Néo-nationalisme et «Neue Rechte» en RFA de 1946 à 1988

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Lecture critique de Margret Feit, Die « Neue Rechte » in der Bundes-republik. Organisation – Ideologie – Strategie, Campus, Frankfurt a.M., 1987.

Le camp nationaliste avant l’avènement de la « Neue Rechte »

Dès 1946, apparaît la DReP (Deutsche Rechts-Partei; = Parti Allemand du Droit), fusion de la DKoP (Deutsche Konservative Partei) et de la DAP (Deutsche Aufbau-Partei; = Parti Allemand de la Reconstruction), deux formations nées en 1945. La DReP, dirigée par Fritz Dorls et Fritz Rößler, était trop hétérogène pour pouvoir durer; l’aile conservatrice se sépara de l’aile socialisante qui, avec les deux chefs de file, forme en 1949, la SRP (Sozialistische Reichs-Partei). En octobre 1952, le gouvernement interdit ce parti, sous la pression des alliés, inquiets parce qu’il avait fait preuve d’un certain dynamisme (1951: 11% des voix en Basse-Saxe et 16 sièges). Le parti s’était opposé à la politique pro-occidentale d’Adenauer, luttait pour une Allemagne réunifiée dans la neutralité et concurrençait sérieusement les « gauches » grâce à son programme social audacieux. Margret Feit ne souffle mot de cet engagement résolument non droitier… L’interdiction oblige les militants à changer de sigle et à modifier le style de leur propagande. Ce sera, notamment, la DRP (Deutsche Reichs-Partei) qui prendra le relais en enregistrant encore un certain succès en Basse-Saxe (8,1%, plus que les libéraux de la FDP). Le redressement économique joue cependant en faveur des partis confessionnels et de la SPD.

Du nationalisme étatique au nationalisme plébiscitaire et « basisdemokratisch »

A la suite de l’échec et de l’interdiction de la SRP et de la stagnation de la DRP, les milieux nationalistes opèrent une sorte de retour sur eux-mêmes. Les plus audacieux rejettent toutes formes de pro-occidentalisme et choisissent un neutralisme ou une forme allemande de gaullisme. Mais les critiques se portent essentiellement contre les reliquats d’étatisme bismarckien que véhiculaient encore les dirigeants du « vieux nationalisme » de la SRP et de la DRP. Le noyau organisationnel de cette révision hostile à l’étatisme centralisateur, ce fut la DG (Deutsche Gemeinschaft; = Communauté Allemande) d’August Haußleiter, issu de la CSU bavaroise. Cette DG était nationale-neutraliste et anti-libérale dans le sens où l’entendaient les principaux protagonistes de la « konservative Revolution » du temps de Weimar. L’Etat auquel aspirait cette formation se légitimerait, non sur la puissance d’un parti qui gagnerait les élections, mais sur la volonté populaire, génératrice d’une harmonie et d’une convivialité populaires. D’emblée, avec un tel programme, annoncé pour les deux républiques allemandes et pour l’Autriche, les militants de la DG ont pris le parti des peuples colonisés en lutte pour l’acquisition de leur indépendance (Egypte nassérienne, FLN algérien, etc.) car ces combats sont à mettre en parallèle avec la volonté des Allemands d’obtenir, eux aussi, leur propre auto-détermination.

En mai 1965, alors que les restes de la DRP venaient de se rassembler au sein d’une nouvelle formation, la NPD (National-Demokratische Partei Deutschlands), fondée en novembre 1964, la DG, avec le DFP (Deutsche Freiheits-Partei; = Parti Allemand de la Liberté) et la VDNV (Vereinigung Deutsche National-Versammlung; = Association pour le Rassemblement national-allemand), se mue en AUD (Aktionsgemeinschaft Unabhängiger Deutsche; = Communauté d’Action des Allemands Indépendants). Un clivage net se forme immédiatement: les vieux-nationalistes, étatistes, se retrouvent à la NPD, tandis que la gauche des nationaux, avec les principaux intellectuels, se retrouve à l’AUD.

De l’AUD à l’ouverture aux mouvements de gauche et à l’écologisme

Notons que la VDNV comptait dans ses rangs Wolf Schenke, fondateur d’une conception de « troisième voie » et partisan de la neutralité, et l’historien Wolfgang Venohr (cf. Orientations n°3). L’AUD, fidèle à son refus des vieilles formules étatistes et fascisantes et à sa volonté populiste et organique, s’ouvrira à l’APO (Außerparlamentarische Opposition; = Opposition extra-parlementaire) gauchisante et fera sienne quantité d’arguments pacifistes et néo-démocratiques (dont l’objectif est l’édification d’une démocratie au-delà des partis et des familles idéologiques traditionnelles). Les pourparlers engagés avec l’APO échoueront (bien que plusieurs responsables de l’APO et du SDS, son organisation étudiante, se retrouveront dans les années 80 dans le camp néo-nationaliste) et les militants de l’AUD investiront les cercles d’écologistes, au nom d’un idéologème organique, de tradition bien romantique et germanique: la protection de la Vie (Lebensschutz). Plusieurs de ces militants fonderont, avec des éléments plus gauchistes, le fameux « Parti des Verts » que nous connaissons aujourd’hui.

Les Strassériens: « Troisième Voie », Solidarisme, Européisme

Les Strassériens, regroupés autour d’Otto Strasser, constituent une composante supplémentaire du néo-nationalisme d’après 1945. Dès l’effondrement du IIIème Reich, Otto Strasser, depuis son exil canadien, envoie massivement des « Rundbriefe für Deutschlands Erneuerung » (= Circulaires pour le Renouveau Allemand) à ses sympathisants. Ces circulaires évoquent une réunification allemande sur base d’une « troisième voie européenne », axée sur un solidarisme qui renverrait dos à dos le capitalisme libéral occidental et le socialisme à la soviétique. Ce solidarisme abolirait les clivages de classe, tout en forgeant une élite dirigeante nouvelle. L’unité allemande, vue par Strasser, implique un neutralisme armé, noyau militaire futur d’une Europe indépendante qui doit devenir une puissance politique égale, sinon supérieure, aux USA et à l’URSS. Cette Europe serait l’alliée du Tiers-Monde, car les pays de ce Tiers-Monde devront fournir les matières premières à la « Fédération Européenne » en gestation.

