Nous savons déjà comment a fini l’ETA – en se reniant et en traficotant un accord avec les sociaux–démocrates au pouvoir à Madrid -, mais savons nous réellement comment elle a commencé ? Il n’est pas inutile de rappeler quelques épisodes de la période de sa fondation. A l’origine de ce groupe ethno-terroriste on trouve, en effet, un courant nationaliste basque, formé autour de Jon Miranda et de Frédéric Krutwig, deux hommes qui eurent beaucoup de contacts avec le national-socialisme.
Le Devenir européen et « l’ethniste-socialiste » néo-nazi
En 1969, quand je commençais a prendre des contacts avec les différents courants alternatifs qui florissaient en Europe, je fis la connaissance d’Yves Jeanne, un ancien combattant SS français. A cette époque, il résidait à Nantes où il était le directeur d’une publication appelée Le Devenir européen qui se définissait comme « ethniste-socialiste ». Il s’agissait d’une revue trimestrielle polycopiée, organe d’un groupe qui portait le même nom et dont deux douzaines de numéros parurent entre 1967 et 1973. De temps en temps, Yves Jeanne publiait des numéros spéciaux. Je m’en souviens de deux : l’un appelé Manifeste de Cassandre, en 1969, qui fut mon premier contact avec l’écologie, et un autre, en 1972, consacré à un personnage dont je n’avais pas encore entendu parler : Jon Miranda (ou Jean Mirande, selon son nom français). Il venait de décéder et, pour Yves Jeanne, il était un des plus éminents représentant de la pensée « ethniste-socialiste » d’après-guerre. Ce numéro spécial, illustrait sa couverture d’un drapeau basque en couleur et, à l’intérieur, il reproduisait quelques dessins de Jon Miranda consacrés aux swastikas basques.
Il ne faut pas se tromper, Le Devenir européen, était une revue néo-fasciste de l’époque. Et sa référence idéologique « ethniste-socialiste » était alors commune dans cette mouvance. D’autres revues du même courant étaient publiées en France : Socialisme européen à Lyon et Pour une Jeune Europe à Paris (1).
Le Devenir européen était cependant différent des autres groupuscules néo-fascistes français. On rencontrait chez lui une volonté de développer un mouvement néo-païen et une très forte orientation régionaliste. Les membres du Devenir européen étaient liés avec Goulven Pennaod, un séparatiste breton d’extrême-droite et ancien collaborateur. C’est par son intermédiaire qu’Yves Jeanne contacta Jon Miranda et qu’une amitié naquit entre eux, ainsi qu’une communauté d’idées.
Une tendance du milieu néo-fasciste européen de l’époque était d’être très intéressé par l’émergence des mouvements régionalistes qui semblaient devoir casser les Etats jacobins européens, et tout spécialement la France. De fait, les SS avaient élaboré à la fin de la guerre une carte de l’Europe, en fonction des différentes régions du continent, qui brisait l’unité des Etats nationaux européens, dont celle de l’Espagne. Cette carte eut beaucoup plus d’importance et d’influence sur le néo-fascisme de l’après-guerre que dans les rangs de la SS avant 1945. En Espagne, cette carte « régionalistes » nationale-socialiste fut largement diffusée par le principal mouvement néonazi des années 1960 et 1970, la Cedade, ce qui la distinguait clairement du reste des groupes néo-fascistes et phalangistes.
Jon Miranda, un néo-nazi régionaliste
On n’a pas le moindre doute sur le fait que Jon Miranda eut des contacts avec ces milieux et que, non seulement, il connaissait les thèses « ethnistes-socialistes », mais qu’il les partageait et qu’il les utilisa dans ses propres écrits. Or, Jon Miranda joua un rôle important dans la cristallisation du nationalisme basque de l’après-guerre et dans la gestation de l’ETA.
