Un témoin de la Tradition : René Guénon

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Il y a cinquante ans, le 7 janvier 1951, disparaissait au Caire, en Egypte, le Français René Guénon, l’un des principaux représentants de la pensée traditionnelle au XXème siècle.

De l’occultisme à l’ésotérisme

Guénon est né à Blois, en 1899, dans une famille très catholique. En 1904, après un pélerinage à Lourdes, il vient poursuivre ses études supérieures à Paris. Musardant, il n’obtient sa licence qu’à 29 ans, puis est recalé à l’agrégation de philosophie à 32 ans, tandis que sa thèse de doctorat, consacrée à une «Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues», est refusée.

Parallèlement à ses études, Guénon fréquente, dès son arrivée dans la Capitale, les milieux occultistes, se lançant dans une course effrénée aux affiliations et initiations. Il entre à l’Ecole Hermétique, est reçu dans l’Ordre Martiniste, fréquente diverses organisations maçonniques occultistes, est initié dans la loge Tebah de la Grande Loge de France. En 1908, il est secrétaire du IIème Congrès spiritualiste et maçonnique, et devient Souverain Grand Commandeur de l’Ordre du Temple Rénové. L’année suivante, à 23 ans, il est consacré «évêque d’Alexandrie» de l’Eglise gnostique de France, sous le nom de Palingénius, et assure la direction de La Gnose, «revue mensuelle consacrée à l’étude des sciences ésotériques».

Après plusieurs expériences décevantes dans les milieux occultistes, il se tourne vers l’Orient pour trouver la juste voie, celle de la «Connaissance initiatique». Après s’être intéressé au Taoïsme, il est initié, en 1912, au Soufisme, un courant initiatique islamique, sans pour autant embrasser la religion musulmane, comme il le précisera plus tard à un correspondant. Ayant appris le chinois et l’arabe, lisant les textes originaux, il tente de travailler avec des initiés de chaque tradition.

Tout en donnant des leçons particulières et des cours de philosophie, René Guénon écrit de nombreux articles, dans des publications catholiques, comme la Revue universelle du Sacré-Cœur Regnabit, ou traditionalistes, comme Le Voile d’Isis, qui deviendra Etudes traditionnelles. Il publie également des livres.

La Tradition contre le monde moderne

Dans Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues (1921), et l’Homme et son devenir selon le Vedanta (1925), il définit les critères de la métaphysique traditionnelle universelle. Chez lui, la Tradition désigne l’ensemble de la connaissance d’ordre «métaphysique» : elle admet une variété de formes, tout en restant une dans son essence.

Il insiste sur l’idée, déjà formulée avant lui par Joseph de Maistre et Fabre d’Olivet, d’une Tradition primordiale, qui renvoie à un Centre suprême, détenteur de toutes les connaissances spirituelles, et qui les diffuse par le biais de «chaînes initiatiques» présentes dans les différentes voies religieuses. Dans Aperçus sur l’Initiation (1946), il défend la nécessité du rattachement à une «chaîne», à une «organisation régulière», mais n’offre guère d’alternative à ceux qui refusent de s’en remettre, comme lui, à des musulmans ou des Orientaux. Tout juste reconnaît-il que la franc-maçonnerie reste en principe, malgré sa dégénérescence, une organisation dispensatrice d’une réelle initiation.

L’aspect le plus intéressant de l’œuvre de René Guénon réside dans sa critique radicale du monde moderne, auquel il oppose une référence positive, le monde de la Tradition. Selon lui, la civilisation traditionnelle qui s’est réalisée en Orient comme en Occident -Inde, Moyen-Age catholique, Chine impériale, Khalifat islamique- repose sur des fondements métaphysiques. Elle est caractérisée par la reconnaissance d’un ordre supérieur à tout ce qui est humain, et l’autorité d’élites qui tirent de ce plan transcendant les principes nécessaires pour assoir une organisation sociale articulée.

