Dans cet entretien, Alain Daniélou revient sur sa vocation de passeur à l’occasion de la publication de son ouvrage La fantaisie des dieux et l’aventure humaine.
Il entend mettre à disposition des Européens les enseignements qu’il a reçus de l’Inde traditionnelle pendant les 30 années qu’il y a passé.
Conscient de la chance d’avoir pu hériter de ces enseignements, il s’en fait le dépositaire auprès du public occidental. Le livre aborde des domaines éclectiques et néanmoins convergents vers une meilleure connaissance du monde. Astrophysique, religion, linguistique, les langues étant le véhicule et le moyen d’atteindre la connaissance, yoga, mode d’introspection, sont autant de vecteurs que Daniélou analyse dans la perspective de l’acquisition de connaissances sur le monde. Les textes en sanskrit pour la plupart, mais parfois en tamoul, sont traduits et interprétés pour nous par l’auteur qui se fait le dépositaire d’une parole qui se confond avec les origines de l’humanité. Ainsi se fondent en La fantaisie des dieux la vision du monde shivaïte et celle de Daniélou, qui ne cache pas d’ailleurs sa dette.
Alain Daniélou : … qui se trouvait par hasard dans un monde extrêmement extraordinaire qui était celui de cette très ancienne civilisation qui s’est préservé dans l’Inde en dépit de tous les avatars de l’histoire. Et cela m’a profondément intéressé. Je me suis fixé là et j’ai appris à vivre, à penser dans une forme de culture, de religion, de société qui, au fond, n’avait que très peu de rapport avec le monde dans lequel j’étais né.
Et au fond, par la suite de diverses circonstances, de changements comme ceux qui ont lieu dans le monde d’aujourd’hui, j’ai décidé de revenir dans le monde occidental en emportant avec moi tout cet héritage que j’ai pensé qu’il serait utile d’exprimer au fond beaucoup de ces choses que j’avais apprises. J’ai donc écrit toute une série de livres sur la religion, le polythéisme, la société, la conception des âges de la vie, le rôle de l’amour, l’importance du Yoga comme méthode et puis aussi l’histoire, la philosophie. Toute une série d’ouvrages qui sont un espèce de tableaux de ce que… disons, un enfant traditionaliste qui serait né dans l’Inde avait la possibilité d’apprendre et que, moi j’ai eu comme étranger une chance exceptionnelle de pouvoir étudier.
Interviewer : Est-ce vous qui les avez choisis ?
Alain Daniélou : Oui, les maisons d’édition au fond… au départ, il y avait assez peu de maisons d’édition mon travail et j’ai donc eu la chance d’avoir chez Buchet-Chastel un éditeur qui un tiers de mes livres qui sont… « Les Quatre Sens de la Vie » en particulier, un livre sur l’érotisme divinisé, un livre de conte qui s’appelle…, etc.
J’ai aussi publié mon livre sur le yoga de l’Arche qui est un éditeur de théâtre et qui s’est simplement qui a publié cet ouvrage. Et à sa grande surprise, il a dû en faire un bon nombre d’éditions.
D’autres ouvrages, il s’est trouvé que, étant donné que je cherchais malgré tout une sur certains de mes livres, d’autres éditeurs semblaient être plus favorables en quelque sorte. J’ai donc publié un document historique entre les civilisations anciennes de l’Inde et celles de la Méditerranée et aussi mon histoire de l’Inde alors que c’est simplement un ouvrage historique.
Et puis, mon livre de souvenirs « Les Quatre Chemins du Labyrinthe », je l’ai publié chez Robert Laffont parce que cela l’intéressait.
Et finalement, ce dernier ouvrage qui est un ouvrage sur la cosmologie, sur les conceptions en somme scientifique de cette antique civilisation, il se trouvait que l’éditeur le plus intéressé, c’était les Editions du Rocher. Moi, j’ai toujours cherché à conserver ma liberté par rapport aux éditeurs, non seulement ici, mais aussi dans beaucoup de pays parce que certains de mes livres sont édités en Amérique, en Angleterre, en Italie, en Allemagne, etc.
Interviewer : Mais je crois, Alain Daniélou, que vous avez commencé par vous intéresser tout d’abord à la musique.