Jon Miranda était un agitateur idéologique. Il doutait de la réalité de l’Holocauste et il défendait l’action d’Hitler allant jusqu’à écrire – parlant de la démocratie française des années 1960 – « Il y avait plus de liberté dans l’Allemagne d’Hitler qu’il y en a ici actuellement ». Arkotxa Scarcia, auteur d’un article sur les idées de Jon Miranda, dit de lui : « L’action de Miranda, défenseur des minorités basques et autres, ne peut se comprendre qu’en relation avec le national-socialisme. Il défend les minorités blanches d’Europe et plutôt celles de l’Europe du Nord que du Sud. Miranda affirmant ainsi : “Nous nous contentons d’admettre que les Basques sont identiques aux autres peuples européens, membres de la grande famille des races blanches : tel est le plus sûr indice de notre européanité fondamentale” ». Pour Scarcia, c’est clair qu’il s’agit d’un auteur raciste et non pas humaniste.
De même, pour Scarcia le thème de la «mort héroïque» dont Miranda traite dans deux de ses poèmes (Eresi et Godu abestia) (2) est inspirés par un nietzschéisme national–socialiste, et il affirme : « Naturellement, il est impossible de comprendre l’esthétiques de l’œuvre de Miranda si on ne prend pas en compte le national-socialisme qu’il utilise, le déformant et s’en servant dans un but de propagande.» (3)
L’apport de Miranda au nationalisme basque
Dans l’ouvrage fondamental pour comprendre le nationalisme basque, El Bucle melancólico. Historias de nacionalistas vascos de Jon Juaristi (4) paru en 1997, Jon Miranda est intégré dans le contexte de la culture nationaliste radicale d’Euzkadi. Juaristi donne quelques données biographiques sur Miranda : il nous dit qu’il naquit en 1925 dans une pauvre famille souletine (5) et qu’il grandit dans un environnement de quartier populaire connaissant de grosses difficultés économiques Mais il était exceptionnellement doué pour les langues et, poursuit Juaristi, il avait appris par lui-même le breton et l’euskera avant ses vingt ans. « Il fut avec Gabriel Aresti et José Luis Alvarez Emparaza (un des créateurs de l’ETA) un des fondateurs de la littérature moderne en langue basque ». Il s’intéressa beaucoup aux langues celtiques, ce qui explique l’affinité qu’il eut avec le groupe du Devenir Européen. En 1947 participa au Congrès de la culture basque, organisé à Biarritz, par José Miguel de Barandiaran. De cette époque datent ses premiers contacts avec les écrivains basques. Il connut quelques exilés basques à Paris, où il travaillait comme fonctionnaire, et il commença à collaborer avec les revues nationalistes Gernika et Euziko Gogoa.
Juaristi relève la haine que Miranda portait au PNV. Il l’attribue à l’image d’ami des Alliés qu’eut ce parti et à ses compromis avec les Etats-Unis. Il faut rappeler que tout le milieu proche du Devenir Européen pratiquait un antiaméricanisme au moins aussi radical que celui de l’extrême gauche. Juaristi cite aussi un texte de Miranda de 1948 dans lequel il affirme que son pays est l’Euzkadi, « la patrie de tous les Basques ». Déjà dans ce texte, il soutient que, devant l’impossibilité que la France lui donne l’indépendance, il devra « obtenir la liberté par la force ». Il semble qu’à cette époque Miranda se considérait comme « démocrate et chrétien » cependant, moins de dix ans plus tard, son rattachement au nazisme est indéniable. Il fut toujours intéressé par la problématique « sociale » en tant que membre d’une famille dépossédée par la fortune, et, par extension, il s’intéressa aux « régions pauvres » de la périphérie française et en particulier à la Bretagne. Fonctionnaire du ministère des finances, ayant émigré à Paris avec sa famille, il fréquenta des militants bretons. Il connut ainsi Goulven Pennaod et collabora à sa revue Ar Stourmer (Le Combattant). A cette époque il arriva à la conclusion, comme le rappelle Juaristi, « que la condition de basque est un fait racial, héréditaire ». Il conclut aussi que les problèmes qui affectent les « régions de l’hexagone » français sont apparues à la période de la Révolution française et de la formation de l’Etat jacobin. Cela le porta, logiquement, à repousser les idées démocratico-bourgeoise et, en particulier, le paradigme « liberté-égalité-fraternité » Il se situait donc maintenant dans le même champ idéologique que les autres forces qui, elles aussi, rejetaient les effets et la légitimité de la Révolution française : monarchistes, néo-fascistes, doriotistes, révolutionnaires d’extrême droite, régionalistes et ex-collaborateurs.