Celle-ci repose sur la division de la société en quatre castes ou classes fonctionnelles : au sommet, les représentants de l’autorité spirituelle, puis l’aristocratie guerrière, la bourgeoisie des marchands et des artisans, enfin les masses laborieuses. Cette notion de caste fait bien évidemment référence au système hindou, indo-aryen, divisé entre brahmane, kshatriya, vaishyas et çudras. De même, l’Iran, la Grèce et la Rome antiques connurent en partie un type d’organisation sociale analogue, que l’on retrouve, d’ailleurs dans la doctrine politique de Platon. L’ultime reviviscence de ce système en Occident fut le Moyen-Age féodal, le clergé correspondant aux brahmanes, la noblesse aux kshatriyas, le tiers-Etat aux vaishyas et les serfs aux çudras.

Au pôle opposé du monde de la Tradition se tient la civilisation moderne, à laquelle sont propres la désacralisation, la méconnaissance de tout ce qui est supérieur à l’homme, le matérialisme, l’activisme forcené.

Deux livres majeurs, La Crise du monde moderne (1927) et Le règne de la quantité et les Signes des temps (1946) contiennent l’essentiel de cette critique, auxquels on peut ajouter Orient et Occident (1924), qui soutient que ne subsistent désormais de civilisations traditionnelles qu’en Orient. Ce qui conduit Guénon à s’établir au Caire, en 1930, où il prend l’identité du cheikh Abdel Wâhid Yahiâ.

La régression des castes

René Guénon n’eut jamais d’activité politique, bien qu’évoluant dans des milieux parisiens d’Action française, car il estimait qu’«il n’y a, à l’époque contemporaine, aucun mouvement méritant qu’on y adhère».

Pour lui, nous sommes à la fin d’un cycle, le Kalî-Yuga ou «Age sombre» prévu par les anciens textes hindous, mais aussi annoncé par d’autres traditions -que l’on songe à «l’Age de fer» d’Hésiode-. Son interprétation du cours de l’Histoire dans un sens involutif, résolument antimarxiste et antiprogressiste, repose sur l’idée de «régression des castes» : à une société gouvernée dans des temps quasi-mythiques, par des Rois sacrés de droit divin issus de la première caste, succède le règne de la caste guerrière, de monarques de type laïc, chefs militaires ou seigneurs de justice temporels, qui s’achève en Europe avec le déclin des grandes monarchies, puis vient le gouvernement du tiers-Etat, de la bourgeoisie, l’aristocratie cédant le pas à la ploutocratie, enfin, c’est l’émergence de la dernière caste, de la classe ouvrière, qui trouve sa conclusion logique dans le communisme et le soviétisme.

Cette idée de régression des castes sera reprise par Julius Evola dans son maître-livre Révolte contre le monde moderne, publié en 1934. Guénon consentira d’ailleurs à la publication de ses écrits dans la page culturelle dirigée par Evola, de 1934 à 1943, dans le quotidien Il Regime Fascista..

Connaissance et action

Redevable en bien des domaines à Guénon, Evola s’en sépare cependant sur un point : il s’agit des rapports de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel, c’est-à-dire du sacerdoce et de la royauté. Dans son livre Autorité spirituelle et pouvoir temporel publié en 1929, Guénon affirme la primauté du sacerdoce par rapport à la royauté. Pour lui, le Brahmane est supérieur au Kshatriya parce-que la connaissance est supérieure à l’action et le domaine «métaphysique» au domaine «physique». Même dans le cas où les membres de la caste sacerdotale ne paraissent plus dignes de leur fonction, le bien-fondé de leur supériorité de principe ne saurait être discuté, afin d’éviter le risque d’une désagrégation du système socio-politique. Au contraire, Evola, qui considère que la culture de l’Occident s’enracine dans une «tradition de guerriers», défend la thèse inverse, estimant qu’avec le raisonnement de Guénon l’on se trouve en présence du «point de vue brahmanico-sacerdotal d’un Oriental».

Fidèle à sa nature de brahmane, de sage, René Guénon fut plus un témoin de la Tradition qu’un acteur de son temps, à l’opposé du kshatriya, du guerrier Julius Evola, seul véritable révolté contre le monde moderne au XXème siècle.

Edouard Rix

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