Alain Daniélou : Oui, évidemment, mon premier travail était sur la musique indienne. J’ai publié en anglais d’ailleurs deux importants ouvrages sur la musique de l’Inde et puis, en français un petit ouvrage sur la musique indienne et aussi un ouvrage qui s’appelle « La Sémantique Musicale » qui est un ouvrage un peu difficile, mais qui explique pourquoi des rapports de sons peuvent correspondre à des états émotifs et pourquoi la musique peut avoir une signification.
Mais, j’ai surtout eu l’occasion de faire des enregistrements et j’ai, pendant un bon nombre d’années, publié un très grand nombre de disques de musique orientale, dont des collections qui avaient le support de l’Unesco, qui sont les collections de disques de l’Unesco. Il y en a trois : l’une publiée en Allemagne, l’autre en Hollande, l’autre en Italie et quelques-uns en France. Et là, j’ai réuni à peu près à une époque où très peu de gens s’intéressaient ou réalisaient l’importance des grandes cultures musicales de l’Asie, j’ai eu l’occasion là de faire connaître de très grands musiciens, de très grands ensembles, je crois tout ce qu’il y a de meilleurs dans la musique de l’Asie et que ces collections ont eu naturellement une énorme influence et une très grande diffusion.
Interviewer : Vous m’avez dit tout à l’heure que vous vous considériez davantage comme artiste plutôt que comme un intellectuel. Est-ce que vous faites allusion là à deux formes de pensée, deux formes de structures de la pensée différentes, l’une allant plutôt vers l’Orient et l’autre plutôt vers l’Occident ?
Alain Daniélou : En réalité, je réfère là peut-être à l’attitude du milieu dans lequel je vivais dans mon enfance où on était très intellectuel, et moi, je passais pour un artiste, je jouais du piano, je chantais, je peignais. Et ceci a été pour moi, enfant, une très bonne façon d’approcher d’autres cultures parce que c’est beaucoup plus facile d’entrer directement par des éléments de technique et de sensibilité dans une civilisation que par des concepts théoriques.
Moi, je n’avais aucun préjugé, ni pour, ni contre la philosophie indienne ou l’hindouisme, je n’avais jamais pensé à cela, mais c’est très facile pour moi de m’intéresser à la musique, de l’étudier et de connaître les gens qui la faisaient, leur façon de penser. Donc, je crois que dans un pays comme l’Inde où l’art est considéré comme un artisanat, ce n’est pas considéré comme une forme très haute de culture, mais une forme très importante que l’on fait comme des artisans ou comme des travailleurs. Un peu comme c’était d’ailleurs jusqu’à la Renaissance en Occident, les plus grands artistes avaient des ateliers et travaillaient comme cela.
Dans l’Inde, cela a été pour moi certainement une très bonne façon de pénétrer par le biais de la musique et de l’artisanat musical en quelque sorte dans la culture, dans son ensemble, ses coutumes, sa manière de vivre et finalement sa religion, sa morale, sa philosophie, ses croyances.
Interviewer : Après tant d’années passées en Inde et en Asie, vous vous sentez plus près de nos traditions ou des traditions finalement orientales ?
Alain Daniélou : Moi, par toute ma façon de penser, je suis quand même de formation orientale parce qu’au fond, je n’ai jamais accroché ni au christianisme, ni aux conceptions sociales et morales du milieu où j’étais né. Comme je l’ai quitté assez jeune et que je me suis en quelque sorte épanoui dans une civilisation différente, je suis d’un certain point de vue, je crois dans toute sorte de plans, dans toutes mes façons de penser et d’être beaucoup plus un oriental qu’un occidental.
Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas des choses en Occident qui, quoiqu’en croient les gens, font partie de l’héritage oriental. Et c’est là où il y a certains points de contact qui peuvent être très intéressants. C’est un peu ce que j’ai cherché à montrer dans mon « Shiva et Dionysos », c’est qu’au fond, l’Occident est là, l’Europe et l’Inde sont les héritiers fondamentalement d’une même culture protohistorique et qu’il y a beaucoup de parallèles et que les gens d’ailleurs ne réalisent pas, ne comprennent pas. Les gens qui utilisent les rites et les symboles du catholicisme n’en comprennent absolument pas le sens et ne savent pas du tout d’où ils viennent.
