexion. Il établit une nouvelle norme pour l’étude de la Nouvelle Droite européenne et fait de Pawel Bielawski une voix sérieuse dans le discours actuel sur la religion et la politique en Europe. Que l’on soit d’accord ou non avec la Nouvelle Droite, ce livre met une chose en évidence : le mouvement mérite d’être étudié avec le sérieux que ses idées exigent – et Bielawski l’a fait, et plus encore.

Alexander Raynor

 

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