Aux débuts des années cinquante, Jon Miranda abandonna le catholicisme de sa famille et s’aligna, après avoir lu l’œuvre de Nietzsche, sur les groupes néo-païens. Il s’intéressa, surtout, à la mythologie celtique et par ce biais, il devint… antisémite ! Juaristi cite un texte d’un biographe de Miranda, Dominique Peilhen, qui relate une déclaration de celui-ci : « Ce que je hais, ce sont les idéologies affaiblissantes ; c’est, ce que les juifs ont diffusé dans le monde pour les autres et qui est interdit en Israël : le pacifisme, le marxisme authentique, qui est si chrétien, et le christianisme, qui est si juif ». Vers 1953, Miranda assumait déjà un antisémitisme qui n’avait rien à envier à celui des nationaux-socialistes ; il écrivait dans une lettre adressée à un autre nationaliste basque : « Je hais les juifs, au moins mille fois plus que Krutwig et toi détestent les Espagnols (…) J’ai mes idées et je ne les abandonnerais pas à présent, pour d’autres opinions, alors je les ai soutenues pendant les dix dernières années. Parmi celles-ci, la haine des démocrates, juifs et francs-maçons est la plus valable de toutes ».
En 1952, Miranda travailla de concert avec Goulven Pennaod à la rédaction d’un Manifeste des néo-païens d’Europe dont le contenu sera repris quinze ans plus tard dans le Manifeste de Casandre publié par Le Devenir européen. L’idée des rédacteurs du manifeste néo-païen était de revitaliser les religions ancestrales comme un moyen de défendre les identités régionales. Mais on ne connaissait que très peu chose sur la mythologie basque en comparaison avec le celtisme et en outre tout ce qu’on savait était vague et fragile. Alors Miranda extrapola à partir de cela et le résultat fut pauvre et décevant : une espèce d’occultisme syncrétiste dans lequel ce qui lui manquait dans le puzzle religieux basque était rempli avec des interpolations des autres religions païenne européennes.
Un autre des apports de Jon Miranda à la théorie générale de l’indépendantisme etarra est sa définition de la « Grande Euzkadi » qui comprend la « Grande Vizcaya » ainsi que les anciennes implantations basques de la Vieille Castille, Calahora, Logroño, Burgos, la Navarre et la Soule française, les anciennes implantations basques d’Aragon, le Ribagorza, la Gascogne, etc.
En outre, Miranda s’inquiétait de la question raciale. Il ne croyait pas à l’existence d’une race basque, mais considérait que celle-ci était une branche de la famille européenne ainsi que la classait Gobineau. Il écrivit à ce sujet : « Aujourd’hui le peuple basque est formé par des individus qui appartiennent, selon une certaine proportion, aux diverses races de la grande race blanche ou europoïde et seulement à celle là », et il ajoutait : « Un métis de basque et d’indien, par exemple, pourrait être très sympathique et avoir appris le basque aussi bien que Axular ; il n’empêche pas que du seul fait de son sang mélangé, il ne serait pas un basque authentique et qu’il ne pourrait pas être accepté, à ce titre, par notre communauté ethnique si par hasard il en manifestait la prétention ». Mirande considérait qu’en Espagne il y avait beaucoup de sang « africain » et que, par conséquent, il fallait lutter contre les mariages entre des Basques et des Espagnols. En 1956, il suivait la même thématique raciale, quand il commentait : « Je pense que c’est la race et non la langue le plus important, je ne conçois pas qu’il existe des basques sans langue basque, bien sûr, parce que l’abandon de la langue place les basques en voie de déracialisation. Mais si des gascons apprenaient le basque nous serions néanmoins toujours étrangers par le sang et par l’esprit, et si, un jour, nous sommes libres, j’espère que le gouvernement de l’Euzkadi expulsera les sémites espagnols et les autres nègres qui se sont installés dans notre pays ou les considérera comme une couche d’humanité inférieure »
C’est avec raison que Juaristi, définit le projet politico-culturel de Miranda comme « une utopie nationale-socialiste basque » et montre comment il rêve à une « chevalerie de travailleurs ». En effet, dans ses écrits Miranda souligna que dans la vieille Gascogne il y avait des groupes ethniques tenus à l’égard (cagots, gitans et juifs) et des lois qui contribuaient à sauvegarder la pureté raciale de la population. L’industrialisation marqua la fin de la « chevalerie paysanne », l’apparition d’une bourgeoisie urbaine et, avec elle, le début de la dégénérescence de la population basque.