Interviewer : Alors, nous allons revenir quand même à cet ouvrage, qui est le thème de cette émission « la Fantaisie des Dieux et l’Aventure Humaine » d’après la tradition Shivaïte aux Editions du Rocher. C’est un livre qui ne se lit pas vite et qui ne se déchiffrera pas en une seule émission, on ne va en présenter évidemment que quelques aspects.
Dans votre premier chapitre « La durée de l’univers », il devient évident que l’histoire de l’homme ne peut se comprendre que par rapport à la durée des cycles qui règle la vie sur la terre. Seulement ces cycles sont liés aux périodes astronomiques et vous nous parlez d’années lunaires, vous nous parlez aussi d’années des ancêtres, d’années des dieux, ce n’est pas simple. Même en relisant ou en citant ce commentaire « La durée de la lignée et des ancêtres correspond à l’évolution et à la prédominance d’une race particulière, 120 ans des ancêtres, c’est-à-dire de la vie d’une race correspondante à environ 4000 années lunaires. », je crois qu’Alain Daniélou, il va falloir vous rendre ces notions moins mystérieuses.
Alain Daniélou : En réalité, tout cela est très simple. Nous sommes conscients que nous vivons toujours dans des cycles. Nous connaissons les semaines, nous connaissons des mois, nous connaissons des années, nous connaissons des périodes très longues ou d’évolution. Et chaque chose qui naît a une durée donnée et meurt un jour. Et de même que l’individu dans sa vie normale est réglé sur un cycle de 120 ans. Si nous ne faisons pas de bêtise, nous vivrions environ 120 ans.
Mais à ce moment-là, qu’est-ce que nous sommes ? Nous sommes un petit élément d’une race, d’une espèce donnée. Il y a une quantité d’ancêtres qui ont abouti par l’évolution à faire que nous sommes ce que nous sommes. Cette lignée d’ancêtres, si l’on peut dire, a la même forme d’existence qu’une entité, qu’un être vivant. Donc, il y a la vie d’une race qui naît, qui se développe et qui vieillit et qui meurt et, en somme, parallèle à la vie d’un individu qui est avec sa jeunesse, son âge mûr, sa vieillesse.
A ce moment-là, on va créer une sorte de parallèle entre la vie d’une race, d’une espèce particulière d’hommes qui jouent un rôle donné pendant un temps donné, ou bien celle d’un individu. Ou bien alors, si on va plus haut dans la vie des dieux, disons, qu’ils sont alors des entités plus abstraites et qui ont des cycles qui sont infiniment plus grands. Donc, nous allons avoir des cycles les uns dans les autres, mais qui sont tous conçus d’après les réalités qui font partie de l’aspect structure même du monde.
Et nous savons même en toute chose qu’il y a des cellules ou des atomes qui ont une vie extrêmement courte, d’autres qui ont au contraire une vie immense. Mais tout cela est réglé comme les rouages d’une vieille horloge avec toutes ses multiplications les unes à l’intérieur des autres, et si on veut s’y reconnaître, il faut essayer d’avoir des points de repère et c’est là que la théorie des cycles est une chose qui peut nous aider à comprendre comment évolue l’humanité dans son ensemble et dans ses différents groupements.
Interviewer : Alors, le calendrier traditionnel indien fait commencer le crépuscule du Kali Yuga. Tu devras nous définir. On le connaît, on sait maintenant ce que c’est, nos éditeurs ont l’habitude qu’on en parle, mais il faudra revenir un petit peu sur ce Kali Yuga qui commençait en l’an 1939 de notre ère, au mois de Mai, avec une catastrophe finale et disparition des derniers vestiges de l’humanité actuelle en 2442. Effectivement, cela fait un petit peu froid dans le dos.
Et notre cycle actuel aurait commencé après un grand déluge et nous serions les descendants de Manu, le Noé de la bible, et de ses compagnons mêlés et livrés à des espèces nouvelles encore au stade semi-animal. Voilà une belle histoire à nous conter, même si à la fin, la finalité est assez tragique et ne fera peut-être pas le bonheur de tous les auditeurs.