Pour soutenir et diffuser ce programme, les Strasseriens ouest-allemands fondent en 1954 la DSU (= Deutsche Soziale Union). Plusieurs militants nationaux-révolutionnaires y ont fait leurs premières armes, notamment Henning Eichberg entre 1956 et 1959. En 1961, il passe à la VDNV de Venohr et Schenke (cf. supra). Ce passage implique un abandon de l’étatisme et du centralisme néo-strassériens et une adhésion au démocratisme populiste, dont l’AUD allait se faire le champion.

Auto-gestion ouvrière et nationalisme de libération

Dans cette même mouvance, apparaissent les « Vötokalisten » autour d’E. Kliese. Ce cercle politique élabore une théorie nouvelle de l’auto-gestion ouvrière, dérivée des principes du « socialisme allemand » (cf. Orientations n°7 et Trasgressioni n°4), seule véritable rénovation du marxisme en ce siècle. Cette théorie de l’auto-gestion formera le noyau de la doctrine sociale de l’UAP (= Unabhängige Arbeiter Partei), autre formation qui se crée au début des années soixante et qui se veut « la formation de combat pour un socialisme libertaire et démocratique de la nation allemande ». Vötokalisten et militants de l’UAP se réclament de Ferdinand Lassalle, fondateur de la social-démocratie allemande et admirateur de l’œuvre de Bismarck. Le lecteur francophone constatera ici combien proches de la social-démocratie sont les différentes variantes du néo-nationalisme allemand.

Ce socialisme allemand, à connotations lassalliennes, s’oppose tant à la NPD, jugé droitière, qu’aux communistes et à la SPD, jugés traîtres à l’idéal socialiste. Un personnage important apparaît dans cette mouvance: Wolfgang Strauss, ancien militant du parti libéral est-allemand (LDPD) et ancien forçat de Vorkhuta. Strauss se fait l’avocat d’un socialisme populaire et d’un nationalisme de libération, dont le modèle dérive, entre autres, de la résistance ukrainienne, du solidarisme russe et de la révolution hongroise de 1956. Le nationalisme est conçu, dans cette optique, comme le levain sentimental qui fera naître un socialisme proche du peuple, résolument anti-impérialiste, hostile aux super-gros, ethno-pluraliste.

Le déclin de la NPD

Malgré quelques succès initiaux lors des élections dans les Länder, la NPD ne parvint jamais à dépasser le score de 4,3% (en 1969) pour le scrutin fédéral. Le parti s’est divisé entre idéalistes et opportunistes, tandis que la mouvance du nationalisme démocratique, néo-socialiste et pré-écologique attire davantage les intellectuels et les étudiants. Cette strate sociologique est effectivement porteuse des principales innovations idéologiques du néo-nationalisme allemand à la veille de l’agitation de 68. Si l’on s’intéresse à cette germination constante plutôt qu’aux structures fixes, une analyse des associations étudiantes qui se sont créées en marge de la NPD (et souvent en opposition directe à elle) se révèlera très utile.

Plusieurs initiatives se succèderont dans le monde universitaire. Parmi elles, le BNS (= Bund Nationaler Studenten; Ligue des Etudiants Nationaux) en 1956, sous l’impulsion de Peter Dehoust, l’actuel directeur de la revue Nation Europa (Cobourg). De-houst et ses compagnons voulait appuyer le combat proprement politique des nationaux par une in-ter-ven-tion tous azimuts dans le domaine de la « culture », ce qui, dans le langage politique allemand, s’appelle engager un nouveau « Kulturkampf ». Les disci-pli-nes que privilégiait ce « Kulturkampf » étaient bien en-tendu l’histoire et la biopolitique. Le BNS a assu-ré-ment constitué un modèle d’organisation bien conçu, mais son message idéologique était, sous bon nom-bre d’aspects, plus conservateur que le pro-gram-me et les intentions de la DG qui, plus tard, donnera l’AUD.

Les organisations qui prendront le relais dans les années soixante, entre la mise sur pied de la NPD et l’effervescence de 67-68, seront, elles, plus fidèles au populisme révolutionnaire et assez hostiles aux derniers linéaments d’étatisme. En octobre 1964, Sven Thomas Frank, Bodo Blum et Fred Mohlau fondent à Berlin l’IDJ (= Initiative der Jugend; Initiative de la Jeunesse), qui, en 1968, fusionera avec quelques autres organisations militantes pour for-mer l’APM (= Außerparlamentarische Mitarbeit; Coopé-ra-tion extra-parlementaire); cette nouvelle initiative était à l’évidence calquée sur l’APO (= Außerparlamentarische Opposition) gauchiste. L’APM visait à regrouper les nationaux, ceux qui ne re-non-çaient pas à l’idée d’une réunification allemande et ne cessaient de considérer Berlin comme la capitale unique de toute l’Allemagne.

Rudi Dutschke et Bernd Rabehl glissent vers une forme de nationalisme

Günther Bartsch souligne très pertinemment, au contraire de Margret Feit, que, malgré le clivage initial induit par la question nationale, les groupes d’étudiants glissaient tous, gauchistes comme natio-na-listes, vers une forme nouvelle, militante et revendicatrice de nationalisme. Bartsch rappelle que les deux leaders gauchistes du Berlin de 68, Rudi Dut-schke et Bernd Rabehl, ne posaient pas du tout l’équation éculée: « nationalisme = fascisme ». Au contraire, très tôt, Rabehl, dans plusieurs textes théoriques, insista sur le fait que les motivations natio-na-listes avaient joué un rôle de premier plan dans les révolutions française, russe, yougoslave et chinoise.

Dialectiquement, selon Rabehl, le nationalisme recèle une utilité progressiste; il dynamise le pro-cessus de l’histoire et provoque l’accélération des conflits de classe, donc le déclenchement des révolutions socialistes. L’idéologie nationale permet de don-ner un discours unificateur aux différentes com-posantes de la classe ouvrière. A l’échelle du globe, poursuit Rabehl, un néo-nationalisme allemand, porté par la classe ouvrière, permettrait d’ébranler le condominium américano-soviétique, incarnation de la réaction, de l’immobilisme, au XXème siècle, tout comme le « système Metternich », issu du Congrès de Vienne de 1815, l’avait été au début du XIXème.

