Au printemps 2009, l’historien italien Mario La Ferla a publié chez Nuovi Equilibri Edizioni, un livre qui a fait un certain bruit : L’Altro Che. Mito et simbolo delle destra militante. Nous l’avons rencontré et il a accepté de répondre à nos questions.
Comment est né le mythe du Che Guevara fasciste ? Quels ont été les étapes culturelles et militantes qui l’ont fait pénétrer dans l’imaginaire d’une certaine droite radicale ?
Tout d’abord, je pense qu’il n’est ni exact ni juste de parler d’un Che Guevara « fasciste ». Parce que personne, à l’extrême droite de la droite, à l’exception de quelques cas isolés, n’a jamais parlé du guérillero argentin en employant ce terme. La droite radicale qui l’a aimé et honoré, a cependant toujours considérée que le Che était un marxiste convaincu.
Il y a eu cependant des exceptions, comme je viens de le remarquer, et elles sont significatives. Certains intellectuels ont comparé le Che à D’Annunzio et à Lord Byron. Adriano Bolzoni, le scénariste de film, auteur de la première biographie italienne de Guevara, le rattachait à la droite radicale internationale. Enflammé par la lecture de l’écrivain français Jean Cau, qui, dans Une passion pour le Che avait comparé le guérillero avec le Christ, les militants de Jeune Italie, publièrent un article intitulé Le fasciste Che Guevara, l’assimilant au surhomme de Nietzsche et à l’individualiste aristocratique d’Alfredo Oriani.
Cela dit, en se fondant sur la documentation que j’ai pu rassembler, je suis d’avis que le mythe du Che à droite est né avant 1968.
En 1968, en Italie, de toutes les façons, le Che de droite remonte non pas au lendemain du Mai parisien mais au 1er mars. À l’université d’architecture de Valle Giulia, ce jour là, les étudiants tentèrent d’en chasser la police qui l’occupait. Mélangé avec les jeunes gauchistes, il y eut à cette occasion un grand nombre de jeunes d’organisations d’extrême droite qui, parmi les différents drapeaux et symboles qu’ils arboraient, portaient des oriflammes à l’image du Che.
Mais, comme je viens de le dire, l’usage du Che comme symbole par la droite radicale militante commence bien avant.
Tout de suite après la mort tragique de Guevara, le 9 octobre 1967, c’est un fait historique que ce fut le Bagaglino, le populaire cabaret romain totalement acquis à l’ultra-droite, qui honora en premier le Che. Deux des fondateurs du cabaret, Pierfrancesco Pingitore et Dimitri Gribanovski, composèrent la ballade Addio Che. Et c’est un autre italien de leurs amis, Adriano Bolzoni, que j’ai déjà cité, qui écrivit la première biographie italienne du Che et qui en tira ensuite le scénario d’un film réalisé par le metteur en scène Paolo Heush, qui lui avait été recommandé par Pier Paolo Pasolini.
Mais l’intérêt pour le Che était, en réalité, né encore bien avant, aux début des années 1960. L’écrivain et historien Franco Cardini, alors jeune adhérent du Mouvement social italien puis de la Jeune Europe de Jean Thiriart, a témoigné que le premier hommage rendu au Che par des néo-fascistes eut lieu en 1961, à Florence, à l’occasion de l’occupation de l’université de la ville par le Front universitaire d’action nationale (la section étudiante du MSI). Un peu plus tard le Che eut droit à des articles élogieux dans divers organes de la droite radicale mouvementiste, dans la revue L’Horloge de Luciano Lucci, dans Azimut le journal de la Fédération nationale des combattants de la République sociale de Salo et dans une feuille de jeune À Contre-courrant. Non seulement le Che, mais aussi Fidel Castro, avaient alors conquis une place dans le cœur des jeunes néo-fascistes. Cardini en a témoigné en déclarant : « D’une manière ou d’une autre, nous avons tous aimé, Fidel. Je peux en témoigner pleinement, personnellement, parce que j’étais alors un jeune homme qui militait dans les formations de l’extrême droite. Nous l’aimions contre l’avis de nos parents et nos frères aînés pour qui il n’était qu’un communiste, nous nous étions devenu fou de lui… »
Dans la jeunesse du monde entier, c’est Mai 68 qui rendit populaire le Che et qui fit du guérillero le mythe idéal : la figure du perdant conjuguée à celle du héros combattant pour une idée en dehors des canons de l’utilitarisme et du carriérisme politique. Parallèlement, le succès du Che auprès de la jeunesse de la droite radicale a progressivement augmenté en raison de l’intervention d’écrivains et d’intellectuels, pas seulement de droite, qui ont rapproché Ernesto Guevara des célébrités qui faisaient déjà partie de l’imaginaire collectif de la droite rebelle. Par exemple, Lawrence d’Arabie, les personnages de Emilio Salgari, Giuseppe Garibaldi, Zorro et Don Quichotte, en bref la lignée de Marinetti et de Papini, de Drieu La Rochelle et de Louis-Ferdinand Céline, d’Ernst Jünger et de Joseph Prezzolini.