Alain Daniélou : L’histoire de l’humanité actuelle a commencé après un grand déluge dont toutes les civilisations ont conservé le souvenir. Elle s’est développée à travers quatre âges, un âge d’or, un âge de sagesse et puis des âges de plus en plus de décadence si l’on peut dire, qui vont d’ailleurs souvent avec un programme matériel mais avec une décadence des valeurs spirituelles. Et à l’origine apparemment, d’après l’histoire indienne, il y a une arche. Qu’est-ce que c’est que cette arche ? On ne sait pas très bien. C’était évidemment quelques survivants de l’humanité précédente qui ont abordé quelque part et se sont mêlés à d’autres espèces et à semi-animal, des espèces de singes très évolués peut-être et puis, ont donné l’humanité actuelle.
Cette humanité est arrivée tout d’un coup à son âge de déclin où elle s’est éloignée de sa place dans la création. A partir du moment où l’homme s’est cru un être supérieur, avoir des droits sur les autres animaux, sur les plantes, à ce point, le roi de la terre en quelque sorte avec tous les droits pour détruire les autres espèces, il s’est attiré naturellement la malédiction des dieux et, à ce moment-là, a commencé à courir vers son déclin.
Et la dernière période de ce qu’on appelle le Kali Yuga, c’est-à-dire l’âge des conflits, l’âge des guerres qui a commencé il y a longtemps, il a commencé vers 3 000 avant notre ère, mais son crépuscule, sa période terminale commence d’après le calendrier indien en 1939 et finira dans quelques siècles, vers 2400 et quelques.
Les dates sont à peu près approximatives, on ne peut pas donner des dates exactes, mais il s’agirait là à ce moment-là du dernier homme. Et les dernières périodes sont décrites dans les textes d’une façon absolument stupéfiante parce que vraiment, c’est une image de notre temps et ensuite une image de cataclysmes provoquées qui ressemblent tellement à des destructions d’Hiroshima que c’est assez effrayant.
Interviewer : Donc, nous nous constituons en quelque sorte la septième humanité qui était précédée par six autres humanités qui ont possédé un certain savoir, connu un bel âge d’or. Et la terre va connaître encore cette fois des espèces humaines avant de devenir, hélas, inhabitable.
Alors, dans les puranas, on trouve le récit de la fin d’une humanité qui précède à la nôtre, mêlée à deux catastrophes : la fin de la civilisation des Assours et il y a plus de 60 000 000 ans, la destruction des cités de l’Indus par les envahisseurs aryens. Or, ce récit serait assez éclairant dans la mesure où il est à la fois un récit du passé et une prédiction de l’avenir car il existerait un parallélisme entre tout un contexte religieux, idéologique, moral et social de la civilisation des Assours et le contexte dans lequel nous évoluons depuis le début du Kali Yuga, donc avec catastrophe finale à la clé.
Existe-t-il « une recette » pour retarder l’échéance de ce cataclysme ou pour le traverser afin de participer à l’âge d’or de l’humanité future, cet âge d’or qu’on nous promet depuis si longtemps ?
Alors, je crois, Alain Daniélou, qu’il n’y a pas d’autres solutions que de nous parler de ces trois cités et de cette civilisation des Assours qui connut une telle expansion et qui pourtant fut enfin livrée à une terrible destruction.
Alain Daniélou : La description du monde des Assours est assez étonnante. On y voit le récit d’une extraordinaire culture de gens qui avaient d’admirables cités avec des terrains de sport, des bibliothèques, des systèmes, des chars volants qui circulaient dans l’atmosphère, des moyens d’éclairage qui étaient placés comme des satellites au-dessus des cités, enfin une description tout à fait étonnante de ces trois grandes cités des Assours.
Et c’est parce que les Assours se sont éloignés de certains principes qui faisaient leur force et du dieu qui les protégeait qu’ils ont mérité d’être détruits. A ce moment-là, alors, on nous raconte dans cette histoire la fin des Assours et leur destruction, leur malheur, etc. que même ils ne comprenaient pas, ils ont été pris absolument par hasard lorsque la flèche de feu qui a détruit les trois cités a réduit tout d’un coup toute leur vie en cendre et il n’est rien resté de leur civilisation que peut-être quelques survivants qui sont ceux dont nous sommes issus, ceux qui dans quelques chars volants, ont pu éviter la catastrophe de la destruction des trois cités.
Interviewer : Alain Daniélou, j’ai cru comprendre en vous lisant que la civilisation des Assours a été détruite justement parce qu’ils se sont éloignés du culte de Shiva. Que s’est-il passé exactement ?