Dutschke, avec tout son charisme, appuya ce glissement entamé par son camarade Rabehl. Il alla même plus loin: il écrivit que le XXème siècle allemand avait connu trois formes de socialisme ouvrier et révolutionnaire: la SPD socialiste, la KPD communiste et… la NSDAP de Hitler (à qui il reprochait toutefois certaines compromissions et orientations diplomatiques). Cette réhabilitation (très) partielle du rôle historique de la NSDAP démontre à l’évidence que l’anti-fascisme manichéen, qui fait rage de nos jours, n’avait déjà plus droit de cité chez les théoriciens gauchistes sérieux des années 60. Bartsch constate que les militants de gauche et les jeunes nationalistes avaient bon nombre d’idées en commun, notamment:

– le refus de l’establishment;

– la critique de la société de consommation;

– l’hostilité à l’encontre des manipulations médiatiques;

– le refus de l’hyper-spécialisation;

– l’attitude anti-technocratique à connotations écologiques;

– l’anticapitalisme et la volonté de forger un nouveau socialisme;

– le mythe de la jeunesse rénovatrice;

– l’anti-bourgeoisisme où marxisme et niétzschéisme se mêlaient étroitement;

– la volonté de remettre absolument tout en question.

Pourquoi nationalistes et gauchistes n’ont-ils pas marché ensemble contre le système, puisque leurs positions étaient si proches ? Bartsch estime que c’est parce que les nationalistes véhiculaient encore de manière trop patente des imageries et des références du passé, tandis que la gauche maniait la théorie « critique » avec une dextérité remarquable et bénéficiait de l’impact retentissant du livre de Marcuse, L’homme unidimensionnel. La césure entre les « styles » était encore insurmontable.

« Junges Forum » et « Junge Kritik »: un laboratoire d’idées à Hambourg

La revue Junges Forum, fondée en 1964 à Hambourg, envisageait d’emblée de « jeter les bases théoriques d’une pensée nouvelle ». La volonté qui animait cette intention, c’était de sortir du ghetto strictement politique, où se percevait une nette stagnation quant au recrutement de militants nouveaux, et de suggérer aux citoyens dépolitisés un message neuf, susceptible de les intéresser et de les sortir de leur torpeur. Ceux que Margret Feit nomme les « têtes pensantes » de la « Neue Rechte » ont publié articles et manifestes dans les colonnes de Junges Forum. Parmi elles: Wolfgang Strauss, Lothar Penz, Hans Am-hoff, Henning Eichberg et Fritz Joß. Les thèmes abordés concernaient: le renouveau intellectuel, la recherche d’une forme de démocratie plus satisfaisante, l’élaboration d’un socialisme organique, la réunification allemande, l’unité européenne, l’ébauche d’un ordre international basé sur les principes de l’organicité, l’écologie, le régionalisme, le solidarisme, etc.

En 1972, le comité de rédaction de la revue publie un manifeste en 36 points, dont l’objectif avéré est de poser les bases d’un socialisme populaire et organique, capable de constituer une alternative cohérente aux idéologies libérale et marxisante alors do-minantes (le texte, sans les notes, est reproduit in extenso en annexe du livre de Bartsch). Ce manifeste exercera une influence relativement modeste chez nous, notamment dans certains cercles proches de la Volksunie, chez les solidaristes flamands, chez les régionalistes, chez quelques néo-socialistes et/ou solidaristes bruxellois, notamment dans la revue lycéenne Vecteurs (1981) dont il n’est jamais paru qu’un seul numéro, lequel reproduisait une traduction adaptée du programme de Junges Forum, par Christian Lepetit, militant de l’AIB (Anti-Imperialistische Bond; Ligue Anti-Impérialiste) para-maoïste. Robert Steuckers diffusait ce message dans l’orbite de la revue Pour une renaissance européenne, organe du GRECE-Bruxelles, dirigé par Georges Hupin.

Nationalisme européen, nouvel ordre économique, philosophie et politique

Parallèlement à la revue paraissait une collection de petits livres de poche, dénommée Junge Kritik. Davantage encore que les cahiers de Junges Forum, les textes de réflexions alignés dans les pages des trois volumes de Junge Kritik constituent la base essentielle d’une rénovation totale de la pensée nationaliste à l’aube des années 70 (la parution des trois premiers fascicules s’étend de 1970 à 1973).

L’objectivité nous oblige à recourir directement aux textes. Dans le volume n°1 (Nationalismus Heute; = Le Nationalisme aujourd’hui), les jeunes leaders Hartwig Singer (pseudonyme d’Henning Eichberg), Gert Waldmann et Michael Meinrad entonnaient un plaidoyer pour une européanisation du nationalisme et, partant, pour une libération de l’ensemble de notre sous-continent des tutelles américaine et soviétique. Le nationalisme rénové serait dès lors « progressiste » puisqu’il impliquerait, non la conservation de structures mortes (comme le suggère la vieille historiographie libérale/marxiste), mais la libération de nos peuples d’une oppression politique et économique, fonctionnant à deux vitesses (l’occidentale et la soviétique), ce qu’avaient déjà envisagé les « dutschkistes » berlinois.

Dans le second volume de Junge Kritik, intitulé Leistungsgemeinschaft (= communauté de prestation), Meinrad, Joß et Bronner développent le programme économique du néo-nationalisme: solidarité des strates laborieuses de toutes les nations, propriété des moyens de production pour tout ceux qui prestent, limitation drastique des concentrations capitalistes. Hartwig Singer, pour sa part, y publiait un Manifest Neue Rationalität (= Manifeste pour une nouvelle rationalité), où le parallèle avec les efforts d’Alain de Benoist à la même époque saute aux yeux. Singer et de Benoist, en effet, voulaient, par le biais de l’empirisme logique anglo-saxon et de l’interprétation que donnait de celui-ci le Français Louis Rougier, lancer une offensive contre l’essen-tialisme des idéologies dominantes de l’époque. Singer ajoutait toutefois à ce message empiriste et rougiérien l’apport de Marx, pour qui toute idéologie cache des intérêts, et de Max Weber, théoricien du processus de rationalisation en Occident. Singer, s’ins-crivant dans un contexte allemand nettement plus révolutionnaire que le contexte franco-parisien, grèvé d’un anti-marxisme trop littéraire, osait mobiliser le Marx dur et réaliste contre le Marx abstrait et faux des néo-moralistes. Ce qui permettait de corriger l’apolitisme de Rougier qui conduisait à un conservatisme incapable de briser les incohérences pratiques du libéralisme ambiant de l’Occident.

