Les jacobites victoriens

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« Comme leurs homologues britanniques, les jacobites américains critiquaient amèrement les dommages causés à la classe ouvrière et aux villes par le système industriel et, en écoutant leurs critiques néo-féodales, on constate des similitudes avec le progressisme et le populisme. Alors que ces derniers mouvements analysaient la situation du point de vue de la gauche politique, les Jacobites le faisaient du point de vue de la droite politique. L’Amérique avait besoin de moins de démocratie, pas de plus, et d’une liberté comprise à juste titre comme la poursuite du bien et du vrai. »

Michael J. Connolly, Jacobitism in Britain and the United States, 1880-1910, McGill-Queen’s University Press, 2023.

En janvier 1897, à l’église de l’Évangéliste de Philadelphie, des épiscopaliens américains se sont réunis pour célébrer la mémoire du roi Charles Ier et dévoiler un portrait du roi martyr qui était accroché juste en dessous de la rosace de l’église. L’évêque Wallace Stevens Perry de l’Iowa a officié et a déclaré dans son homélie que le roi Charles était un père fondateur américain au même titre que n’importe lequel des célèbres Virginiens. Les chartes royales qu’il a accordées, ainsi que celles des autres rois Stuart, ont créé ce qui allait devenir les États-Unis et tous les Américains devraient être reconnaissants au roi pour sa bienveillance, même les habitants de la Nouvelle-Angleterre dont les ancêtres puritains ont combattu les prérogatives royales et soutenu Oliver Cromwell. Dès qu’elle a pris connaissance des affirmations de Perry, la presse de l’establishment s’est enflammée comme le New York Tribune qui a tonné : « Toute personne faisant l’éloge du roi Charles n’est pas américaine et se rend coupable de tendances réactionnaires. C’est le renouveau le plus étonnant d’une cause perdue et de fausses idoles que l’on ait pu enregistrer dans ces dernières années du XIXe siècle ».

Cette célébration du roi Charles Ier s’inscrivait dans un contexte de renouveau jacobite entre les années 1880 et la Première Guerre mondiale, tant en Grande-Bretagne qu’aux États-Unis. En Grande-Bretagne, les jacobites victoriens vénéraient les monuments des Stuart, faisaient des prières solennelles sur les champs de bataille et célébraient des messes en l’honneur des rois déchus, fondaient des sociétés jacobites comme l’Ordre de la Rose Blanche (OWR) et lançaient de nouveaux magazines dont l’objectif était de reconceptualiser l’histoire britannique. Les événements de 1688 ne seraient plus décrits comme une « Glorieuse Révolution », mais comme le renversement d’un roi légitime et le détournement de la vie britannique vers un cauchemar de conflits industriels, de misère urbaine, de destruction de la campagne, d’une économie d’acquisition et de dépense, et d’une culture dégradée plus soucieuse de « faire selon son bon vouloir » que de la découverte de la beauté.

Tout commença avec la fondation de l’OWR en 1886 par le légitimiste Lord Ashburnham et le nationaliste de Cornouailles Henry Jenner. Société jacobite vouée à la restauration de l’autorité royale légitime en Grande-Bretagne et dans toute l’Europe, l’Ordre s’est d’abord limité à des activités intellectuelles et ses membres écrivaient des essais et donnaient des conférences sur l’histoire britannique lors de ses réunions mensuelles à Londres, autour d’un dîner et d’un verre de claret. Les membres étaient principalement issus de trois groupes : l’aristocratie, les clercs anglo-catholiques et catholiques romains, et les artistes de divers domaines tels que la peinture, la sculpture et la littérature, qui voyaient dans le jacobitisme un reflet du romantisme prédominant. Ces premières années ont été très sages et corrects.

Dans les années 1890, la frustration croissante face à la corruption parlementaire et aux conditions de vie de la fin de l’époque victorienne a conduit de nombreux jacobites à abandonner la vie intellectuelle pour l’activisme politique, la candidature aux élections et la protestation publique. Les statues des Stuart ont été décorées de fleurs et de couronnes – y compris de banderoles portant des prières et des messages suggérant que la reine Victoria n’était pas le monarque légitime – ce qui a donné lieu à des conflits importants avec les autorités londoniennes. Les jacobites ont également plaidé ouvertement pour le retour des Stuart après la mort de la reine Victoria. Selon la lignée des Stuart, la reine légitime d’Angleterre était en réalité la reine Marie de Bavière et son fils, le prince Rupprecht, l’héritier légitime, et les jacobites communiquaient volontiers avec eux. Les choses en vinrent à un point critique en 1892, lorsqu’un groupe de plusieurs centaines de jacobites entra dans l’abbaye de Westminster avec des bouquets destinés à la tombe de Marie, reine d’Écosse. Les autorités de la cathédrale leur refusèrent l’accès et des membres du groupe furent arrêtés pour avoir proféré des menaces.