Alain Daniélou : Le shivaïsme correspond un petit peu à ce que les Grecs appelaient le dionysisme, c’est-à-dire, le dieu Shiva représente le dieu de l’univers, celui de l’amour, c’est pourquoi son symbole est le phallus et qui classe l’homme dans l’ensemble de la création. Donc, les Assours ont su rester en harmonie avec le monde. L’espèce même qu’ils représentaient n’est pas devenue l’ennemi de la création, ils ont été des protégés de Shiva.
C’est là que par une étrange histoire qui ressemble un petit peu à ce qui est passé pour notre humanité, tout d’un coup, sont arrivés des faux prophètes, des gens qui faisaient de la religion non plus une compréhension du monde, un amour du monde, mais une morale, qui faisait de l’homme et de sa conduite personnelle plus ou moins arbitraire la seule valeur importante. Des gens qui étaient ascétiques, qui étaient puritains, mais qui s’éloignaient de l’amour des autres et de l’amour du monde. Et ce sont ces puritains qui, évidemment, ont converti les rois des Assours et les ont orientés vers des religions qui ressemblent beaucoup à celles que nous avons nous aussi connues depuis le milieu du kali Yuga, c’est-à-dire des religions de l’homme.
On peut faire un parallélisme très intéressant avec notre humanité parce qu’exactement au milieu du Kali Yuga, c’est la période de notre décadence, nous voyons apparaître dans le monde entier et c’est là où les cycles nous donnent une clé intéressante, nous voyons apparaître en même temps partout des religions qui s’écartent de la recherche de la compréhension de la nature et du divin ou de la divinité du monde pour s’intéresser à l’homme.
Et nous avons en même temps, car ils sont contemporains, nous avons le Bouddha, nous avons Confucius, nous avons Zoroastre et nous avons Pythagore. Tous ces gens sont contemporains, ils auraient pu se connaître, et peut-être sont-ils connus d’ailleurs, mais ils représentent tous cette orientation, ce départ d’une espèce de philosophie qui s’intéresse uniquement au destin de l’homme et à sa façon de se comporter et qui sont la source de ce que le shivaïsme considère comme sa décadence parce qu’au lieu de rester attaché à l’arbre éternel de la création, tout d’un coup, cette branche humaine s’en détache et devient l’ennemi de la création en s’intéressant seulement à elle-même.
Et là, je crois la leçon des Assours est tellement une image de ce qui attend notre sort et des raisons pour lesquelles, après tout, nous détruisons le monde à tel point que les dieux s’ils en existent, ne peuvent que désirer de nous détruire. Nous sommes en train de détruire cette terre et si on ne nous arrête pas, il suffira de l’homme pour la réduire, mon dieu, pour la rendre inhabitable.
Interviewer : Mais si le parallèle entre la tradition, entre le culte du dieu Shiva et nos religions actuelles n’est pas toujours à l’avantage d’une religion moraliste, il faut bien reconnaître que les rites et surtout les sacrifices humains ne plaidaient pas non plus en faveur de la tradition shivaïte.
Alain Daniélou : Qu’est-ce qu’on appelle des sacrifices humains ? Nous faisons tout le temps des sacrifices humains.
Dans certains pays, on a aboli la peine de mort qui est un sacrifice humain quelles que soient les raisons qu’on donne. Pourquoi ? Est-ce que parce c’est des gens qu’on considère comme coupables, mais qui est coupable et qui définit ce qu’est être coupable ? Nous avons des guerres incessantes qui seraient des hécatombes, des génocides à une échelle parfois effarante, des gens que nous laissons mourir de faim, mais peut-être cela n’a pas d’importance. En tout cas, le monde, la nature du monde est de toute façon un sacrifice. Nous ne vivons qu’en détruisant la vie. Nous ne pouvons survivre qu’en dévorant des êtres vivants.
Donc, le sacrifice est en quelque sorte la nature même du monde. Et l’idée évidemment de certaines civilisations et cela a été le cas à certains moments, c’est qu’en ritualisant d’une certaine façon le sacrifice en condamnant pas seulement le coupable mais peut-être l’innocent est grand dans ce processus qui est celui de la nature du monde qui n’est pas du tout quelque chose de gentil. Le monde ne fait que détruire la vie, que détruire les individus, que de vivre toujours de la vie de quelqu’un d’autre.
