Olivier Germain-Thomas a été délégué général de l’Institut Charles de Gaulle, producteur d’émissions sur France Culture et pour la télévision. Il est également l’auteur de nombreux ouvrages. Il a d’ailleurs été couronné par le Grand prix de littérature décerné par l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre. « La brocante de Mai 68 et ouvertures » d’Olivier Germain-Thomas est publié aux Éditions Pierre-Guillaume de Roux.
Mai 1968 : une révolution, une farce, un mythe, une brocante avec trouvailles et vieilleries ? Cinquante ans après, l’événement reste une énigme tant les motivations et certaines manipulations souterraines forment un tissage complexe. L’écrivain Olivier Germain-Thomas raconte son Mai 68.
Pourquoi ce parallèle entre Mai 68 et une brocante ?
Olivier Germain-Thomas : Dans une brocante, vous avez du bien et du pas bien. J’ai étudié le bouddhisme, j’étais assez loin de l’engagement politique et, au début, Mai 68 m’a plutôt amusé : Faites l’amour, mais pas la guerre… Ou Sous les pavés la plage… On est tous d’accord ! Mais j’ai très vite compris – j’avais quand même une petite expérience politique pour avoir fait la campagne de Charles de Gaulle pendant la présidentielle de 1965 – qu’il y avait derrière des trotskistes qui étaient très bien organisés. Au Parti communiste, les jeunes étaient plutôt séduits, mais le Parti communiste en lui-même a joué la carte de la stabilité, tout simplement parce qu’il faisait une analyse objective de la situation et le Parti communiste déteste les gauchistes. En plus, il n’avait pas envie de se faire déborder sur sa gauche. J’ai relevé dans un livre de Jacques Vendroux qu’à l’Assemblée nationale Waldeck Rochet lui a demandé de ne pas céder, ce qui n’était quand même pas mal de la part d’un communiste ! C’était une affaire très compliquée, que l’on simplifie un peu à l’occasion de ce cinquantenaire, comme s’il y avait des merveilleux révolutionnaires qui avaient toutes les qualités, le reste étant de l’ordre de la réaction. C’était beaucoup plus subtil.
Mais je n’avais pas envie de faire un livre d’anciens combattants sur ces souvenirs et j’ai voulu me projeter davantage dans l’avenir parce que j’ai eu la chance, à la suite de ces événements, de rencontrer André Malraux à plusieurs reprises et je parle évidemment de mon admiration pour lui. J’ai voulu aussi m’interroger sur le problème des racines, car les gens n’ont pas pris suffisamment conscience, face à la mondialisation, du malaise qui se crée sur toute la planète à cause de l’éradication des racines. Comment maintenir nos racines sans tomber dans ce que l’on pourrait appeler l’extrême droite ou des partis que je rejette totalement ? La question religieuse me semble capitale aujourd’hui. On voit la caricature de ce que peut donner une religion, nommons-la, de ce que peut donner l’islam quand il est habité par la violence, mais aussi par l’hindouisme. Je vais pratiquement chaque année en Inde et je vois les extrémistes hindous. Je vois également au Japon des extrémistes shintos. J’observe que face à cette mondialisation, il y a un raidissement sur des valeurs religieuses et j’essaie d’ouvrir des portes.
Au début, vous n’étiez qu’une petite poignée à vous opposer au mouvement de Mai 68. Pourquoi ce choix ?
Pendant quelques jours, j’ai été plutôt content, mais je me suis rapidement rendu compte que nous allions ébranler un pouvoir qui, à mes yeux, était extraordinaire. Il y avait eu le voyage de de Gaulle en Union soviétique, où il parle de la Russie éternelle, le discours de Phnom Penh, le discours de Montréal… Donc, soudain, la politique étrangère de la France prenait une dimension internationale magnifique. Je sentais qu’il y avait quelque chose qui revivait par rapport à notre histoire et, à cause de cette stupidité, l’effet d’entraînement des uns et des autres, ces étudiants risquaient d’ébranler ce régime. Donc, il fallait prendre ses responsabilités. Je les ai prises et je n’ai pas reçu un coup tout au long de ces journées, alors que j’ai pris la parole dans des amphithéâtres. On voulait simplement m’envoyer chez le psychanalyste…
Lorsque vous avez rejoint ce groupe d’opposants, vous étiez très peu nombreux dans un local et tout se faisait en bricolant. Finalement, vous étiez des marginaux…
C’était effectivement du bricolage ! Rue de Solférino, il y avait une association de soutien au général de Gaulle – je vous parle du bon côté de la rue – et nous n’étions qu’une poignée. Au sein du parti gaulliste, la plupart des apparatchiks étaient sous leur lit à ce moment-là, mais il y en avait quelques-uns qui résistaient, comme Charles Pasqua. Nous étions très peu, comme si, soudain, quelque chose se défaisait petit à petit, comme si cette Ve République, que nous pensions très solide, allait se défaire. Le général de Gaulle s’est trompé le 24 mai quand il a fait un discours qui est tombé à plat et il y a cette fameuse journée du 29 où il s’est ressaisi, ce qui a permis de retourner la situation et qui prouve bien que la situation n’était pas révolutionnaire. Connaissez-vous une révolution où un seul discours annihile la révolution ?