Ce qui est fascinant chez ces jacobites (parfois appelés néo-jacobites), contrairement à leurs prédécesseurs du XVIIIe siècle, c’est qu’ils ont utilisé leur mouvement pour proposer une critique plus large de la vie victorienne tardive, et pas seulement pour faire pression en faveur du retour d’un souverain légitime. Dans leurs essais et leurs discours publics, ils ont présenté une analyse complète de la vie politique, économique et culturelle britannique. La démocratie était gouvernée par le pire, le pouvoir monarchique avait besoin d’être revigoré pour contrecarrer le radicalisme et la vénalité des parlementaires, et le capitalisme industriel et financier nuisait aux travailleurs, détruisait le cadre de vie des villes britanniques et dépouillait les campagnes de leurs ressources et de leur population pour répondre aux besoins de la révolution du marché. Leurs considérations n’étaient pas des remarques désinvoltes fondées sur une « anxiété de statut », mais des critiques remarquablement perspicaces d’un monde qui allait tragiquement mal, s’inspirant de penseurs tels que Robert Filmer et Thomas Hobbes. Comme l’a écrit un jacobite, « les socialistes ne sont pas les vrais révolutionnaires, car ils ne font que refléter l’air du temps victorien. Au contraire, le radical du moment est en réalité le High Tory ».

Ces jacobites britanniques commentaient aussi largement les événements mondiaux, s’exposant à un mépris public considérable pour avoir exprimé leurs points de vue. Ils avaient des avis partagés sur les États-Unis, à la fois « république champignon » remplie de narcissiques avides d’argent et de célébrité, mais aussi contrepoids utile à la dynastie espagnole libérale et usurpatrice. Ils espéraient que la guerre hispano-américaine conduirait à un renouveau carliste et Ashburnham se livra même à des trafics d’armes pour soutenir la cause carliste. Ces jacobites s’opposaient aussi fermement à la guerre des Boers, considérant Paul Kruger et ses rebelles comme agissant dans la tradition de Bonnie Prince Charlie et du bon combat de 1745.

Le mouvement jacobite traversa l’Atlantique dans les années 1890, trouvant un foyer confortable aux États-Unis et au Canada. Dirigés par des personnalités telles que l’architecte néogothique de Nouvelle-Angleterre Ralph Adams Cram et le prêtre anglican canadien Robert Thomas Nichol, les jacobites américains ouvrirent des sections de l’OWR et de la Society of King Charles the Martyr, célébrèrent des messes en l’honneur du défunt roi à Boston et à New York, organisèrent des événements pour le Royal Oak Day et même publièrent leur propre magazine, le Royal Standard. Comme leurs homologues britanniques, les jacobites américains critiquaient amèrement les dommages causés à la classe ouvrière et aux villes par le système industriel et, en écoutant leurs critiques néo-féodales, on constate des similitudes avec le progressisme et le populisme. Alors que ces derniers mouvements analysaient la situation du point de vue de la gauche politique, les Jacobites le faisaient du point de vue de la droite politique. L’Amérique avait besoin de moins de démocratie, pas de plus, et d’une liberté comprise à juste titre comme la poursuite du bien et du vrai.

Dans les années 1890, il était difficile de plaider en faveur d’un roi pour les États-Unis. Cram a donc adapté la philosophie jacobite au Nouveau Monde. Issu d’une vieille famille fédéraliste de Nouvelle-Angleterre – « Ralph » comme dans Ralph Waldo Emerson et « Adams » comme dans John et John Quincy Adams – il admirait beaucoup la vision d’Alexander Hamilton d’une présidence monarchique. Si l’Amérique ne pouvait pas avoir de roi ou de reine, une monarchie élue avec des mandats plus longs et un droit de veto absolu ferait peut-être l’affaire. Si l’on ajoutait un Sénat plus permanent, les États-Unis disposeraient ainsi d’une gouvernance à l’anglaise pour contrecarrer le système corrompu du Congrès, dominé par les oligarques.

Lorsque la « mauve decade » fut passée, le jacobitisme s’éteignit avec elle. En Grande-Bretagne, le mouvement recula lentement jusqu’à ce que la Première Guerre mondiale lui porte un coup fatal. Le prince Rupprecht de Bavière, héritier légitime du trône britannique, commandait un secteur du front occidental où se trouvaient, dans les tranchées opposées, des troupes britanniques qui étaient techniquement ses propres sujets. Prôner le jacobitisme dans ces circonstances était plutôt difficile. En Amérique du Nord, le jacobitisme mourut plus rapidement. L’affection de Cram pour le roi Charles Ier nuisait à sa carrière d’architecte, car les clients potentiels hésitaient à contracter avec le jacobite le plus connu de Boston. Le père Nichol, au cœur du mouvement jacobite de New York, se convertit quant à lui au catholicisme romain en 1899 et quitte la prêtrisa pour travailler au Metropolitan Museum of Art. Sans ses principaux porte-parole, le jacobitisme américain s’éteignit en 1905.