Il faut voir si en essayant de ritualiser ce meurtre perpétuel, nous pouvons arriver à le contrôler. Et c’est là où non seulement d’ailleurs l’ancien shivaïte, mais toutes les religions anciennes, ont pratiqué certaines formes de sacrifices. D’ailleurs, je ne crois pas que les sacrifices humains jouaient un rôle très important beaucoup moins chez les Grecs, certainement dans la civilisation shivaïte ancienne.
Interviewer : Oui, mais ces sacrifices existaient quand même. Une autre question à se poser, est-ce que les adorateurs de Shiva actuellement encore en Inde font des sacrifices humains ?
Alain Daniélou : Je crois qu’il y en a de temps en temps. En principe, c’est interdit par le gouvernement actuel, mais au fond, qu’entendez-vous ? Je ne vois pas du tout quel est le problème. Nous faisons des héros de gens qui se précipitent dans les guerres et se sacrifient pour sauver leur patrie. Nous employons ce mot tout le temps. Pourquoi est-ce qu’il n’y aurait pas des gens qui se sacrifieraient pour sauver l’humanité de certains malheurs catastrophiques ?
Et je ne crois pas qu’on n’ait jamais fait autant de sacrifices involontaires dans le monde shivaïte qu’il y en a dans le monde occidental de notre temps. Alors, il faut s’entendre sur les mots et sur la perspective dans laquelle les gens envisagent certains rites en quelque sorte, certaines façons de conjurer les divinités et d’arriver à protéger l’ensemble de l’humanité de pires malheurs.
Interviewer : Vous présentez là l’image d’un dieu cruel assoiffé de sang et des victimes qui n’ont pas choisi de l’être, c’est assez irrecevable.
Alain Daniélou : Mais non, je pense que les victimes, en tout cas les victimes du sacrifice dans la tradition shivaïte, sont des victimes consentantes. Alors que nous, victimes de nos héros et de nos guerres ou de nos exécutions capitales, sont des victimes non consentantes. Là, c’est tout à fait différent, n’est-ce pas ? C’est tout à fait différent quand vous faites certains actes dans le cadre d’une action rituelle. Elles prennent tout à fait une autre valeur.
Et il ne faut pas confondre le sacrifice rituel avec le meurtre. Mais c’est la même chose que quand nous sacralisons le sacrifice que nous faisons des animaux comme on le fait dans le shivaïsme, en rendant les dieux responsables du fait que nous sommes obligés pour nous nourrir de tuer, nous le faisons d’une façon rituelle. A ce moment-là, la valeur est tout à fait autre que nous, nous mangeons volontiers du jambon, du bœuf et d’une truite en nous fichant complètement de la façon dont ces malheureux animaux sont massacrés.
Et il y a des populations qui gardent, je crois que les juifs ont encore conservé une certaine conception que l’animal doit être tué rituellement. Je crois que c’est un élément très important et, au fond, il n’y a pas une grande différence du point de vue des dieux entre tuer un homme ou un bœuf, ce sont tous des créatures également merveilleuses et chéries du créateur.
Interviewer : Je crois qu’on est là dans ce grand hiatus qui existe entre la civilisation orientale et la civilisation moderne, entre la notion d’individu et la notion de race.
Alain Daniélou : Evidemment, toutes les conceptions morales du monde occidental et du monde moderne en général sont tout à fait inversées par rapport à ce que dans l’ancien shivaïsme, on considérait comme des vertus essentielles. Au fond, ce n’est pas très différent. L’importance que nous attachons à l’individu est complètement disproportionnée. Ce qui compte dans les espèces, dans la beauté de la création, ce sont les races, ce sont les généalogies. Nous admirons toutes les variétés de chiens, de chats, de chameaux, qui sont des races différentes, qui sont toutes belles, qui sont toutes harmonieuses. Et pour eux, nous considérons que c’est très important que notre chatte siamoise n’aille pas se méconduire avec un chat de gouttière. Mais pour les hommes, tout d’un coup, on oublie cela. Or, ce qui est pour les hindous, extraordinaires, c’est que nous n’avons pas le droit de détruire l’héritage des ancêtres, que si nous sommes arrivés à un degré de l’évolution d’une espèce particulière, nous devons la continuer. C’est pourquoi on n’a pas le droit dans l’Inde de se marier en dehors de son groupe, de son espèce particulière. On peut avoir des aventures avec les autres, mais il ne faut pas procréer.