En 1960, Miranda met encore plus en évidence sa sympathie pour les pays de l’Axe, quand il publie un article dans la revue nationaliste basque Egin, en défense de Ventila Horia, écrivain et intellectuel roumain qui avait été un militant de la Garde de Fer, et auquel on venait de refuser le Prix Goncourt, suite à une campagne l’accusant d’antisémitisme. Miranda loin de réfuter l’accusation, l’argumenta : « La question antisémite n’est pas autre chose que ceci : les juifs sont une minorité nationale étrangère en France et dans tous les pays d’Europe – non à cause de la race mais de la culture. Ils sont une ethnie orientale qui a voulu vivre en Occident et ainsi ils ont traversé l’Histoire en considérant que seul Israël était leur vraie nation. Etant une minorité nationale, ils ne se satisfont pas des droits limités d’une minorité nationale, mais, au contraire, prennent un rôle de direction, que personne leur a donné, dans les affaires des français ». De plus, il remet en cause l’existence du dogme de l’Holocauste : « La rengaine est toujours la même, quand quelqu’un ose critiquer un minimum ces malheureux juifs, aussitôt ils ameutent les pro-sémites à leur service affirmant que l’on est du côté des SS qui liquidèrent six millions (à moins que ce soit quatre ou huit ?) de juifs, ou qu’on est même de la SS. Je ne défend pas les antisémites du IIIème Reich, je ne défends que moi-même. Je ne m’intéresse donc pas au décompte des morts dans les KZ, car je ne les ai pas construit ».
Vasconia de Frederico Krutwig Sagredo
L’apparition de l’ETA plut à Miranda, mais il rejeta par la suite son évolution vers le marxisme-léninisme. De fait, en 1964, il coupa ses relations avec les « nationalistes basques péninsulaires ». Il rendit publique sa rupture dans la revue Enbata, porte-parole du mouvement nationaliste basque-français, proche de l’ETA. Il rejeta particulièrement, le rapprochement de Krutwig avec le marxisme et fit même courir la rumeur qu’il était juif : « Je ne suis pas surpris que Krutwig avait été séduit par ces derniers fruits du féminisme (le marxisme) parce qu’il est lui aussi, au moins en partie, de la race élu ». Et dans d’autres textes, il insiste sur cette idée : « Emporté par son sang juif, Krutwig s’est adapté à un pays étranger, s’est abandonné complètement au marxisme et va révolutionnant le monde comme d’autres malfaiteurs (basque, bretons et frisons) ». Jon Juaristi cite une troisième phrase dans laquelle Miranda insiste sur le judaïsme de Krutwig : « Depuis, Krutwig a continué dans la voie marxistes, avec divers jeunes basques et bretons comme compagnons et surtout, avec un baron frison, que je connaît et qui est comme Krutwig moitié juif (à dire vrai, je crois que Krutwig est totalement juif, par son père et sa mère) ».
