Carl Haushofer. Le bloc continental

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Guerre et idéologie

C’est à Carl Haushofer (1869-1946) que la géopolitique doit d’avoir été perçue pendant longtemps comme non seulement comme une « pseudo-science », mais aussi comme une théorie « misanthrope », « fasciste », « cannibale ».

Carl Haushofer est né à Munich dans une famille de professeurs. Il décida de devenir militaire de carrière et servit dans l’armée comme officier pendant plus de vingt ans. Il fut en poste au Japon et en Mandchourie en tant qu’attaché militaire allemand en 1908 et 1910. Là, il fit la connaissance de membres de la famille de l’empereur et de la haute aristocratie.

Sa santé défaillante obligea Haushofer à abandonner une carrière militaire assez réussie et il retourna en Allemagne en 1911, où il vécut le reste de sa vie. Il se lançât dans les études et obtint un doctorat à l’Université de Munich. Ensuite, Haushofer publia régulièrement des ouvrages sur la géopolitique en général, et sur la géopolitique du Pacifique en particulier.

Son premier livre fut Dai Nihon[1] sur la géopolitique du Japon.

Par l’intermédiaire de son élève Rudolf Hess, Haushofer rencontra Hitler immédiatement après son emprisonnement à la suite du coup d’État manqué. Il existe une opinion non confirmée parmi les historiens selon laquelle Haushofer participa à l’écriture de Mein Kampf pour ce qui concerne les passages consacrés aux relations internationales. Mais l’analyse conceptuelle montre une différence significative entre les vues géopolitiques de Haushofer et les passages simplistes de propagande raciste d’Hitler.

Pendant vingt ans, à partir de 1924, Haushofer publia Geopolitik, rebaptisé plus tard Zeitschrift fur Geopolitik, une revue de grande importance internationale.

Il publia la plupart de ses textes dans la maison d’édition liée à la revue. La relation de Haushofer avec le nazisme fut complexe. Sur certains points, ses vues convergèrent avec celles des nationaux-socialistes, sur d’autres, elles divergèrent radicalement. Selon les périodes de l’État nazi et les relations personnelles d’Haushofer, sa position dans le Troisième Reich varia.

Il fut favorisé (en particulier par le patronage de son jeune ami Hess) jusqu’en 1936, date à laquelle il a commencé à être moins apprécié. Après le vol de Hess vers l’Angleterre, Haushofer est tombé en disgrâce et après que son fils Albrecht ait été exécuté pour avoir participé à une tentative d’assassinat contre Hitler en 1944, Haushofer lui-même fut presque considéré comme un « ennemi du peuple ».

Malgré cette ambiguïté dans sa position, il a été classé comme un « nazi éminent » par les Alliés. Incapable de résister à tant de coups du sort et à l’effondrement de tous ses espoirs, Carl Haushofer et sa femme Martha se sont suicidés en 1946.

Le nouvel ordre eurasien

Haushofer a soigneusement étudié les travaux de Ratzel, Kjellén, Mackinder, Vidal de La Blache, Mahan et d’autres géopoliticiens. L’image du dualisme planétaire « forces maritimes » versus « forces continentales » ou thalassocratie (« pouvoir par la Mer ») versus tellurocratie (« pouvoir par la Terre ») était pour lui la clé qui perçait tous les mystères de la politique internationale, dans laquelle il a été le plus directement impliqué (Au Japon, par exemple, il traitait avec les puissances qui prenaient les décisions les plus impactantes sur la géographie). Il est révélateur que le terme « Ordre nouveau », qui était activement utilisé par les nazis et, à l’époque moderne, qui l’est sous la forme du « Nouvel Ordre Mondial » par les Américains, a été utilisé pour la première fois au Japon en relation avec le schéma géopolitique de redistribution de l’influence dans la région du Pacifique proposé par les géopoliticiens japonais.

La dualité planétaire de la « puissance maritime » et de la « puissance terrestre » a confronté l’Allemagne au problème de l’auto-identification géopolitique. Les tenants de l’idée nationale, dont Haushofer faisait sans aucun doute partie, cherchaient à renforcer le pouvoir politique de l’État allemand, ce qui impliquait développement industriel, progrès culturel et expansion géopolitique. Mais la position même de l’Allemagne au centre de l’Europe, spatialement et culturellement Mittellage, en faisait un adversaire naturel des puissances maritimes occidentales que sont l’Angleterre, la France et les États-Unis. Les géopoliticiens thalassocrates eux-mêmes ne cachaient pas non plus leur attitude négative envers l’Allemagne et la considéraient (avec la Russie) comme l’un des principaux opposants géopolitiques à l’Occident maritime.

Dans une telle situation, il n’était pas facile pour l’Allemagne de compter sur une alliance forte avec les puissances du « croissant extérieur », d’autant plus que l’Angleterre et la France avaient des revendications territoriales historiques contre l’Allemagne. Par conséquent, l’avenir de la Grande Allemagne nationale résidait dans la confrontation géopolitique avec l’Occident et surtout avec le monde anglo-saxon, auquel le Sea Power s’identifie en réalité.