Or ce qui est stupéfiant, je dois dire pour un shivaïte, c’est que vous verrez des occidentaux qui disent : « Ah, nous, on se marie pour faire l’amour. Et puis, les enfants, on s’en fout de ce qui viendra après, cela vient après. » C’est stupéfiant, d’autant plus qu’on prétend sacraliser cette union. Alors que la morale des hindous est tout à fait différente, je crois, beaucoup plus cohérente, qui consiste à mettre l’accent sur les responsabilités que l’on a vis-à-vis de son groupe, vis-à-vis de son espèce, et pas détruire toutes ces variétés extraordinaires des espèces vivantes ou des espèces humaines en particulier au profit d’une certaine liberté de l’individu qui, à ce moment-là, devient complètement irresponsable, donc totalement immoral du point de vue hindou.
Et à ce moment-là, il y a un parallèle qu’on peut établir justement entre la non-importance de l’individu dans le sacrifice et la non-importance de l’individu dans l’espèce. C’est là où c’est tout à fait une autre approche de la nature du monde et de la beauté, de la qualité de la création.
Interviewer : Et en schématisant beaucoup, on pourrait dire que c’est cette importance donnée à l’individu en Occident qui nous conduirait vers notre déclin prochain.
Alain Daniélou : C’est-à-dire qu’il y a un parallélisme entre l’être humain physique et l’être de savoir, et chaque espèce a des dons qui se développent parallèlement dans le domaine de la connaissance et dans le domaine des capacités de l’individu. Le problème pour toutes les espèces est le rapport entre le physique et le mental, c’est-à-dire chaque espèce a une tradition.
Nous savons par exemple qu’il y a des chiens de berger qui ont les vertus des chiens de berger, des chiens de chasse qui ont des vertus. S’ils sont de bonne espèce, ces vertus sont inhérentes à leur être physique. Et toutes les civilisations dépendent de ce rapport qui existe entre la tradition de grandir intellectuelle, du savoir, du progrès et la capacité des individus de recevoir cette tradition. C’est pourquoi il y a un parallélisme absolu entre une espèce de succession génétique et une progression du savoir.
Et à partir du moment où le détenteur du savoir ne trouve plus d’élève à qui il puisse enseigner ce qu’il sait, il renonce à enseigner. C’est pourquoi nous voyons dans l’Inde très souvent maintenant des gens qui détiennent un savoir prodigieux, quand ils ne trouvent pas un disciple militant, jetaient leurs bibliothèques dans le fleuve plutôt que de donner à des gens qui n’en sont pas dignes et qui n’en font pas bon usage certaines connaissances. Et pour cela, les Indiens trouvent effrayant que des grands savants, par exemple en Occident, enseignent ex cathedra des secrets de la science à des gens qui peuvent être des bandits, des criminels sans aucune hésitation. C’est en fait ce qui arrive et c’est ce qui causera évidemment notre destruction. C’est là où il y a tout de même à tenir compte de ce rapport fondamental entre les vertus inhérentes à certaines races, à certains êtres des traditions génétiques et certaines formes de savoir.
Interviewer : Les Assours étaient de fervents adorateurs du culte de Shiva, et actuellement encore, le shivaïsme, religion des anciens dravidiens, reste toujours la religion du peuple. Comment ces conceptions métaphysiques, cosmologiques et rituelles ont-elles traversé des civilisations, transcendaient la discrimination punitive aryenne et maintenaient cette ancienne religion dans notre cycle actuel ?
Alain Daniélou : Ceci a été le miracle indien. C’est que quand les Aryens qui sont arrivés partout, venant des plaines du Sud de la Russie, qui ont détruits les Crétois, qui ont détruit les anciennes civilisations de l’Iran, qui se sont établies dans l’Inde, ont établi leur prédominance. Alors qu’ils étaient, eux, un peuple assez primitif, ils se sont trouvés dans une civilisation très évoluée et ils l’ont vaincu.