En 1970 parut l’unique roman de Miranda, Haur besoetakoa (6). Peu après, il annonça qu’il abandonnait la littérature en langue basque. Il semble qu’il était tombé dans une profonde dépression. En 1972, il se suicida. Juaristi écrit : « Il aurait été surpris de savoir que vingt-cinq ans plus tard, lui qui publia un seul livre de son vivant, serait l’auteur basque le plus lu de sa génération et que prolifèreraient les études, monographies et thèses doctorales sur son œuvre. On a fait au moins trois éditions de sa poésie complète, trois de son roman, deux de ses contes, une de ses traductions, deux de ses essais, avec d’abondantes réimpressions .»
Si cela concerne l’influence de Jon Miranda sur la culture basque contemporaine, ses idées influencèrent aussi, indirectement, les premiers pas de l’ETA. Miranda n’eut aucune relation directe avec l’ETA bien qu’il connut quelques-uns uns de ses premiers militants, mais son influence l’atteignit à travers le premier idéologue de l’organisation terroriste Frederico Krutwig Sagredo.
Krutwig était fils d’Allemands (juifs si nous devons croire Miranda), son père était un importateur de machines-outils. Sa famille appartenait à l’oligarchie de Bilbao et Frederico fut éduqué au Collège allemand de cette ville. Lui-même reconnut que ses parents étaient « des gens de droite ». Et il ajouta : « L’éducation reçue au collège suivait sans doute, des consignes culturelles allemandes, mais je crois exagéré de les qualifier de nationales-socialistes, du moins à cette époque. On parlait, ça oui, de la grande culture de Wagner, mais on ne mentionnait pas le nazisme. On restait très discrets. Les Allemands ont toujours tenu en grande estime le concept de peuple et le concept de nationalité. La théorie moderne des nationalités est sans doute quelque chose d’origine allemande et je me prends rêver que c’est cette distinction qui suscita en moi de l’intérêt pour la cause basque. »
Avant la guerre, Frédérico Krutwig avait traduit des poèmes de Goethe en langue basque. Bientôt, il se passionna pour la linguistique et il fut un de ceux qui redonnèrent vie à l’Académie de la langue basque en 1946. A cette époque, il ne se sentait ni nationaliste ni franquiste. En 1952 , après un discours pourtant insignifiant, il craignit d’avoir des ennuis et il s’exila à St Jean de Luz. Il commença alors à fréquenter le nationalisme politique basque. Il voyagea ensuite à Paris et c’est là qu’il connut Jon Miranda, qui le présenta à ses amis, à ceux qu’il décrivit ultérieurement comme des « fascistes bretons ». Il ne semble pas qu’il garda un mauvais souvenir de Miranda qu’il décrivit ainsi : « J’eus de bonnes relations avec Miranda, homme qui représentait le contraire de la race des surhommes qu’il disait défendre. Petit et bigleux, il ressemblait à un petit juif. Il était d’un commerce agréable et nous sympathisâmes à cause de ma connaissance de la culture allemande. Il était excessivement provocateur. Je me souviens d’un jour, alors que nous nous étions donné rendez-vous à la tombée de la nuit dans l’intention de faire une promenade, il me dit qu’il désirait aller dans le quartier juif où il se mit à crier “Les juifs au crématoire”. Il vivait très seul ».
Miranda et Krutwig maintinrent une excellente et étroite relation jusqu’en 1964 quand le premier, ainsi que ses amis, rejetèrent le Manifeste pour l’ethnocratie, rédigé par Krutwig et publié avec l’appui de quelques nationalistes frisons. A cette époque, Krutwig avait déjà publié son ouvrage Vasconia, sous-titré « Etude dialectique d’une nationalité », sous le pseudonyme de Fernando Sarrailh de Ihartza. Il est admis par tous que cet ouvrage eut une très grand influence sur le nationalisme radical basque et qu’il fut la cause d’un très grand nombre d’engagements dans les rangs de l’ETA (7).
