Alexandre Dugin a consacré une partie de son œuvre à l’étude de la conception du monde dominante de son époque, à savoir le caractère oppressif de ce qu’il est convenu de nommer le libéralisme. C’est notamment dans Eurasian Mission, publié par Arktos en 2014, qu’il a pu livrer le fonds de sa pensée à ce sujet.
A partir du point de vue de la science politique, Dugin commence son analyse :
« En sciences politiques, le concept de totalitarisme est appliqué aux idéologies communiste et fasciste, qui proclament ouvertement la supériorité du tout (la classe et la société dans le communisme et le socialisme : l’Etat, dans le fascisme, la race, dans le national-socialisme) sur le privé (l’individu). »
Le principe premier de la conception libérale est que ne peut être classée comme totalitaire qu’une vision du monde qui lui soit étrangère. La thèse que défend Alexandre Dugin est qu’en réalité, ce qui n’est pas profondément pénétré par le libéralisme est en réalité vu par ses partisans comme totalitaire. Et c’est aussi en cela que le libéralisme devient lui-même, en réaction, intolérant, agressif voire conquérant contre tout ce qui ne lui ressemble pas, car ses partisans considèrent ce qui est autre comme dangereux pour la société, qu’elle soit réelle ou fantasmée, comme pour eux-mêmes. Au final, le libéralisme, qui se voulait protecteur de la diversité des conceptions du monde, devient totalitaire.
Voici comment Dugin analyse la conception du monde libérale :
« En s’opposant à l’idéologie libérale, pour laquelle, au contraire, le privé (l’individu) est placé au-dessus du tout (comme si ce tout ne pouvait pas être compris en tant que tel), le libéralisme combat alors le totalitarisme en général, faisant cela, le terme même de totalitarisme révèle ses liens avec l’idéologie libérale, et ni les communistes ni les fascistes n’accepteront le terme. Ainsi, quiconque utilise le mot totalitaire est un libéral, qu’il en ait conscience ou non. »
Être libéral, c’est considérer que celui qui ne pense pas comme vous est mauvais, ce que l’Histoire aurait prouvé au XXe siècle. Ainsi :
« (…) le communisme est le premier totalitarisme, le fascisme le deuxième. Et le libéralisme est son antithèse, niant le tout et plaçant le privé au-dessus de lui. »
N’est totalitaire que celui qui refuse le libéralisme. Aussi :
« (…) le libéralisme (…) ne pourrait pas être appelé totalitaire. »
Le terme totalitaire ne doit pas être ici compris au sens qu’il avait au XXe siècle, c’est-à-dire au sens de l’Etat contrôlant toutes les activités de la société, laquelle serait organisée par un parti unique qui n’admettrait aucune opposition organisée. Il faut plutôt le comprendre au sens de la mainmise par une partie de la société, c’est-à-dire les élites au sens de Christopher Lasch, des leviers du pouvoir économique, politique et culturel, et qui par ces biais tentent de conformer les populations à leur vision du monde, dans une dynamique impérialiste à l’échelle du globe.
Reprenant les idées du sociologue Durkheim, selon lesquelles les valeurs des individus proviennent de la collectivité, et non l’inverse, Dugin soutient que « le fait même de déclarer que l’individu est la plus haute valeur et la mesure de toute chose (libéralisme) est une projection de la société, c’est-à-dire une forme d’influence totalitaire et d’induction idéologique. L’individu est un concept social : sans la société, l’être humain isolé ne sait pas s’il est un individu ou pas, et si l’individualisme est la plus haute valeur ou pas. L’individu apprend qu’il est un individu, une personne privée seulement dans une société où l’idéologie libérale domine et accomplit la fonction de l’environnement dans l’opération. Par conséquent, ce qui nie la réalité sociale et affirme l’individu possède aussi en soi une nature sociale. En conséquence le libéralisme est une idéologie totalitaire qui souligne, par les méthodes classiques de la propagande totalitaire, que l’individu est une instance suprême. »
Dans l’analyse duginienne, fascisme, communisme et libéralisme ont une matrice commune : celle du « nous », « nous » le groupe, la nation, la communauté, la race, la société ou autre, conçue comme un individu, et non comme une civilisation. Tout ce qui ferait obstacle à cette individualisation doit être détruit, aussi :
« Dans ce sens, le caractère totalitaire du libéralisme est scientifiquement prouvé et le terme de troisième totalitarisme acquiert une logique et une cohérence, au lieu d’être un paradoxe choquant. »
Mais le caractère pervers des belles intentions proclamées du libéralisme est manifeste :
« La société libérale, s’opposant aux sociétés de masse du socialisme et du fascisme, est elle-même devenue une société massifiée, standardisée et stéréotypée. Plus l’homme aspire à être extraordinaire dans le contexte du paradigme libéral, plus il devient similaire à n’importe qui d’autre. Ce que le libéralisme apporte, c’est précisément la standardisation et l’uniformisation du monde, détruisant la diversité et la différenciation. »
Pour caractériser le paradigme de nos sociétés ? Alexandre Dugin trouve plus pertinente les idées de la philosophie postmoderniste, laquelle affirmerait que c’est de l’individu lui-même, et non de la société, que provient le totalitarisme. Pour les tenants auto-proclamés de la « postmodernité » l’individu, compris comme un concept abstrait et non plus comme une réalité sensible, transpose le totalitarisme à un niveau « microscopique ». Il projetterait un « micro-totalitarisme » qui exercerait au niveau individuel « un appareil de répression sur lequel tout le totalitarisme normal est bâti. » L’individu serait une projection de la violence totalitaire, parce que le concept de sa nature est d’obliger tous les êtres humains à se conformer à sa conception du monde, sous peine de lutte à mort. Pour Dugin les postmodernistes expliquent le fascisme et le communisme non comme des systèmes d’oppression écrasant les individus mais au contraire comme la rationalisation extrême du point de vue individualiste, qui s’exprime par une « structure totalitaire hiérarchique ». C’est en ce sens que le libéralisme deviendrait totalitaire.
Ainsi conclut le « philosophe le plus dangereux du monde » :
« (…) le libéralisme est une idéologie totalitaire et violente, un moyen de répression politique directe et indirecte, de pression éducationnelle et de propagande féroce, mais se proclamant non-totalitaire, c’est-à-dire dissimulant sa vraie nature. C’est un fait scientifique. Le troisième totalitarisme est entièrement cohérent avec toute la perspective de son concept politique. »
Vincent Téma, le 17/02/24. (vincentdetema@gmail.com)