Quel mouvement, ou mieux, quelle tendance interne à la droite radicale, s’est revendiquée avec le plus de conviction du camarade Guevara ?
L’inspiration qui m’a fait écrire L’autre Che est née de la lecture de la Lettre d’amour à Guevara écrite par Gabriele Adinolfi et publiée par son journal en ligne noreporter.org le 9 octobre 2007.
Donc, je suis tenté de répondre que parmi les groupes de la droite radicale qui se revendiquèrent avec le plus de conviction du Che, on doit mettre à la première place Troisième position. Le mouvement fondé par Adinolfi avec Roberto Fiore et Giuseppe Dimitri, avec la collaboration de Walter Spedicato et de Francis Mangiameli. La véritable passion pour le Che qu’eut Troisième position, est fondée, à mon avis, sur deux bases, une politique et une autre romantique. Les idées d’Adinolfi et de ses amis étaient, et sont restées, très claires. D’abord, il y a de l’aversion pour les États-Unis, née dans l’immédiate après-guerre de la fin du rêve fasciste et renforcée par la guerre au Vietnam. De cette hostilité envers les États-Unis, il me semble que dérivent toutes les autres prises de position pour ou contre de l’ultra-droite mouvementiste : contre la mondialisation, contre Israël et contre l’OTAN, contre le colonialisme, contre l’arrogance du pouvoir et de l’argent, contre les partis politiques et les syndicats, contre l’immobilisme. Et par conséquent le choix d’une « troisième voie », et les prises de position en faveur de tous les opprimés du monde: les Indiens d’Amérique, les Irlandais de l’IRA, les Palestiniens, les indiens du Chiapas, le Tibet. Et aussi les références à Mussolini, à Peron, au « héros » roumain Corneliu Codreanu, au maître Julius Evola, au poète Ezra Pound, à Alessandro Pavolini. Le Che était apprécié parce qu’il luttait contre le pouvoir tout puissant des États-Unis et de ses alliés.
Franco Cardini, écrivain et historien florentin de solide réputation internationale, me paraît sur la même longueur d’onde qu’Adinolfi. Leurs cultures et leurs origines sont différentes, mais les idéaux semblent les mêmes. Encore très jeune, Cardini fut un partisan enthousiaste de Jean Thiriart, lequel ne perdait pas une occasion de manifester son admiration pour Guevara et pour Fidel Castro « Fidel était l’homme de la politique traduite en générosité et en aventure. Fidel, élève des Jésuites, un jeune catholique, qui lisait Bernanos et qui s’inspirait des premiers phalangistes espagnols, héroïques et purs, ceux qui furent sacrifiés à la furie républicaine et au cynisme de Franco, ce Fidel nous plaisait, nous enchantait. » Peu de mots, mais des mots essentiels qui expliquent le mystère, ce mystère qui m’a fasciné au fur et à mesure que je lisais la riche documentation qui démontre l’amour de la droite radicale pour Guevara. Comme le disent de nombreux néo-fascistes : l’amour qu’ils ont nourri pour le Commandante est sans aucun doute supérieure à celui que la gauche manifeste depuis de nombreuses années. Au moins, cet amour semble plus authentique, plus spontané, presque « pur », tandis que l’autre a dû se nourrir avec des slogans et des discours qui en sont venus à réduire le Che au rôle d’une marionnette. En bref, à gauche, Che Guevara fut utilisé dans la polémique contre les ennemis de la classe ouvrière, contre les opposants politiques du PCI, pour rêver à la prise du pouvoir. À l’extrême droite, au contraire, le révolutionnaire Guevara n’a jamais été exploité à des fins politiques. Il était seulement un personnage tout d’une pièce, à aimer ou à haïr, mais sans but secondaire. Pire, selon moi, la droite radicale a aimé le Che tout en sachant qu’elle risquait de susciter beaucoup d’impopularité parmi ceux qui étaient proche d’elle et de se faire ainsi de nouveaux ennemis, dans son propre camp.