Quelques unes des pages de Vasconia sont clairement inspirées par les écrits de Jon Miranda et par les conversations qu’il eut avec Krutwig. Celui-ci était linguiste, par conséquent, il attribue un rôle décisif à la langue basque dans la formation de l’identité nationale, mais il fait aussi allusion au facteur ethnique. Il écrit par exemple : « Le droit du peuple basque à son indépendance se base exclusivement sur l’existence d’une ethnie basque, avec une conscience propre et une volonté d’être libre. » Frederico Krutwig pense qu’il n’existe pas d’unité raciale basque, mais que « les basques appartiennent à la même race qui peuple l’Europe, le Nord de l’Afrique et une grande partie de l’Asie ». Mais il y a des « Basques traîtres », ceux qui appartenant à la «race basque », ne s’expriment pas en euskera. Pour Krutwig, le fait de disposer de quatre ancêtres basque, n’implique pas d’être un vrai basque. Outre la race, il y a le facteur linguistique. Mais la race est cependant importante pour Frederico Krutwig, sans aucun doute à cause de ses conversations avec Miranda : « Il serait erroné de porter l’anti-racisme à son extrême limite et d’affirmer que la race n’a aucune importance. Un mélange de basques avec des éléments nègres dénaturerait la race basque et on pourrait difficilement qualifier de basque un métis de basque et de nègre ». Miranda ne disait pas autre chose…
Il y a un autre point de coïncidence entre les deux : la « Grande Vasconia »
En effet, la conception de la « Grande Vasconia » de Krutwig coïncide avec celle de la « Grande Euzkadi » de Miranda. Juaristi précise que l’une et l’autre devaient « embrasser les deux grands Etats basques : le royaume de Navarre et le mythique duché de Vasconia. Au Nord, elle incorporera toute l’Aquitaine, jusqu’à la Garonne ; au Sud, elle arrive jusqu’à Garray, aux portes de Soria ; à l’Est, elle absorbe l’Aragon et à l’Ouest, elle va jusqu’à Castro Urdiales, Reinosa et Santander. »
Il y a encore un autre point sur lequel Miranda et Krutwig se retrouvent : le rôle de la religion. A la différence des nationalistes basques de leur temps, tous les deux sous-estimaient le rôle du christianisme dans la formation de l’identité basque et avaient un intérêt romantiques pour le néo-paganisme et le mysticisme. Pour Frederico Krutwig la religion n’était pas un « facteur différentiel » de l’identité basque par rapport à ses voisins. De plus, il était d’accord avec Miranda pour affirmer que la véritable religion proprement basque était une religion naturelle : une forme de paganisme autochtone. Il considérait que si les cathares et les protestants (qui avaient été nombreux en Navarre au XVIème siècle), avaient triomphé au pays basque, ils auraient contribué à décatholiser la race et à la rapprocher de sa religion naturelle d’origine. Krutwig s’intéressait aussi à l’occultisme théosophique. Il avait été marqué par le livre de l’ésotériste français Louis Charpentier Le Mystère basque, où était soutenue l’origine atlante des Basques. Ainsi, dans Vasconia, il cita un paragraphe d’Hélèna Petrovna Blavatsky (7) et affirma que : « L’intérêt pour les sciences secrètes et l’occultisme est un des traits marquants du caractère basque. On trouve une tendance similaire dans les peuples germaniques. D’autre part, non seulement dans les livres d’occultisme mais aussi dans la littérature théosophique, les Basques jouent un rôle important comme descendant de la race “atlantique” qui précéda celle nommée “aryenne”. Il faut entendre par ces mots quelque chose de très différent de ce que la science enseigne ». H-P. Blavatsky soutenait en effet une « théorie des races mères », qui iraient se succédant et qui « guidaient » l’évolution de l’humanité ; l’une d’elles était « l’atlantique » à laquelle avait succédée « l’aryenne », qui était devenue hégémonique. Pour Blavatsky, la race basque était un résidu du « cycle atlante ». Telle fut la thèse qu’adopta Krutwig (8).
L’ouvrage de Krutwig comporte aussi un aspect pratique traitant de la lutte de libération nationale. Ici aussi, il semble que Miranda eut quelque chose à voir dans sa formation. Au début de son exil, Krutwig passa deux années en Allemagne où il travailla chez Krupp. C’est, semble-t-il, grâce aux relations de Miranda qu’il fréquenta un colonel allemand, ancien membre de l’Etat-major de la Wehrmacht, qui le conseilla en matières militaires. De retour à Paris, il lut les ouvrages de Clausewitz, de Sun-Tzu et les écrits militaires de Mao. Il étudia de même le processus révolutionnaire algérien et aussi celui de l’OAS, exactement comme Miranda qui luttait alors contre De Gaulle.