Le néo-nationalisme est « progressiste »

Dans le troisième volume, qui eut pour titre Europäischer Nationalismus ist Fortschritt (= Le Nationalisme Européen, c’est le progrès!), Meinrad, Waldmann et Joß reprenaient et complétaient leurs thèses, tandis que Singer, dans sa contribution (« Logischer Empirismus »), accentuait encore le modernisme conceptuel de Junge Kritik; la proximité de sa démarche par rapport à celle d’Alain de Benoist dans Nouvelle Ecole en 1972-73 apparaît plus évidente encore que dans le texte Manifest Neue Rationalität. Singer non seulement cite abondamment Nouvelle Ecole mais incite ses camarades à lire Monod, Russell, Rougier et Heisenberg, quatre auteurs étudiés par Nouvelle Ecole. Singer ajoute que, de cette quadruple lecture, il est possible de déduire un socialisme de type nouveau (Monod et Russell), un néonationalisme (Heisenberg) et une nouvelle « conscience européenne » (Rougier). Rougier, en effet, avait démontré que le génie européen était le seul génie ouvert sur le progrès, capable d’innovation et d’adaptation. La rationalité européenne, selon Rougier, de Benoist et Singer, transcendait largement les idéaux orientaux contemplatifs que la vogue hippy, dans le sillage de 68 et de la contestation américaine contre la guerre du Vietnam, injectait dans l’opinion publique. Le néonationalisme apparaissait dès lors comme progressiste, car ouvert aux sciences modernes, tout comme il apparaissait progressiste aux yeux de Dutschke et Rabehl car il pouvait briser, par son énergie, l’oppression représentée par une aliéntion macro-politique: celle instaurée à Yalta.

L’apport flamand

En Flandre, le pays où, en dehors de l’Allemagne, Junges Forum compte le plus d’abonnés, le solidarisme et le régionalisme de la revue hambourgeoise ont éveillé beaucoup d’intérêt, si bien que bon nombre d’écrivains (méta)politiques flamands ont contribué à l’effort de Junges Forum. Citons, pêle-mêle: Jos Vinks (Le nationalisme flamand, 1977; Le pacifisme du mouvement flamand, 1981; La langue afrikaans, 1987), Roeland Raes (Le régionalisme en Europe, 1979), Willy Cobbaut (L’alternative solida-riste, 1981), Frans de Hoon (Approche positive de l’anarchisme, 1982), Piet Tommissen (Le concept de « métapolitique » chez Alain de Benoist, 1984), Robert Steuckers (Henri De Man, 1986). A l’occasion du 150ième anniversaire de la Belgique, en 1980, Jos Vinks, Edwin Truyens, Johan van Herreweghe et Pieter Moerman expliquent, d’un point de vue flamand, les racines historiques et la situation de la querelle linguistique en Belgique. La contribution française se limite, en 1984, à un texte d’Alain de Benoist définissant la « Nouvelle Droite » et à un essai de Jacques Marlaud sur la théorie grams-cienne de la métapolitique et sur son application pratique par la « Nouvelle Droite ».

On imagine ce qu’aurait pu donner, en Europe, une fusion du « dutschkisme », du néo-européisme et de la praxis gramscienne – ce qu’avaient espéré les quelques lycéens bruxellois fran-cophones, regrou-pés autour de Christian Lepetit et Eric Delaan, avant que la dispersion universitaire et le service militaire ne les séparent… La mésaventure furtive de Lepetit et de Delaan mérite l’attention car elle montre que le néo-nationalisme néo-socialiste et régionaliste, préconisé par les Allemands, pouvaient séduire, au-delà des frontières, des garçons qui militaient dans la mouvance anti-impérialiste du maoïsme en pleine liquéfaction.

Les « groupes de base » nationaux-révolutionnaires

Parallèlement à l’entreprise Junges Forum, qui se poursuit toujours aujourd’hui et qui fêtera ses 24 ans en 1988, la mouvance néo-nationaliste allemande s’est constituée en « groupes de base » (Basisgruppen). Le terme est issu du vocabulaire de la contestation gauchiste. Les organisations étudiantes de gauche avaient débordé le cadre universitaire et envahit les lycées et les usines. L’émergence du « groupe de base » signifie que, désormais, il existe une imbrication des révolutionnaires nationaux dans toutes les couches de la société. Cette diversification postule une décentralisation et une relative autonomie des groupes locaux qui doivent être prêts à intervenir à tout moment et très vite dans leur ville, leur lycée, leur usine, sans devoir s’adresser à une instance centrale.

Agitation à Bochum

La stratégie des « groupes de base » se manifestera de la façon la plus spectaculaire à l’Université de la Ruhr à Bochum. Un groupe d’activistes néo-nationalistes y militait efficacement et y avait fondé un journal, le Ruhr-Studenten-Anzeiger. Autour de cette feuille militante, s’organise en 1968 un « Republikanischer Studentenbund » (RSB; = Ligue des Etudiants Républicains) qui se propose de devenir un con-trepoids au SDS gauchiste. L’affrontement n’allait pas tarder: les militants du RSB reprochaient au SDS d’organiser des grèves sans objet afin d’asseoir leur pouvoir sur les masses étudiantes. Au cours d’un blocus organisé par les gauchistes, le RSB prend l’université de Bochum d’assaut et proclame, avec un langage marxiste-populiste, son hostilité aux « exploiteurs » et aux « bonzes » du SDS, devenus parties prenantes d’un néo-establishment, où le gauchisme avait désormais sa place. Les proclamations du RSB, rédigées par Singer, étaient truffées de citations de Lénine, de Marx et de Mao. Singer se référait également aux discours tenus par les agitateurs ouvriers berlinois contre les fonctionnaires commu-nistes d’Ulbricht, lors du soulèvement de juin 1953. Les révoltés insultaient les fonctionnaires est-alle-mands de la SED, marionnettes des Soviétiques, de « singes à lunettes », de « patapoufs adipeux » et de « ronds-de-cuir réactionnaires ». Cette annexion du vocabulaire marxiste et de la verve berlinoise de 53 irritait les gauchistes car, ipso facto, ils perdaient le monopole du langage-choc militant et entrevoyaient une possible intrusion des NR dans leurs propres milieux, avec le risque évident du débauchage et de la contre-séduction…

Les bagarres de 1968 et l’adoption par les nationalistes d’un langage puisé dans l’idéologie marxiste, bien qu’elles aient surpris le SDS, n’eurent guère d’échos en dehors de la Ruhr et durent affronter la conspiration du silence. Le RSB et le Ruhr-Studenten-Anzeiger disparurent, sans pour autant entraîner la disparition totale d’une agitation nationaliste de gauche à Bochum. Ainsi, au début des années 70, les nationalistes participent aux manifestations de la gauche contre la spéculation immmobilière et l’augmentation des loyers et reprennent à leur compte le slogan des groupes trotskystes: « La division de l’Allemagne, c’est la division du prolétariat allemand ! ». L’aventure du RBS est en ceci significative pour l’évolution ultérieure du néo-nationalisme allemand (que Margret Feit nomme abusivement « Neue Rechte »), qu’elle marque sa transition définitive vers la gauche, sa sortie hors du microcosme para-droitier dans lequel, du fait de l’existence de la NPD, il demeurait incrusté. La faillite et la stérilité historique du « droitisme » y sont proclamées et l’accent est mis résolument sur le socialisme, la rationalité critique, l’athéisme militant et le futurisme.