Toute la doctrine géopolitique de Carl Haushofer et de ses partisans est basée sur cette analyse. Cette doctrine porte sur la nécessité d’un « « Kontinentalblocke» ou axe Berlin- Moscou-Tokyo. Il n’y avait rien de désinvolte dans le choix d’un tel bloc ; c’était la seule réponse complète et adéquate à la stratégie du camp adverse, qui ne cachait pas que son plus grand danger serait la création d’une alliance eurasienne similaire. Haushofer a écrit dans « Kontinentalblocke » : « L’Eurasie ne peut pas être étranglée tant que ses deux plus grands peuples – les Allemands et les Russes – essaient par tous les moyens d’éviter un conflit interne comme la guerre de Crimée ou 1914 : c’est un axiome de la politique européenne. »[2]

Il y cite également l’Américain Homer Lee : « La dernière heure de la politique anglo-saxonne viendra quand les Allemands, les Russes et les Japonais s’uniront. »

Hauschofer a poursuivi cette idée de diverses manières dans ses articles et ses livres. Cette ligne s’appelait l’Ostorientierung, c’est-à-dire l’« Orientation vers l’Est », car elle impliquait l’auto-identification de l’Allemagne, de son peuple et de sa culture comme une extension occidentale de la tradition eurasienne et asiatique. Ce n’est pas un hasard si les Britanniques pendant la Deuxième Guerre mondiale ont qualifié péjorativement les Allemands de « Huns ».

Pour les membres de l’école Haushofer, c’était parfaitement acceptable.

À cet égard, il convient de souligner que le concept « d’ouverture à l’Est » de Haushofer ne signifiait pas du tout « l’occupation des terres slaves ». Il s’agissait de l’effort civilisationnel conjoint de deux puissances continentales, la Russie et l’Allemagne, qui devaient établir le « Nouvel Ordre Eurasien » et restructurer l’espace continental de l’Île-Monde afin de le soustraire complètement à l’influence de la « puissance maritime ». L’expansion du Lebensraum allemand a été planifiée par Haushofer non pas par la colonisation des terres russes, mais par le développement des gigantesques espaces inhabités d’Asie et la réorganisation des terres d’Europe de l’Est.

Compromis avec la thalassocratie

Dans la pratique, cependant, les choses ne semblaient pas si simples. La logique géopolitique purement scientifique de Haushofer, qui conduisait logiquement à la nécessité d’un « bloc continental » avec Moscou, se heurtait à de nombreuses tendances de nature différente, également inhérentes à la conscience nationale allemande, dont une approche purement raciste de l’histoire, par laquelle Hitler lui-même était infecté.

Cette approche considérait que le facteur le plus important était la proximité raciale et non la spécificité géographique ou géopolitique. Les nations anglo-saxonnes d’Angleterre et des États-Unis étaient alors considérées comme des alliées naturelles des Allemands, car elles étaient ethniquement les plus proches d’eux. Les Slaves et en particulier les peuples eurasiens non blancs étant vus comme des ennemis raciaux. À cela s’ajoutait l’anticommunisme idéologique, basé sur le même principe racial : Marx et de nombreux communistes étant juifs, cela signifiait aux yeux des antisémites que le communisme lui-même était une idéologie antiallemande.

Le racisme national-socialiste était en conflit direct avec la géopolitique ou, plus précisément, poussait implicitement les Allemands vers une stratégie inversée, anti-eurasienne, thalassocrate. Du point de vue du racisme, l’Allemagne aurait dû initialement faire alliance avec l’Angleterre et les États-Unis afin de résister ensemble à l’URSS. Mais d’un autre côté, l’expérience humiliante de Versailles était encore trop fraîche. De cette ambiguïté découle toute l’ambiguïté de la politique internationale du Troisième Reich. Cette politique oscillait constamment entre une ligne thalassocrate, justifiée en apparence par le racisme et l’anticommunisme (attitude anti-slave, attaque contre l’URSS, soutien de la Croatie catholique dans les Balkans, etc.), et une tellurocratie eurasienne basée sur des principes purement géopolitiques (guerre avec l’Angleterre et la France, pacte Ribbentrop-Molotov, etc.).

Étant donné que Carl Haushofer était engagé, dans une certaine mesure, dans la résolution de problèmes politiques spécifiques, il a été contraint d’adapter ses théories aux spécificités politiques. D’où ses contacts en haut lieu en Angleterre. De plus, la conclusion du pacte anti-Komintern, c’est-à-dire la création de l’axe Berlin-Rome-Tokyo, a été saluée de l’extérieur par Haushofer, qui a tenté de la présenter comme une étape préliminaire vers la création d’un « bloc eurasien » à part entière. Il ne pouvait manquer de se rendre compte que l’orientation anticommuniste de cette alliance et l’émergence d’une puissance secondaire péninsulaire appartenant au pays périphérique au lieu du pays central (Moscou) était une caricature contradictoire avec un véritable « bloc continental ».

Pourtant, de telles positions dictées par le conformisme politique ne sont pas révélatrices de la totalité de la géopolitique de Haushofer. Son nom et ses idées s’incarnent le plus pleinement dans les concepts du « destin oriental » de l’Allemagne, fondés sur une alliance eurasienne forte et durable.

Notes

[1] Karl Haushofer, Dai Nihon, Munich,1913.

[2] Karl Haushofer « Kontinentalblocke : Mitteleuropa – Eurasia – Japon » in Ausgewählte Texte zur Geopolitik, Boppard am Rhein, 1979 ; en russe dans Elementy n°7, op. cit., р. 32-36.

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