Certes, c’est facile à dire maintenant mais, à ce moment-là, tout le monde pensait que tout s’effondrerait…
On l’a vu puisqu’à partir du 13 mai il y a eu des millions de grévistes, avec des piquets très solides, et la majorité des jeunes se sont pris d’une espèce d’enthousiasme pour ce mouvement. J’imagine que des sociologues vont analyser en profondeur les raisons qui font que dans un pays qui était relativement prospère et stable, les choses se sont effondrées aussi vite, mais aussi pourquoi elles se sont redressées aussi vite…
Dans votre étude, vous soulignez que sans cultiver l’idée simpliste que les complots régissent l’histoire, il est néanmoins certain que la spontanéité du mouvement de Mai a été soutenue par les nombreuses et contradictoires forces hostiles à la politique de Charles de Gaulle. Certains estiment que les États-Unis et Israël ont été à l’origine de Mai 68. Qu’en pensez-vous ?
À l’époque, on accusait Cuba, ce qui est entièrement faux. On sait d’ailleurs que Fidel Castro envoyait d’excellents cigares à de Gaulle et qu’il avait plutôt de l’admiration pour lui. Je ne sais pas si c’était réciproque… Le Parti communiste ne souhaitait pas du tout le renversement de Charles de Gaulle, parce que le Parti communiste – tenu quand même par Moscou – était ravi de ses coups de pied à la présence américaine au Vietnam et aussi contre le dollar. Éric Branca a publié un livre basé sur des archives réelles et l’on voit très bien que les agents de la CIA à Paris et dans d’autres villes de province avaient pour instruction de faire tomber de Gaulle. Je ne dis pas qu’ils sont la cause de ce mouvement, mais ils en ont profité et ils ont mis de l’huile sur le feu. Maintenant, nous en avons la preuve.
D’ailleurs, dans la plupart des révolutions, il y a toujours des éléments étrangers qui alimentent la contestation lorsque la politique menée par le pays est en contradiction avec celle de ses agents…
On croyait que c’était Moscou ou La Havane : non, c’était Washington…
Parmi ces agitateurs, vous consacrez un portrait à Daniel Cohn-Bendit en rappelant qu’il était l’invité régulier du Centre américain de Paris, dirigé par un correspondant de la CIA… Plus près de nous, en tant que député européen, il a voté toutes les directives qui arrangeaient le libéralisme et les intérêts américains…
À l’époque, j’aurais pu me sentir plus à droite que Daniel Cohn-Bendit et, maintenant, c’est l’inverse ! Je le vois complètement avec ceux qui dominent le monde, c’est-à-dire la finance internationale et l’Europe de Bruxelles, alors que je me sens en opposition sur ces deux points. C’est pour cette raison que j’aimerais bien avoir un débat avec lui…
Vous faisiez partie de cette poignée de militants qui ont organisé la fameuse manifestation et vous pensiez qu’avec 30 000 personnes ce serait déjà un chiffre miraculeux…
À l’origine, il y a des sortes de mauvaises coïncidences. Au moment du démarrage, Pompidou était en Iran et en Afghanistan. Quand il revient, il fait ouvrir la Sorbonne, ce qu’il n’aurait pas dû faire et, à ce moment-là, de Gaulle part en Roumanie. C’est intéressant pour un historien. Parfois, les conjonctures sont néfastes et, à la fin, elles deviennent positives… Il y a le coup de génie de de Gaulle d’aller voir Massu. Il ne voulait pas aller le voir en Allemagne, mais dans les Vosges. Il faisait mauvais temps et, à ce moment-là, le général demande à l’hélicoptère d’aller à Baden-Baden, puisqu’il y avait des troupes d’occupation françaises dans cette zone. Il y a un mystère sur ce qui s’est vraiment dit entre Massu et de Gaulle : était-il complètement déprimé ? On peut se dire qu’à partir du moment où de Gaulle fait ce grand coup de bluff, rentre dormir tranquillement en récitant des vers, puis fait son grand discours, notre manifestation est puissamment aidée par le retournement complet de l’opinion. Finalement, au lieu d’être 30 000, nous étions un million…
Les policiers et les Renseignements généraux vous ont confié que des extrémistes avaient préparé des armes et que cette mani-festation aurait pu très mal tourner…
C’est quelque chose que je ne comprends pas et que l’histoire devra un jour élucider. Ceux que l’on appelle les Katangais (certains extrémistes gauchistes) avaient des armes et on le savait. Rien n’est plus facile que de prendre une grenade et de l’envoyer vers les manifestants en disant que la grenade a été envoyée par la police… Or, cela n’a pas été fait. À ce moment-là, il y aurait sans doute eu une vraie révolution. Pourquoi les services qui voulaient faire tomber de Gaulle ne sont-ils pas allés jusqu’à cette extrémité ? Je n’ai pas la réponse, mais cela aurait pu se faire.