Munich et Bielefeld

Après Bochum, d’autres « groupes de base » voient le jour et chacun d’eux développe une originalité propre. Ainsi, à Munich, Wolfgang Strauss forme un comité pour jeunes travailleurs, lycéens et étudiants, dont l’objectif est de donner une culture militante, basée sur la littérature et la science politique. Strauss nomme son groupe « Club Symonenko », du nom d’un poète ukrainien, Wasyl Symonenko, décédé en 1963, après avoir subi la répression soviétique. Ce comité exige la libération de l’historien ukrainien Valentin Moro, organise des soirées avec l’écrivain polonais exilé Zygmunt Jablonski et des matinées du 17 juin, en souvenir du soulèvement ouvrier berlinois de 1953, distribue des tracts bilingues en faveur de l’IRA irlandaise et fonde un « cercle de travail » James Connolly, en hommage au syndicaliste militant et nationaliste irlandais, qui savait puiser ses arguments dans la mythologie celtique. Les références allemandes étaient le poète Georg Büchner, fondateur au XIXème siècle de la « Société des droits de l’Homme » et le poète romantique Theodor Körner, engagé dans le « Corps Lützow » (Cf. la musique de Weber) pour chasser l’oppresseur bonapartiste et ses troupes de pillards hors d’Al-lemagne. Strauss réussit à la veille des années 70 à jeter les bases d’une culture politique originale, puisant dans le corpus des nationalismes populaires et libertaires slaves et celtiques et à réveiller l’en-thousiasme des jeunes allemands pour leurs poètes nationalistes, libertaires, anarchisants et radicalement anti-bourgeois du début du XIXème. Ce corpus se maintiendra tel jusque dans les colonnes de la revue Wir Selbst, au début des années 80.

Si en Sarre et en Rhénanie-Westphalie, les « groupes de base » finissent par choisir une inféodation à la NPD — qui ne cessa jamais d’être problématique et d’engendrer des conflits idéologiques graves — à Bielefeld, le groupe « NJ-Stadtverband » (= Groupe urbain de la jeunesse nationaliste), proche des Berlinois de l’APM, parvient à organiser une agitation moderne, avec disques de chants protestataires composés par Singer, et à tirer un journal, Wendepunkt, à 4500 exemplaires ! Du jamais vu! La tactique éditoriale était de rassembler un maximum de textes et d’informations, émanant directement des militants, et de les aligner dans les colonnes du journal; d’autres « groupes de base » suivent la même stratégie, ce qui permet de former un cadre solide, grâce à une bonne division du travail et à une masse concentrée d’informations militantes. Le militantisme devenait ain-si vivant donc rentable.

Cinq types d’action

La coordination entre les groupes doit s’étendre à l’échellon national, pensait Meinrad, et éliminer la NPD droitière et désuète. Les groupes doivent compter de 15 à 20 activistes locaux auto-financés grâce à des cotisations relativement élevées, et mener régulièrement cinq types d’action, explique Bartsch:

1) Les commémorations, notamment celle du 17 juin 1953 et du 13 août 1961, date à laquelle fut érigé le Mur de Berlin.

2) Les actions écologiques; le groupe Junges Forum de Hambourg y excella. Il organisa des Bürger-ini-tiativen (= Initiatives de Citoyens) contre la construction d’une autoroute en plein milieu de la ville. Le nationalisme, dans cette perspective, c’était de protéger l’intégrité naturelle du biotope populaire.

3) Les actions sociales: elles sont essentiellement di-rigées contre la spéculation immobilière, l’augmentation des loyers et l’augmentation des tarifs des trans-ports en commun. Ces actions visent aussi à expliquer l’irrationalité du fonctionnement de la machine étatique, qui prétend être une démocratie par-faite.

4) Les actions de solidarité: elles visent à soutenir les nationalismes contestataires est-européens, car, pensent les activistes néo-nationalistes ouest-allemands des années 70, l’unité allemande ne pourra se réaliser que si un bouleversement majeur s’effectue en Europe de l’Est.

5) Les actions de résistance: il s’agit surtout de chahuts contre la visite de personnalités est-allemandes à l’Ouest dans le cadre de l’Ostpolitik de Willy Brandt.

Vers l’unité: la NRAO (« Nationalrevolutionäre Aufbauorganisation »)

L’ensemble des « groupes de base » ne forme pas un parti, structuré de façon rigide, mais un mouvement dynamique qui intègre sans cesse des informations et des faits nouveaux. Sa non-rigidité et sa diversité le mettent au diapason de l’actualité et empêchent tout encroûtement, tout repli sur soi et/ou sur un corpus figé. Le politique ne se joue pas seulement aux élections, moments furtifs, mais se déploie et s’insinue sans cesse dans la vie quotidienne. Mieux: il s’incruste dans les consciences grâce à une agitation constante, laquelle implique que chaque militant ait à cœur de se former personnellement chaque jour en lisant la presse et les livres, ceux qui confortent ses références culturelles essentielles et spontanées et ceux écrits par ses adversaires, afin de bien connaître les clivages idéologiques qui s’articulent dans le pays.

Afin d’amplifier l’action de ces « groupes de base » bien imbriqués dans les villes et dans les universités allemandes, plusieurs figures de proue de cette mouvance néo-nationaliste (ou nationale-révolutionnaire) décident en mars 1974 de créer une « organisation de coordination » qui prendra le nom de NRAO ou « Nationalrevolutionäre Aufbauorganisation » (= Organisation de Construction nationale-révolutionnaire). Plusieurs réunions seront nécessaires pour mettre au point une stratégie commune. Au cours de la première, qui eut lieu les 2 et 3 mars 1974 à Würzburg, trois orateurs jetèrent les bases du renouveau: Alexander Epstein (alias Sven Thomas Frank), Lothar Penz et Hans Amhoff.

