Quiconque se pose sérieusement la question du nouvel ordre européen comprendra de plus en plus clairement l’importance et la force révolutionnaire de l’idée de grand espace et d’espace vital. Au lieu du terme de « grand espace », nous préférerons cependant employer l’expression d’« espace impérial », ou d’« espace de Reich », ceci principalement pour prévenir la supposition que, pour l’ordre nouveau, des facteurs matériels pourraient être davantage déterminants qu’une idée et un droit supérieur de domination. Un « espace de Reich » comprend nécessairement un « espace vital »; il peut cependant s’étendre au-delà des limites de ce dernier, soit en raison de considérations particulières, par exemple d’ordre militaire, soit en raison d’influences indirectes, de parentés ou d’affinités qui peuvent conduire de petits peuples à se rattacher à un « peuple impérial ».
Nous n’avons pas l’attention d’approfondir ici la notion générale de grand espace et d’espace de Reich, nous proposant seulement d’en considérer l’aspect particulier qui nous conduit au-dessus du mythe nationaliste aussi bien que de l’universalisme.
Pour ce qui est du mythe nationaliste, sa validité devra à l’avenir être limitée à deux points de vue. En premier lieu du fait qu’aucun peuple ne peut entreprendre et exercer une action directrice supérieure, s’il ne s’élève pas au-dessus de la sphère des intérêts et des attaches particularistes. En second lieu les petits peuples doivent de nouveau ressentir qu’il existe une subordination qui n’a rien à voir avec l’ « esclavage » et dont on peut au contraire être fier, car elle permet d’entrer dans une plus grande communauté culturelle et de participer à une autorité plus grande et plus puissante. Qu’on pense donc à des unions historiques telles que celle du Saint Empire Romain, dont les souverains possédaient une autorité et une fonction différentes de celles qui leur revenaient comme princes d’un peuple déterminé — et où il pouvait arriver que des peuples demandassent d’eux-mêmes l’honneur de se rallier à une communauté qui n’était pas seulement nationale, mais déterminée par le symbole du Reich, de l’Empire.
En ce qui concerne le deuxième aspect, qui permet de reconnaître dans l’espace d’empire, non seulement l’élévation au-dessus d’un nationalisme borné, mais aussi au-dessus du mythe universaliste, nous ferons observer qu’il n’est pas question ici d’un « espace impérial » et qu’il faut penser au contraire à d’ unités différentes, marquées par des idées et des traditions particulières, mais réalisant cependant une coopération solidaire. Ce n’est que par cette pensée qu’on surmontera manifestement cet universalisme, soit dans sa forme utopique d’« Empire mondial » soit comme un universalisme s’appuyant d’une manière juridique-positiviste sur l’idée de principes rationnels universellement obligatoires et valables.
L’espace de Reich n’est pas non plus une unité à liaison lâche et doit être conçu plutôt comme un véritable organisme. Cet organisme est marqué par des limites précises et a comme centre une idée qui pénètre toutes les forces groupées en lui.
Si l’espace de Reich ne peut représenter aucune structure compacte et prend plutôt la forme d’un ordre dynamique, il faut penser cependant à une loi de développement déterminée et à certaines valeurs fondamentales qui forment son « principium individuationis ».
L’idée de l’espace de Reich, s’oppose particulièrement — en raison de son caractère organique et vivant, ainsi que des conditions géopolitiques qu’elle présuppose — à ce que nous serions tentés d’appeler l’« impérialisme rongeant » dont l’Angleterre nous donne un exemple typique. Pour des raisons analogues il s’oppose aussi à cette conception abstraite, « spiritualiste », de Reich, qui, souvent, ne représente pas autre chose qu’un manque de l’universalisme. La compréhension de ce dernier point était toutefois rendue plus difficile en Italie par une série de suggestions et de lieux communs de vieille date. L’idée romaine par exemple
Le grand espace auquel l’Italie peut éventuellement se reporter est principalement un espace méditerranéen. Son point de référence impérial et surnational ne peut être que l’idée romaine. Mais on s’est laissé aller dans certains milieux à une telle rhétorique à propos de Rome que souvent on ne peut se défendre à juste titre d’un sentiment de satiété lorsqu’on entend parler et reparler de Rome et de romanisme.
