L’itinéraire d’Otto Strasser

otto strasser 5

Un jeune universitaire français, Patrick Moreau, a fait paraître en Allemagne en 1985, une version abrégée de sa thèse de doctorat sur la “Communauté de combat national-socialiste révolutionnaire et le Front Noir” (cette thèse de 821 pages, soutenue en 1978 devant l’Université de Paris 1, n’est malheureusement pas diffusée en France). L’ouvrage de Moreau, très documenté et objectif, comporte une biographie (qui s’arrête en 1935) d’Otto Strasser, leader du nazisme de gauche dissident, une histoire du nazisme de gauche de 1925 à 1938 et une analyse des principaux thèmes constitutifs de l’idéologie “national-socialiste révolutionnaire”.

Moreau dévoile l’existence d’un courant qui, se réclamant d’une authenticité national-socialiste, a résisté à la mainmise hitlérienne sur le parti nazi, résisté à l’État hitlérien et combattu vainement pour une Révolution socialiste allemande. L’histoire de ce courant s’identifie au destin de son principal animateur et idéologue : Otto Strasser.

Antécédents familiaux

Otto Strasser naît le 10 septembre 1897 dans une famille de fonctionnaires bavarois. Son frère Gregor (qui sera l’un des chefs du parti nazi et un concurrent sérieux d’Hitler) est son aîné de 5 ans. L’un et l’autre bénéficient de solides antécédents familiaux : leur père Peter, qui s’intéresse à l’économie politique et à l’histoire, publie sous le pseudonyme de Paul Weger, une brochure intitulée Das neue Wesen, dans laquelle il se prononce pour un socialisme chrétien et national. Selon Paul Strasser, frère de Gregor et d’Otto : « dans cette brochure se trouve déjà ébauché l’ensemble du programme culturel et politique de Gregor et d’Otto, à savoir un socialisme chrétien et national, qui y est désigné comme la solution aux contradictions et aux manques nés de la maladie libérale, capitaliste et internationale de notre temps » (cité, p. 12).

Otto Strasser social-démocrate

Lorsqu’éclate la Grande Guerre, Otto Strasser interrompt ses études de droit et d’économie pour s’engager, dès le 2 août 1914 (il est le plus jeune engagé volontaire de Bavière). Sa brillante conduite au Front lui vaudra d’être décoré de la Croix de Fer de première classe et d’être proposé pour l’Ordre Militaire de Max-Joseph. Avant sa démobilisation en avril/mai 1919, il participe, avec son frère Gregor, dans le Corps-Franc von Epp, à l’assaut contre la République soviétique de Bavière. Rendu à la vie civile, Otto reprend ses études à Berlin en 1919 et fonde l’Association universitaire des anciens combattants sociaux-démocrates. En 1920, à la tête de 3 « centuries prolétariennes », il résiste dans le quartier ouvrier berlinois de Steglitz au putsch Kapp (putsch d’extrême-droite). Il quitte peu après la SPD (parti social-démocrate) lorsque celle-ci refuse de respecter l’accord de Bielefeld conclu avec les ouvriers de la Ruhr (cet accord prévoyant la non-intervention de l’armée dans la Ruhr, la répression des éléments contre-révolutionnaires et l’éloignement de ceux-ci de l’appareil de l’État, ainsi que de la nationalisation des grandes entreprises). Otto Strasser s’éloigne donc de la SPD sur la gauche.

Otto Strasser retourne en Bavière. Chez son frère Gregor, il rencontre Hitler et le général Ludendorff, mais refuse de se rallier au national-socialisme comme l’y invite son frère. Correspondant de la presse suisse et hollandaise, Otto “couvre”, le 12 octobre 1920, le Congrès de l’USPD (Parti social-démocrate indépendant) à Halle où il rencontre Zinoviev. Il écrit dans Das Gewissen, la revue des jeunes conservateurs Moeller van den Bruck et Heinrich von Gleichen, un long article sur sa rencontre avec Zinoviev. C’est ainsi qu’il fait la connaissance de Moeller van den Bruck qui le ralliera à ses idées.

Otto Strasser rentre peu après au ministère de l’approvisionnement, avant de travailler, à partir du printemps 1923, dans un consortium d’alcools. Entre 1920 et 1925, il s’opère dans l’esprit de Strasser un lent mûrissement idéologique sur fond d’expériences personnelles (expérience du Front et de la guerre civile, rencontres avec Zinoviev et Moeller, expérience de la bureaucratie et du capitalisme privé) et d’influences idéologiques diverses.