Le discours d’Epstein

Le discours tenu par Epstein révélait, entre autres choses, une volonté de combattre les « ennemis de l’intérieur », de réfuter le patriotisme ersatz ouest-européen (l’intégration-CEE vendue comme une panacée par les amis d’Adenauer), de jouer, en politique internationale, la carte chinoise contre les deux super-gros. Epstein intégrait de cette façon la théorie maoïste des « trois mondes » dans le corpus doctrinal NR. En outre, il pose le mouvement NR comme le seul mouvement authentiquement national, puisque la SED est-allemande et la DKP ouest-allemande sont à la solde de l’URSS, tandis que les partis bourgeois, la SPD, la FDP et la CDU/CSU constituent les garants de la présence américaine, malgré l’aile gauche de la SPD, favorable à une Ostpolitik démissionnaire. Dans ce schéma, la NPD, par son droitisme incurable, se place à la droite de la CSU bavaroise. Seul, le petit microcosme maoïste berlinois, éditeur de la prestigieuse revue Befreiung, trouvait grâce aux yeux d’Epstein qui, du coup, se faisait l’avocat d’une coopération tacite et courtoise entre maoïstes et NR.

Epstein, comme Penz et Amhoff, pensait que la stratégie à suivre ne pouvait nullement être clandestine ou illégale; comme seuls les NR réclamaient de façon cohérente la réunification du pays, leur programme était conforme au mot d’ordre inscrit dans le préambule de la constitution démocratique de la RFA, mot d’ordre qui demandait aux citoyens de mobiliser tous leurs efforts pour redonner l’unité et la liberté à l’Allemagne. Ensuite, toujours à l’occasion de ce rassemblement de Würzburg, Penz précise sa vision sociale « biohumaniste » et Amhoff explicite sa définition rénovée du nationalisme moderne de libération, anti-impérialiste dans son essence.

La création de « Sache des Volkes »

La dispersion géographique des groupes, les modes de travail différenciés que chacun d’entre eux avait acquis et quelques divergences idéologiques firent en sorte qu’aucun centralisme ne pouvait plus chapeauter la diversité propre au mouvement NR. Dès le 31 août 1974, Epstein (= S.T. Frank), Waldmann et Amhoff convoquent un millier de militants NR pour leur faire part de nouveaux projets: embrayer sur la contestation écologique parce que le massacre du paysage est l’œuvre d’un capitalisme apatride et déraciné; ébaucher un socialisme solidaire, populaire, enraciné, à la mode des socialismes adoptés par les peuples opprimés du tiers-monde; construire l’autogestion ouvrière à la façon yougoslave, etc. Le mouvement « Sache des Volkes » (en abrégé, SdV; = Cause du Peuple), qui est issu de ce rassemblement, se veut partie d’un mouvement mondial diffus qui lutte, partout dans le monde, contre le capitalisme et le socialisme étatisé à la soviétique.

Hartwig Singer va donner corps à ce double refus, auquel adhéraient également les militants NR français (notamment ceux de « Lutte du Peuple » et les militants provençaux du CDPU) et les Italiens et les Belges de Jeune Europe et de ses divers avatars. Dans le discours qu’il envoie aux congressistes et qui leur sera lu, il rappelle l’abc qu’est le refus de Moscou comme de Washington, mais explique aussi qu’il est nécessaire de tenir compte de faits nouveaux: l’ennemi principal n’est plus le capitalisme localisé, à base nationale, mais le capitalisme multinational qui a fait de l’US Army et de l’Armée Rouge ses deux instances policières sur l’ensemble du globe. Singer désignait dès lors un ennemi plus précis, unique: le capital multinational, dont les impérialismes classiques, installés depuis Yalta, ne sont que les instruments. La politique de la détente, dans cette optique, n’aurait pour objectif que de permettre au capitalisme occidental multinational d’ouvrir des marchés à l’est.

SdV s’est exprimée de 1978 à 1988 dans la revue Neue Zeit qui continue de paraître à Berlin, tandis qu’une série de feuilles ont ponctué la vie militante du mouvement comme Laser (Düsseldorf), Ideologie und Strategie, Rebell et Der Nationalrevolutionär à Vienne; cette dernière paraît toujours sous la direction d’Helmut Müller.

Solidaristische Volksbewegung (SVB)

Tandis que les éléments les plus jeunes de la mouvance NR calquaient leur stratégie offensive sur celle des gauchistes, les militants de Hambourg, regroupés autour de la revue Junges Forum et de la personnalité de Lothar Penz, optaient pour un « solidarisme » plus positif que le discours critique, offensif et révolutionnaire de SdV. De ce désaccord pratique, naîtra un mouvement parallèle, la « Solidaristische Volksbewegung » (= Mouvement Solidariste du Peuple), dont l’organe de presse sera SOL. En 1980, la SVB devient le BDS (« Bund Deutscher Solidaristen »; = Ligue des Solidaristes Allemands), après avoir téléguidé la GLU écologiste (« Grüne Liste Umweltschutz »; = Liste Verte pour la Protection de l’Environnement). En janvier 1981, SOL fusionne avec Neue Zeit, qui devient ipso facto l’organe commun de SdV et du BDS.

« Wir Selbst » et NRKA

 

Les deux formations perdent au début des années 80 le monopole de la presse NR, à cause de l’apparition de deux nouveaux facteurs: la création par Siegfried Bublies de la prestigieuse revue Wir Selbst (Coblence) et l’émergence d’un nouveau réseau coordonateur, le NRKA (« National-revolutionärer Koordinationsausschuß »; = Commission de Coordination NR), appuyé par la revue Aufbruch. Né à Düsseldorf dans le sillage de la revue Laser préalablement inféodée à SdV, le NRKA veut d’emblée rompre avec Neue Zeit pour aborder les questions sociales dans une perspective plus « progressiste » et pour ac-centuer encore la critique anti-capitaliste du mouvement NR.

Cette mutation provient du fait que les nouveaux membres de la cellule de Düsseldorf ne sont plus exclusivement issus de la filière néo-nationaliste classique de notre après-guerre mais viennent souvent du marxisme-léninisme. Ces éléments nouveaux entendaient rester fidèles à la « quintuple révolution » prônée par SdV, dans son manifeste de 1974. Quintuple révolution qui devait s’opérer aux niveaux national, social, écologique, démocratique et culturel. La critique lancée par les militants du NRKA est le fait d’une « deuxième génération » NR, dont le militantisme récent empêche de retomber dans les « errements » du paléo-nationalisme droitier.