Aujourd’hui, lorsque l’on interroge ceux qui n’ont pas connu cette période, elle apparaît comme une séquence sympathique, une petite révolution qui a fait avancer les choses dans le bon sens…
Si l’on se place sur le plan de la grande politique que menait de Gaulle, il est évident que Mai 68 a porté un coup à son moral. C’est évident. Sur le plan des mœurs, je ne porte pas un jugement de valeur, mais il est vrai que des portes se sont ouvertes et il y a eu, par rapport à une autorité, par rapport à la liberté des filles, quelque chose qui était dans l’air du temps. Donc, je comprends très bien que les garçons et les filles d’aujourd’hui qui profitent de cette avancée soient contents. Mais en regardant cela d’un point de vue géopolitique, l’analyse est plus complexe.
Si Mai 68 n’avait pas eu lieu, n’y a-t-il pas eu une évolution naturelle des choses et, aujourd’hui, nous en serions à peu près au même point ?
Vous avez raison, la révolution sexuelle s’est faite aux États-Unis et en Suède avant d’arriver en France. Cela ne l’a pas créée, mais cela l’a accélérée. La pilule a joué un très grand rôle, c’est évident, comme l’effondrement des valeurs qui tenaient la famille, l’Église qui n’a plus le pouvoir moral qu’elle a eu, le rôle du père traité de tous les noms… Donc, le mouvement était en marche et Mai 68 a accéléré tout cela.
Ce qui est intéressant, c’est l’analyse du général de Gaulle sur le libéralisme car les braves gens qui étaient sur les Champs-Élysées voulaient empêcher les bolcheviques de faire la révolution, alors que lui a compris que c’était plutôt le capitalisme qui était à l’origine de tout cela…
L’affaire sérieuse, c’était quand même la révolte des ouvriers. C’était autre chose que celle des étudiants, qui étaient plutôt des bourgeois privilégiés. Le général de Gaulle voit qu’il y a des millions d’ouvriers qui avaient voté pour lui et qui, soudain, se sont retournés. Alors, il s’est demandé ce qui se passait : le travailleur se sent dépossédé dans les usines et il faut donc créer la participation. Une idée qu’il avait lancée auparavant, mais qu’il n’avait pas réalisée. Selon lui, la réponse communiste était mauvaise, mais la réponse du libéralisme intégral était aussi mauvaise. Il fallait donc trouver un système permettant aux travailleurs de se faire entendre sur le plan des décisions importantes à prendre et, en même temps, qu’ils soient intéressés aux bénéfices de l’entreprise. Nous avons régressé sur ce plan, puisque c’est la finance qui dirige tout. Maintenant, la participation est impossible dans un système mondialisé…
Autre conséquence de Mai 68 : l’abandon des valeurs. Vous écrivez : « Si, revenant parmi nous, Montaigne constatait que Johnny Hallyday et Brad Pitt ont remplacé Plutarque, Virgile ou Cicéron, il demanderait à s’exiler chez les Papous… »
Il y a les racines de l’Europe, c’est pour cela que j’ai choisi des auteurs latins, il y a les racines chrétiennes de l’Europe aussi. Je m’appuie beaucoup sur Simone Weil car je pense qu’aucun peuple ne peut vivre sans racines. Cela ne veut pas dire des racines figées, mais des racines en métamorphose. Je voyage dans le monde entier et j’assiste à un retour vers les racines du shintoïsme au Japon. En Inde, il y a un retour vers l’hindouisme et l’amour de leurs propres racines et de leur propre histoire aboutit d’ailleurs à des excès vis-à-vis des musulmans. En Chine, c’est le retour du confucianisme… Face à cette mondialisation, il est indispensable de maintenir les racines et cela ne se fait pas artificiellement. Je veux faire comprendre que chaque être humain, pour se sentir bien avec lui-même et bien dans le monde contemporain, doit rester fidèle à toute une partie de ses racines.
Source : Gaullisme.fr – première publication : 21 avril 2018