Otto Strasser National-Socialiste

Après le putsch manqué de 1923, l’emprisonnement de Hitler et l’interdiction de la NSDAP qui l’ont suivi, Gregor Strasser s’est retrouvé en 1924 avec le général Ludendorff et le politicien völkisch von Graefe à la tête du parti nazi reconstitué. Aussitôt sorti de prison, Hitler réorganise la NSDAP (février 1925) et charge Gregor Strasser de la direction du Parti dans le Nord de l’Allemagne. Otto rejoint alors son frère qui l’a appelé auprès de lui. Otto sera l’idéologue, Gregor l’organisateur du nazisme nord-allemand.

En 1925, une “Communauté de travail des districts nord- et ouest-allemands de la NSDAP” est fondée sous la direction de Gregor Strasser, ces districts manifestent ainsi leur volonté d’autonomie (et de démocratie interne) face à Munich. En outre, la NSDAP nord-allemande prend une orientation nettement gauchiste sous l’influence d’Otto Strasser et de Joseph Goebbels, qui exposent leurs idées dans un bimensuel destiné aux cadres du Parti, les National-sozialistische Briefe. Dès octobre 1925, Otto Strasser dote la NSDAP nord-allemande d’un programme radical.

Hitler réagit en déclarant inaltérables les 25 points du programme nazi de 1920 et en concentrant tous les pouvoirs de décision dans le Parti entre ses mains. Il rallie Goebbels en 1926, circonvient Gregor Strasser en lui proposant le poste de chef de la propagande, puis de chef de l’organisation du Parti, exclut enfin un certain nombre de “gauchistes” (notamment les Gauleiters de Silésie, Poméranie et Saxe). Otto Strasser, isolé et en opposition totale avec la politique de plus en plus ouvertement conservatrice et pro-capitaliste de Hitler, se résoud finalement à quitter le Parti Nazi le 4 juillet 1930. Il fonde aussitôt la KGRNS (Communauté de combat national-socialiste révolutionnaire).

Otto Strasser dissident

Mais, peu après la scission strasserienne, 2 événements entraînent la marginalisation de la KGNRS : tout d’abord la publication de la « déclaration-programme pour la libération nationale et sociale du peuple allemand » adoptée par le Parti Communiste allemand. Ce programme exercera une attraction considérable sur les éléments nationalistes allemands anti-hitlériens et les détournera du Strasserisme (d’ailleurs dès l’automne 1930, une première crise “national-bolchévique” provoque le départ vers le Parti Communiste de 3 responsables de la KGRNS : Korn, Rehm et Lorf) ; ensuite, le succès électoral du Parti Nazi lors des élections législatives du 14 septembre 1930 qui convainc beaucoup de nationaux-socialistes du bien-fondé de la stratégie hitlerienne. La KGRNS est minée, en outre, par des dissensions internes qui opposent ses éléments les plus radicaux (nationaux-bolchéviques) à la direction, plus modérée (Otto Strasser, Herbert Blank et le Major Buchrucker).

Otto Strasser essaie de sortir la KGRNS de son isolement en se rapprochant, en 1931, des SA du nord de l’Allemagne, qui, sous la direction de Walter Stennes, sont entrés en rébellion ouverte contre Hitler [1] (mais ce rapprochement, mené sous les auspices du capitaine Ehrhardt, dont les penchants réactionnaires sont connus, provoque le départ des nationaux-bolchéviques de la KGRNS). En octobre 1931, Otto Strasser fonde le Front Noir, destiné à regrouper autour de la KGNRS un certain nombre d’organisations proches d’elle, telles que le groupe paramilitaire Wehrwolf, les Camaraderies Oberland, les ex-S.A. de Stennes, une partie du Mouvement Paysan, le cercle constitué autour de la revue Die Tat, etc.

En 1933, décimée par la répression hitlerienne, la KGRNS se replie en Autriche, puis, en 1934, en Tchécoslovaquie. En Allemagne, des groupes strasseriens clandestins subsisteront jusqu’en 1937, avant d’être démantelés et leurs membres emprisonnés ou déportés (l’un de ces anciens résistants, Karl-Ernst Naske, dirige aujourd’hui les Strasser-Archiv).

L’idéologie strassérienne

Les idées d’Otto Strasser transparaissent dans les programmes qu’il a élaborés, les articles, livres et brochures que ses amis et lui-même ont écrit. Parmi ces textes, les plus importants sont le programme de 1925 (résumé p. 23), destiné à compléter le programme de 1920 du Parti Nazi, la proclamation du 4 juillet 1930 (« Les socialistes quittent la NSDAP », p. 41/42 [lire plus bas]), les Quatorze thèses de la Révolution allemande, adoptées lors du premier Congrès de la KGRNS en octobre 1930 (pp. 240 à 242), le manifeste du Front Noir, adopté lors du deuxième Congrès de la KGRNS en octobre 1931 (pp. 250/251), et le livre Construction du Socialisme allemand, dont la première édition date de 1932.