De nouveaux vocables et concepts apparaissent, notamment celui d’une « démocratie des conseils » (Rätedemokratie) autogestionnaire, celui de la « déconnexion » à l’albanaise ou à la nord-coréenne, etc. Ce sont aussi de nouvelles figures qui animent les cercles et les revues de cette « deuxième génération »: H.J. Ackermann, S. Fadinger, P. Bahn, Armin Krebs (que l’on ne confondra pas avec le Français Pierre Krebs, qui fonde en 1985 la revue Elemente).

Fin 1979, le jeune activiste nationaliste Siegfried Bublies fonde la revue Wir Selbst (= Nous-mêmes; traduction allemande du gaëlique irlandais « Sinn Fein ») où, très tôt, l’influence de Henning Eichberg (= Hartwig Singer) se fera sentir. Celui-ci reprend la plume pour réclamer, dans une optique de rénovation révolutionnaire partagée par les Verts, la « démocratie de base » (Basisdemokratie), la révolution culturelle, l’instauration d’un ordre économique décentralisé, un socialisme à visage humain (basé sur les thèses de l’économiste tchèque du « printemps de Prague », Ota Sik), une approche de la vie en accord avec l’écologie et l’ethnopluralisme, pierre angulaire de la vision anthropologique du néo-nationalisme allemand. Bublies trouve en outre une formule qui ex-plique succinctement le sens de son combat: Für nationale Identität und internationale Solidarität, c’est-à-dire pour l’identité nationale et la solidarité internationale. Bublies cherche ainsi à préserver les identités de tous les peuples et à solidariser, au-delà des clivages idéologiques, raciaux et religieux, tous ceux qui, dans le monde, luttent pour la préservation de leur originalité.

« Wir Selbst »: une tribune remarquée pour les débats politiques allemands

Mais les essais politico-philosophiques demeurent minoritaires dans la revue qui, rapidement, devient la tribune de tous ceux qui cherchent à aborder la question allemande, toujours non résolue, d’une manière neuve. Wir Selbst ouvre ainsi ses colonnes à des personnalités n’ayant jamais appartenu à la mouvance nationaliste stricto sensu: l’urbaniste écologiste Konrad Buchwald, l’historien Helmut Diwald, l’ancien haut fonctionnaire est-allemand Wolfgang Seiffert, le producteur de télévision Wolfgang Venohr (ancien de la VDNV), le journaliste Sebastian Haffner (anti-hitlérien émigré à New York pendant la guerre et revenu au nationalisme dans les années 80), l’artiste provocateur Joseph Beuys (ancien de l’AUD), le Prof. Schweißfurth (membre influent de la SPD), etc. Plus récemment, les généraux e.r. Löser et Kießling ont abordé dans les colonnes de Wir Selbst les problèmes de la défense du territoire et de la réorganisation des forces armées dans une perspective démocratique et populiste.

La revue de Bublies, dont la maquette et la présentation générale sont de qualité, réussit ainsi à se positionner comme un forum où peuvent débattre en toute liberté des hommes venus d’horizons divers. L’année 1987 a connu un ralentissement du rythme des parutions, du fait que la revue cherche à se donner définitivement un ton, qui ne soit plus celui du militantisme activiste de SdV et qui ne soit pas une pâle copie du militantisme marxiste. Quant au NRKA, il s’est d’abord mué en NRKB (« NR-Koordinationsbüro »; = Bureau de Coordination NR), avant de se nommer plus simplement « Po-litische Offensive ». Il est encore trop tôt pour tirer toutes les conclusions de cette mutation. Il est certain que les militants NR de la « deuxième génération » sont tiraillés entre, d’un côté, une fidélité à l’héritage de SdV et, de l’autre côté, une volonté de rompre tous les ponts avec le « droitisme » anti-marxiste des NR de 68. Il semble que les « nationaux-marxistes », derrière Stefan Fadinger, veulent se séparer des « NR traditionnels de la deuxième génération », regroupés derrière Markus Bauer, éditeur d’Aufbruch, nouvelle mouture. D’autres figures, comme Peter Bahn, Karlheinz Pröhuber et Werner Olles, préfèrent garder une neutralité dans ce débat interne et s’exprimer dans Wir Selbst.

La mouvance NR entre les surfeurs et les militants

Vingt ans après 68, le militantisme connaît un ressac dans toute l’Europe. Guy Hocquenghem disait à Paris que les « cols Mao » s’étaient recyclés au Rotary; Lévy et Glücksmann renient allègrement leurs engagements antérieurs, etc. En Allemagne, la gauche marxisante connaît une crise réelle, tout comme les NR. Tous les mouvements hyper-politisés doivent faire face à la dépolitisation croissante et à l’hémorragie des militants. La contestation, la volonté de construire l’alternative a fait place à la farniente des surfeurs, les barricades ont cédé le pas aux séductions du « sea, sex and sun », du moins jusqu’au jour où la catastrophe boursière ne pourra plus être enrayée ni freinée.

NR et marxistes soixante-huitards ont exploité un univers de valeurs qui, qu’on le veuille ou non, demeure immortel, même s’il enregistre aujourd’hui une inquiétante assomption. C’est pourquoi, des panoramas globaux, restituant le fil conducteur histo-rique d’une mouvance, ont une utilité: celle de préparer le terrain pour la prochaine offensive qui, inéluctablement, surviendra.

Quelques conclusions

Les livres de Günter Bartsch et de Margret Feit nous permettent de saisir l’évolution du néo-nationalisme allemand depuis 1945. Ils nous permettent aussi de cerner les grandes options philosophiques de cette mouvance politique; citons, pêle-mêle: une théorie de la connaissance scientiste et européo-centrée (du moins dans la phase initiale qui revalorisait la science et la rationalité européennes, avec l’appoint de l’empirisme logique et des travaux de Rougier, Monod et Heisenberg; Français et Allemands parta-geaient à ce moment les mêmes préoccupations), le biohumanisme oscillant entre l’anthropologie organique/biologisante et le matérialisme biologique, le nominalisme ethnopluraliste, le socialisme national et enraciné (le modèle irlandais de James Connolly et les populismes slaves), le nationalisme de libération et l’idée d’un espace européen.