Mais il n’en demeure pas moins qu’aucune autre solution ne s’offre pour l’Italie. Mussolini a dit : «Rome est notre point de départ et de référence. Rome est notre symbole et notre mythe ».
La difficulté que nous venons de signaler provient du fait que pour beaucoup romanisme et universalisme sont synonymes. L’« universalisme romain » est un cliché dont beaucoup de milieux se sont servis pour des fins douteuses. Sans doute dans certains autres milieux on a cherché à parvenir à une distinction, en opposant au principe universel de Rome l’universalisme démocratique, franc-maçon et humanitaire, ou l’internationale communiste. Mais cela ne supprime pas non plus le malentendu.
Tout principe prétendant à une validité générale est universel. Dans le cas du rationalisme franc-maçon, de la démocratie, de l’internationalisme et du communisme, il s’agit effectivement d’idées qui pourraient se propager dans le monde entier et devenir effectivement « universelles » — à condition de déraciner et de niveler au préalable toute nation et toute culture, à peu près comme on l’entend dans le fameux « Protocole des sages de Sion ».
Le symbole romain — pour autant qu’il ne s’épuise pas dans une phrase rhétorique — signifie par contre quelque chose de concret et de déterminé. Personne ne peut penser sérieusement à grouper tous les continents et tous les peuples sous la domination de Rome, tandis que l’intention existe pour les doctrines fausses, nivelatrices et collectivistes — en raison même de leur nature. Rome peut effectivement signifier quelque chose pour nous, sinon comme « universalisme », du moins comme idée fondamentale, comme force modélatrice et comme loi intérieure d’un certain « espace de Reich ».
Du reste, il n’en fut pas autrement dans les temps antiques, où Rome était la consécration d’une union de peuples et d’une communauté culturelle, en dehors de laquelle toutefois il n’existait aucune autre culture, comme l’indique la seule appellation de « barbares », qui au début, n’avait aucun sens péjoratif, et servait seulement à désigner les peuples étrangers.
Au déclin de la romanité, il existait certainement — à l’intérieur de son espace de Reich un certain « universalisme ». Certains éléments métissés et des races inférieures furent inconsidérément élevés au rang de « Romains » ; la ville de Tibère accepta sans difficulté des cultures et des mœurs étrangères, dont la vive opposition avec la manière d’être essentiellement romaine était souvent incroyable, ainsi que le rapporte Livius. Cet universalisme recelait précisément un des facteurs essentiels de l’effondrement de Rome. Lorsqu’on parle d’un pareil universalisme, il serait donc paradoxal de vouloir reconnaître en lui un trait caractéristique de Rome. La vieille romanité, virile, hiérarchique, qui fonda notre grandeur, n’a rien de commun avec cet universalisme de la Rome vieillissante et abâtardie.
Nous vivons en un temps de rassemblement, d’organisation et de formation des forces, dans lequel toute formule d’universalisme abstrait est mal placée ; dans lequel le spirituel ne doit pas nous conduire à des écarts et à des empiétements mais donner au contraire un sens élevé aux puissances et aux disciplines d’une réalité bien déterminée.
Que Rome ait donné au monde « la lumière de la culture », que l’esprit romain soit illimité, que chaque peuple soit redevable à Rome de maints éléments de sa culture — tout cela est très beau et très bien. La vitalité actuelle de cet héritage millénaire doit cependant, être mise à l’épreuve en présence de tâches moins poétiques et plus précises. Le moins que quiconque ne se contente pas de phrases puisse exiger de la force de la pensée romaine est que cette idée engendre du complexe des peuples qui sont renfermés dans notre grand espace un organisme vraiment impérial, ayant sa propre structure solidement établie, son propre visage, son propre esprit, son idéal humain élevé, sa propre culture, comme cela pourrait avoir lieu dans une reprise de l’idée organique-hiérarchique du Moyen Age aryen et combattant. Ce n’est que lorsque cet exemple sera clairement donné qu’on pourra s’attendre à voir le prestige romain dépasser encore une fois les limites de notre espace, et surgir dans d’autres pays aussi la question de savoir dans quelle mesure ces mêmes idées fondamentales peuvent être acceptées et dans quelles formes originales elles peuvent former et empreindre la vérité.
Source : La Jeune Europe – cahier 8 – 1942