Une idéologie cohérente se dégage de ces textes, composée de 3 éléments étroitement imbriqués : le nationalisme, “l’idéalisme völkisch” et le “socialisme allemand”.

* Le nationalisme : Otto Strasser propose la constitution d’un État (fédéral et démocratique) grand-allemand « de Memel à Strasbourg, d’Eupen à Vienne » et la libération de la Nation allemande du traité de Versailles et du plan Young. Il prône une guerre de libération contre l’Occident (« Nous saluons la Nouvelles Guerre », pp. 245/246), l’alliance avec l’Union soviétique et une solidarité internationale anti-impérialiste entre toutes les Nations opprimées. Otto Strasser s’en prend aussi avec vigueur aux Juifs, à la Franc-maçonnerie et à l’Ultramontanisme (cette dénonciation des “puissances internationales” semble s’inspirer des violents pamphlets du groupe Ludendorff). Mais les positions d’Otto Strasser vont évoluer. Lors de son exil en Tchécoslovaquie, 2 points nouveaux apparaissent : un certain philosémitisme (Otto Strasser propose que soit conféré au peuple juif un statut protecteur de minorité nationale en Europe et soutient le projet sioniste — P. Moreau pense que ce philosémitisme est purement tactique : Strasser cherche l’appui des puissantes organisations anti-nazies américaines) et un projet de fédération européenne qui permettrait d’éviter une nouvelle guerre (pp. 185/186). L’anti-occidentalisme et le pro-soviétisme de Strasser s’estompent.

• Au matérialisme bourgeois et marxiste, Otto Strasser oppose un “idéalisme völkisch” à fondement religieux.
• À la base de cet “idéalisme völkisch”, on trouve le Volk conçu comme un organisme d’origine divine possédant des caractéristiques de nature physique (raciale), spirituelle et mentale. La « Révolution allemande » doit, selon Otto Strasser, (re)créer les “formes” appropriées à la nature du peuple dans le domaine politique ou économique aussi bien que culturel. Ces formes seraient, dans le domaine économique, le fief (Erblehen) ; dans le domaine politique, l’auto-administration du peuple au moyen des Stände, c’est-à-dire des états — état ouvrier, état-paysan, etc. (ständische Selbstverwaltung) et, dans le domaine “culturel”, une religiosité allemande [2].
• Principale expression de “l’idéalisme völkisch” : un « principe d’amour » au sein du Volk — chacun reconnaissant dans les autres ses propres caractéristiques raciales et culturelles (pp. 70 et 132) — qui doit marquer chaque acte de l’individu et de l’État. Cet idéalisme völkisch entraîne le rejet par Otto Strasser de l’idée de la lutte des classes au sein du Volk au profit d’une “révolution populaire” des ouvriers-paysans-classes moyennes (seule une toute petite minorité d’oppresseurs et d’exploiteurs seraient éliminés), la condamnation de l’affrontement politique entre Allemands : Otto Strasser propose un Front uni de la base des partis extrémistes et des syndicats contre leur hiérarchie et contre le système (pp. 69/70). Cet idéalisme völkisch sous-tend l’esprit du “socialisme allemand” prôné par Strasser et inspire le programme socialiste strasserien.

Le programme socialiste strasserien comporte les points suivants : la nationalisation (partielle) de la terre et des moyens de production, la participation ouvrière, le Plan, l’autarcie et le monopole de l’État sur le commerce extérieur.

Le “socialisme allemand” prétend s’opposer au libéralisme comme au marxisme. L’opinion d’Otto Strasser sur le marxisme est cependant nuancée :

« Le marxisme n’avait pour Strasser aucun caractère “juif” spécifique comme chez Hitler, il n’était pas “l’invention du Juif Marx”, mais l’élaboration d’une méthode d’analyse des contradictions sociales et économiques de son époque (la période du capitalisme sauvage) mise au point par un philosophe doué. Strasser reconnaissait à la pensée marxiste aussi bien qu’à l’analyse de l’impérialisme par Lénine une vérité objective certaine. Il s’éloignait de la Weltanschauung marxiste au niveau de ses implications philosophiques et utopiques. Le marxisme était le produit de l’ère du libéralisme et témoignait dans sa méthode analytique et dans sa structure même d’une mentalité dont la tradition libérale remontait au contrat social de Rousseau.

L’erreur de Marx et des marxistes-léninistes résidait, selon Strasser, en ce qu’ils croyaient pouvoir expliquer le développement historique au moyen des concepts de rapport de production et lutte de classes alors que ceux-ci n’apparaissaient valables que pour la période du capitalisme. La dictature du prolétariat, l’internationalisme prolétarien, le communisme utopique n’étaient plus conformes à une Allemagne dans laquelle un processus d’entière transformation des structures spirituelles, sociales et économiques était engagé, qui conduisait au remplacement du capitalisme par le socialisme, de la lutte des classes par la communauté du peuple et de l’internationalisme par le nationalisme.