Une hétérogénéité que Margret Feit ne veut pas apercevoir

La dénomination « Neue Rechte » laisse sous-entendre que les mouvements allemands que Margret Feit qualifie de la sorte sont des frères jumeaux de la « Nou-velle Droite » française. Le chercheur sérieux percevra pourtant bien vite l’hétérogénéité de ces deux mondes, malgré les chevauchements évidents, chevauchements que l’on pourrait tout aussi bien constater entre Dutschke et Eichberg (alias Singer) ou entre le GRECE et le CERES socialiste d’un Chevènement. La pseudo-« Neue Rechte » allemande se profile sur un arrière-plan plus militant, moins métapolitique, et exploite des domaines de l’esprit différents de ceux exploités en France par de Benoist et ses amis.

Sur le plan doctrinal, les Allemands n’ont pas trop insisté sur l’égalitarisme, cheval de bataille de la ND française; seul Lothar Penz, théoricien NR du solidarisme biohumaniste, a inclu quelques réflexions sur les hiérarchies biologiques dans sa vision de l’homme et de la Cité. Ensuite, l’impact du paganisme esthétisant, hellénisant voire celtisant est très réduit en Allemagne, bien que beaucoup d’activistes NR soient adeptes de l' »unitarisme » de Sigrid Hunke, dont l’ouvrage La vraie religion de l’Europe a été traduit en France par les éditions Le Labyrinthe en 1985, sous les auspices d’Alain de Benoist.

Si Bartsch avait objectivement limité son enquête à la mouvance nationale-révolutionnaire et avait bien montré son souci de ne pratiquer aucun amalgame, Margret Feit, elle, mélange les genres et inclut dans son analyse de la « Neue Rechte » (terme pour le moins impropre) des organisations ou des journaux appartenant à la droite nationale classique, comme Mut, la revue de Bernhard Wintzek, ou le mensuel Nation Europa de Peter Dehoust. Elle pousse l’amalgame encore plus loin en incluant, dans ce qu’elle estime être un complot, la revue conservatrice Criticon de Caspar von Schrenck-Notzing, proche, par certains aspects, de la CSU bavaroise. La lecture de ces diverses revues révèle que les thèmes choisis et les options philosophiques prises par chacune d’entre elles sont différents, malgré des recoupements, dus, bien évidemment, à l’actualité littéraire, philosophique et politique. Chaque revue possède son originalité et ne tient pas à la perdre.

L’aventure brève de l’ANR

La confusion entretenue par Margret Feit entre la mouvance NR et les droites nationales classiques provient de l’observation partiale d’un phénomène datant de 1972. En janvier de cette année, une dissidence survient au sein de la NPD bavaroise, sous l’impulsion d’un certain Dr. Pöhlmann. Celui-ci demande quelques conseils à Singer tout en n’avalisant pas son anti-américanisme. De cette dissidence nait un groupement activiste, l’ANR (« Aktion Neue Rechte »; = Action pour une Nouvelle Droite), qui rassemble les jeunes mécontents de la NPD, reprochant à leur parti d’être socialement et politiquement trop conservateur. L’aventure durera jusqu’en novembre 1973 quand l’ANR se fractionne en plusieurs groupes:

1) les nationaux-conservateurs, qui formeront l’AJR (« Aktion Junge Rechte »; = Action pour une Jeune Droite);

2) ceux qui retournent au bercail qu’est, pour eux, la NPD;

3) ceux qui évoluent vers l’idéologie NR.

Ce fait divers que fut l’ANR et la présence en son sein de quelques idiots compromettants, perpétuellement ivres et rapidement éconduits, permet à des moralisateurs en chambre de conclure au « nazisme » de toute une école de pensée qui véhicule, finalement, une idéologie de synthèse, exerçant une réelle séduction sur les esprits libres de la gauche militante. Le vocable « Neue Rechte » est ainsi erronément appliqué à la sphère NR. La tactique de Margret Feit est grossière: c’est celle de la pars pro toto. La frange de l’ANR qui évolue vers le nationalisme révo-lutionnaire finit par donner son nom à tous les mouvements nationalistes, même ceux de gauche, qui lui ont été contemporains. L’objectif de cet amalgame est évident: associer les braillards bottés (médiatisables) aux intellectuels modernistes, de façon à ce que ceux-ci ne puissent plus influencer les esprits libres et larges de la gauche dutschkiste et para-dutschkiste ou, en France, souder en un bloc idéologique instrumentalisable les analyses du GRECE et du CERES.

Impacts en Flandre et en Wallonie

En Flandre, la tentative de synthèse qu’ont essayée Pol Van Caeneghem et Christian Dutoit, notamment avec le groupe « Arbeid » et les revues Meervoud et De Wesp, a malheureusement viré au gauchisme stérile, de même que les brillantissimes synthèses de Mark Cels-Decorte et Freddy Seghers (un moment proche de Wir Selbst) au sein de la Volksunie et des VUJOs (Cf. les volumes de propagande intitulés Integraal Federalisme -1976- et Integraal Federalisme 2 -1980). Tandis qu’en Wallonie, « Jeune Europe » — dont le leader Jean Thiriart avait esquissé d’excellents projets d’alliances géopolitiques avec les Etats non alignés du Tiers-Monde, avec la Chine et avec les militants noirs américains — restait prisonnière d’une pensée politique latine rigide et impropre à sus-citer un dynamisme rénovateur, son syndicat embryonnaire et rapidement dissident, l’USCE (« Union des Syndicats Communautaires Européens »), sous la direction de Jean Van den Broeck, Claude Lenoir et Pierre Verhas, opte pour une organisation régionaliste de notre continent et se distancie officiellement dès 1969 de « tout ce qui est de droite ».

L’USCE publiera d’abord Syndicats Européens et, ensuite, L’Europe Combat, qui paraîtra jusqu’en 1978. Cette expérience fut la seule tentative NR sérieuse en Wallonie après l’échec de « Jeune Europe », quand Thiriart n’a pas su inculquer son anti-américanisme à son public droitier, lequel s’est empressé de le trahir. Aujourd’hui, une synthèse sympathique voit le jour à gauche, à proximité de l’idéologie écologiste, dans les colonnes de la revue W’allons-nous.

En conclusion

En conclusion, nous pourrions dire que la mouvance NR allemande a constitué une synthèse qui s’est située à la charnière du gauchisme et du nationalisme et qu’elle recèle bien des potentialités pour les militants sincères, ceux qui ont vraiment le souci de la Ci-té. Qui plus est, quand on observe la synthèse opérée par Cels-Decorte et Seghers au sein de la Volksunie entre 1975 et 1981, on voit qu’une synthèse comparable est davantage possible dans nos pays, en dehors de toute marginalité. Il faut y réfléchir.

René Lauwers

 

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