C’est toujours les barbares qui gagnent malheureusement dans ce genre de conflit. Mais dans l’Inde, ces traditions, l’Inde, c’était un si grand continent que les populations apparemment asservies ont su maintenir dans une tradition secrète, parallèlement à toute la tradition védique, cette ancienne tradition du savoir. Et elle est ressortie à un moment où tout d’un coup, le védisme étant affaibli par le bouddhisme, il y a eu un renouveau extraordinaire. Et un petit peu avant le début de notre ère sont ressorties des quantités de textes, d’ouvrages, de rites, de conceptions que l’on croyait perdues et qui, en fait, ont refleuri et ont fait d’ailleurs toute la grande période de l’art et de la pensée indienne qui va du début de notre ère jusqu’aux invasions du deuxième siècle.
Interviewer : Et là, c’est l’illusion classique qui ramène tout aux Grecs disaient déjà René Guénon. Alors, les Aryens, au lieu d’être des initiateurs de l’Inde, n’auraient été que des barbares. On ne leur doit pas notamment le yoga, le hatha yoga et tous les yogas. C’est triste.
Alain Daniélou : Mais le yoga n’existe absolument pas dans la tradition védique. Et ce fait que dans l’Inde comme d’ailleurs dans le monde méditerranéen, les Grecs et autres envahisseurs de cette époque, après avoir tout détruit, se sont peu à peu civilisés. On a même dit que les Grecs avaient appris les métiers d’après les femmes parce qu’ils avaient tué tous les hommes et tous les Crétois, et qu’ensuite, ce sont par les femmes parce qu’ils avaient gardé les femmes qu’ils avaient appris tous les métiers des arts : de nouveaux la poterie, la broderie, le tissage, etc. Et c’est ce qui se passe partout.
Evidemment, les barbares détruisent et au bout d’un certain temps, naturellement, ils se civilisent peu à peu. Mais au fond, tout ce qu’il y a d’intéressant dans l’hindouisme, en particulier le yoga, vient entièrement de la civilisation shivaïte peu à peu réassimilée à travers les Upanishad.
D’ailleurs, ils le disent parce qu’ils disent c’est Kapila, le sage à la peau brune qui nous a appris ces choses qui sont dans les textes de l’Atharva-Véda et des Upanishad qui reprennent peu à peu des bribes de la civilisation pré-aryenne.
Enfin, ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’alors qu’ici malheureusement, nous n’avons que les bribes que les Grecs ont repris des Crétois, nous avons dans l’Inde, parallèlement s’est maintenu toute la civilisation, toute la tradition shivaïte. Donc, on peut à ce moment-là faire des regroupements.
Interviewer : On va arriver malheureusement Alain Daniélou à notre conclusion. Quels sont les conseils que vous nous donneriez, vous, pour éviter à un cataclysme final et pour retrouver une certaine logique de la création ?
Alain Daniélou : Le cataclysme final, on ne peut pas l’éviter parce qu’on est allé beaucoup trop loin et il est prévu depuis longtemps. Mais, on peut en retarder l’échéance et gagner beaucoup de temps, mais ceci dépend uniquement du poids de l’homme sur la terre. Les dieux sont excédés par le poids de l’homme dans ce petit monde terrestre, cet homme qui détruit tout. Et au fond, on sent très profondément, je crois, dans beaucoup de jeunesses actuelles, dans ce besoin d’écologie tout d’un coup, dans cette angoisse devant tout ce que nous faisons pour détruire la beauté du monde, tous ces gens qui s’intéressent de nouveau aux animaux, aux plantes, à leur survie, qui cherchent à retrouver leur place dans un univers harmonieux.
On a évidemment la seule possibilité pour nous de prolonger un petit peu notre existence en tant qu’espèce. Et là, je crois qu’il y a des signes qui sont favorables, il y a des tendances qui sont évidentes, il suffit de leur faire une place suffisante pour qu’on puisse avoir quelques espérances de bonheur et de survie avant la fin et le déclin total de notre espèce.
Interviewer : Un déclin qui reste de toute manière inévitable selon l’inexorable loi des cycles.
Alain Daniélou : Oui, parce que de même que nous ne pouvons pas empêcher le soleil de se coucher tous les soirs, nous ne pouvons pas empêcher qu’il y ait des cycles inéluctables de la vie et des espèces. Et là, évidemment, notre problème est d’essayer de finir en beauté au lieu de finir dans le désordre et la tristesse et de désespoir. A ce moment-là, on peut passer à une humanité future avec quelques espérances.
Source : Fondation Alain Daniélou