La théorie économique marxiste demeurait un instrument nécessaire à la compréhension de l’histoire. Le marxisme philosophique et le bolchévisme de parti périssaient en même temps qu’un libéralisme entré en agonie » (pp. 62/63).

Le “socialisme allemand” rejette le modèle prolétarien aussi bien que le modèle bourgeois et propose de concilier la responsabilité, l’indépendance et la créativité personnelles avec le sentiment de l’appartenance communautaire dans une société de travailleurs de classes moyennes et, plus particulièrement, de paysans (p. 135).

« Strasser, comme Jünger, rêva d’un nouveau “Travailleur”, mais d’un type particulier, le type “Paysan”, qu’il soit ouvrier paysan, intellectuel paysan, soldat paysan — autant de facettes d’un bouleversement social réalisé par la dislocation de la société industrielle, le démantèlement des usines, la réduction des populations urbaines et les transferts forcés de citoyens vers le travail régénérateur de la terre. Pour prendre des illustrations contemporaines de la volonté de rupture sociale de la tendance Strasser, certains aspects de son projet évoquent aujourd’hui la Révolution Culturelle chinoise ou l’action des Khmers Rouges au Cambodge » (cf. P. Moreau, « Socialisme national contre hitlerisme », in : La Revue d’Allemagne n°3/XVI, 1984, p. 493).

Otto Strasser veut réorganiser la société allemande autour du type paysan. Pour ce faire, il préconise le partage des terres, la colonisation des régions agricoles de l’Est peu peuplées et la dispersion des grands complexes industriels en petites unités à travers tout le pays — ainsi naîtrait un type mixte ouvrier-paysan (cette dernière proposition évoque l’expérience des « hauts-fourneaux de poche » dans les communes populaires de la Chine communiste), p. 134 à 140. Patrick Moreau n’hésite pas à qualifier Otto Strasser de « conservateur agraire extrémiste » (article cité). Les conséquences de cette réorganisation de l’Allemagne (et de la socialisation de l’économie qui doit l’accompagner) seraient : une réduction considérable de la production des biens de consommation du fait de « l’adoption d’un mode de vie spartiate où la consommation est réduite à la satisfaction quasi autarcique, au plan local, des besoins primaires » (article cité) et « l’institution nationale, puis internationale, d’une sorte d’économie de troc » (Ibid.).

Le “socialisme allemand” refuse enfin la bureaucratie et le capitalisme privé (Otto Strasser connaît les méfaits des 2 systèmes) et propose la nationalisation des moyens de production et de la terre qui seraient ensuite (re)distribués à des entrepreneurs sous la forme de fiefs. Cette solution conjuguerait, si l’on en croit Strasser, les avantages de la possession individuelle et de la propriété collective.

♦ Patrick Moreau, Nationalsozialismus von links : Die “Kampfgemeinschaft Revolutionärer Nationalsozialisten” und die “Schwarze Front” Otto Strassers 1930-1935, Deutsche Verlags-Anstalt, Stuttgart, 1985, 268 p.

Orientations n°7, 1986.

♦ Notes :
• 1 : Sur Walter Stennes : lire Als Hitler nach Canossa ging de Charles Drage (Berlin 1982)
• 2 : Cf. « Weder Rom noch Moskau, sondern Deutschland, nichts als Deutschland », article d’O. Strasser dans Deutsche Revolution, 5 juillet 1931.

ouie10.gif

♦ Œuvres en français :

  • Hitler et moi, Grasset, 1940
  • L’aigle prussien sur l’Allemagne, Montréal, 1941
  • Le Front Noir contre Hitler, co-écrit av. Victor Alexandrov, Marabout, 1968

♦ Études :

  • « “Socialisme” national contre hitlérisme : le cas Otto Strasser », P. Moreau, in : La révolution conservatrice dans l’Allemagne de Weimar (dir. L. Dupeux, Kimé, 1992), p. 377-389
  • Langages totalitaires, JP Faye, Hermann, 1972
  • Hitler et la dictature allemande, KD Bracher, 1969
  • Stratégie communiste et dynamique conservatrice. Essai sur les différents sens de l’expression “national-bolchevisme” en Allemagne, sous la République de Weimar (1919-1933), L. Dupeux, Paris-Lille, 1976
  • « Otto Strasser and National Socialism », Paul Gottfried, in : Modern Age n°2, Vol. 13, 1969, pp. 142-151
Retour en haut