Pourquoi s’intéresser aux jacobites anglo-américains de l’époque victorienne, alors que leur nombre total n’a probablement jamais dépassé les deux ou trois mille membres ? Tout d’abord, les jacobites des deux côtés de l’Atlantique faisaient partie de l’élite religieuse et culturelle de leur époque : un architecte de Boston, un vicaire anglican, un pair britannique, un directeur de musée, un généalogiste renommé, une héritière de carrière écossaise. Ces hommes et ces femmes ont compris que les réformes politiques et culturelles sont dirigées par des élites, et non par des masses de manifestants et d’électeurs. Même les entreprises les plus égalitaires et les plus niveleuses sont dirigées par des esprits plus grands que la masse. Les élites de l’âge doré étaient corrompues et intéressées, et les jacobites avaient pour but de leur trouver des remplaçants vertueux.

Deuxièmement, les conservateurs américains n’ont jamais pleinement apprécié le pouvoir de l’historiographie et ne prennent conscience de son importance que maintenant, face au projet 1619 et aux batailles de l’éducation publique. Les jacobites victoriens avaient eux bien compris l’importance de l’historiographie, car le récit historique whig créé depuis 1688 sanctifiait non seulement la monarchie post-Stuart, mais aussi les valeurs libérales introduites par la « Glorieuse Révolution ». Éduqués dans le nouveau libéralisme, les citoyens britanniques ont vécu, génération après génération, au milieu de présupposés libéraux, à tel point que remettre en cause ces hypothèses était considéré comme antipatriotique. Il est révélateur que la première activité de l’Ordre de la Rose Blanche ait été de publier des essais historiques pour recadrer l’histoire britannique. La même dynamique s’est produite aux États-Unis, comme l’ont découvert les jacobites à la suite de la cérémonie du portrait de Philadelphie. « L’Église épiscopale va-t-elle vraiment approuver le roi Charles et ce qu’il représentait, cessant ainsi d’être américaine dans ses sympathies ? » demanda le New York Tribune.

Lorsque vous perdez le contrôle du récit historique, vous abandonnez la compréhension du passé à la vision de votre adversaire. Ses interprétations légitiment toute une série de politiques et de projets. Si le récit historique américain de la liberté est celui de la libération des contraintes et celui de l’égalité celui de l’équité et de l’égalité des résultats, alors les prescriptions des politiques publiques (et la pression sociale qui les accompagne) suivront et s’appuieront sur cette histoire pour les légitimer. Comme je l’ai écrit ailleurs dans ces pages, l’historiographie confère une légitimité. Les contestations qui ne s’inscrivent pas dans le cadre du récit officiel sont par la suite l’œuvre d’excentriques et d’inadaptés non américains. Le fait de gagner des élections n’y changera rien. Si vous abandonnez la narration de l’histoire et le système éducatif qui l’institutionnalise à ceux du bord opposé, vous opérez sans légitimité et sans les précédents nécessaires à l’action. En d’autres termes, les gens n’imagineront pas le monde autrement que tel qu’il est.

Troisièmement, les jacobites victoriens sont un autre exemple de l’erreur de l’historien Louis Hartz. En 1955, Hartz écrivait dans The Liberal Tradition in America que les États-Unis avaient toujours été une nation classiquement libérale. La gauche libérale s’est orientée vers des solutions étatiques aux problèmes politiques et économiques, tandis que la droite libérale s’est orientée vers des solutions de marché. Cependant, aucun des deux n’a nié les fondements libéraux du projet américain – un régime de droits naturels, la libération progressive des contraintes et un individualisme possessif basé sur la propriété. Ce libéralisme omniprésent distinguait fondamentalement les États-Unis de l’Europe, avec ses partis socialistes dominants et son traditionalisme fondé sur l’ordre social.

Hartz, bien sûr, a écrit Liberal Tradition pour se lamenter sur le fait que le libéralisme empêchait le socialisme à l’européenne en Amérique, et les historiens de gauche ont depuis lors travaillé assidûment (et avec succès) pour prouver qu’il avait tort. Le jacobitisme victorien démontre également son erreur sur le traditionalisme. Un antilibéralisme traditionaliste a toujours existé dans l’histoire américaine (dans sa forme la plus utile, comme un héritage de la Nouvelle-Angleterre), de Fisher Ames à Richard Henry Dana, Sr. en passant par Barrett Wendell et Henry Adams, offrant une critique soutenue du libéralisme et de l’élan libérateur. Ralph Adams Cram et les Jacobites s’inscrivent parfaitement dans cette tradition et sont une source d’inspiration pour ceux qui recherchent des précurseurs.

Michael J. Connolly

 

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