Frederico Krutwig appartint à l’ETA durant une courte période et il ne commit jamais de délit de sang. C’était un théoricien. Pour brutale que fut sa théorie, ce n’était pas lui qui la mettait en pratique, mais quatre générations d’etarras le firent. Il mourut en 1998 peu après l’assassinat de Miguel Angel Blanco.
Il est surprenant, et paradoxal, que la première génération des etarras ait ainsi reçue une certaine influence des idées néo-nazies, via Jon Miranda et Frederico Krutwig. Ils jouèrent tous les deux un rôle fondamental dans la formation de la culture nationaliste basque. Miranda est encore aujourd’hui un auteur très populaire dans les milieux culturels indépendantistes et on republie encore des articles de Krutwig qui, écrits par un autre, seraient considérés comme « xénophobes ».
Ernesto Mila Rodriguez
Notes :
1 – Cette revue faisait, elle aussi référence au « socialisme européen ». Le groupe éponyme qui la publiait avait voulu, à l’origine, faire concurrence à Ordre nouveau en rassemblant les « révolutionnaires nationaux-socialistes » français des années soixante-dix…
2 – En langue basque : Elégie et Chant de guerre.
3 (NDLR) – Aurelia Arkotxa-Scarcia (Université de Bordeaux 3, IKER-UMR 5478), «L’influence du national socialisme dans la thématique de la mort héroïque chez J. Mirande », in Jon Mirande Orhoituz, 1925 – 1972 : antología, Patri Urkizuren Edizioa.
4 (NDLR) – Jon Juaristi Linacero. Universitaire, il fut militant de l’ETA puis d’une scission « ouvriériste » de celle-ci ETA-VI Asamblea. A partir du début des années 1980, il renia ses idées de jeunesse en ralliant la gauche « espagnoliste » : le Parti communiste tout d’abord, puis le Parti socialiste en 1987, il devint ainsi un des principaux intellectuels hostiles au nationalisme basque. Récemment converti au judaïsme, il défend régulièrement dans la presse espagnole l’Entité sioniste et y pourfend la « judéophobie ».
5 – Originaire de la Soule (Mauléon).
6 – En langue basque, la filleule ou la protégée.
7 – (NDLR) – Selon l’universitaire d’extrême-gauche Jean-Guillaume Lanuque : « Dans l’élaboration progressive du corpus idéologique d’ETA, le rôle d’un homme doit être signalé : Frederico Krutwig, auteur de Vsconia », « ETA, un terrorisme d’extrême-gauche ? », in Dissidences n° 1, L’Harmattan, Paris, 2005. Selon Antonio Elorza : « La stratégie de l’ETA va trouver son support théorique et doctrinal dans le livre de Krutwig, Vasconia. (…) Vasconia va fusionner et étayer la dispersion idéologique existant au sein de l’ETA et cet ouvrage va constituer une charpente idéologique qui offrira une réponse apparemment satisfaisante, apparemment scientifique, aux doutes et aux hésitations de l’organisation. » p. 120 et 120 de ETA, une histoire, Denoël, 2002.
7 – La fondatrice de la Société théosophique qui développait une théorie sur l’origine de ce qu’elle nommait « les races mères ».
8 (NDLR) – Il est vraisemblable que Miranda et Krutwig furent aussi, sur ce point, influencés par Augustin Chaho – considéré comme « le père du nationalisme basque » – qui, au XIXème siècle, « apparut comme un continuateur de Louis-Claude de Saint Martin et de Court de Gébellin » et qui, inspiré par Fabre d’Olivet, développa une théorie originale de l’évolution du monde en « âge » successifs. Voir Joseph Zabalo, Augustin Chaho ou l’Irrintzina du matin basque, (Atlantica).