C’est sous ce titre rappelant les joies et les affres de notre sixième classique que, dans le Stur de guerre, Olier Mordrel laissait parler son cœur et se déverser sa sensibilité lorsqu’un des êtres qui lui avait été cher venait de disparaître. Les textes qu’il a ainsi composé pour son père le général Mordrelle ou son ami fraternel Gehrardt von Tevenar sont peut-être parmi les plus beaux qui aient jamais été écrits. Je ne sais pas de meilleur titre que je pourrais donner à mon tour à la mémoire de celui qui, depuis vingt cinq ans fut mon ami le plus cher, le compagnon de mes joies et de mes soucis, mon disciple et mon mentor tout à tour, mon frère de par la volonté et la fidélité : Mirande’tar Jon.
1947, décembre. Je viens d’arriver à paris ; déjà je fréquente Kêr-Vreizh. Un samedi, je me rends à la Librairie Celtique du 108 de la rue de Rennes ; en ce temps là Mme Floch avait un imposant rayon de livres bretons vers lequel nous nous dirigions immédiatement. J’y rencontre un garçon à peu près de mon âge, feuilletant je ne sais trop quel bouquin récemment paru, peut-être bien Diwar c’hoarzin ou quelqu’autre sottise comme il s’en imprimait alors dans la Bretagne post-libératoire. M’approchant de lui, je lui dis en breton : « Inutile d’acheter cela, c’est de la connerie. » Il me répond, dans un breton parfait, qu’il est bien d’accord avec moi. La conversation s’engage, se poursuit, toujours en breton. Je m’aperçois que, comme moi, mon interlocuteur est un néo-bretonnant : ses phrases sont d’une rigueur grammaticale telle qu’aucun bretonnant naïf ne pourrait y atteindre ; il n’a pas non plus la modulation chantant et l’accent de la phrase qui identifie le locuteur a-vihanik. Nous bavardons ainsi une quinzaine de minutes, puis, sans rien avoir acheté – mais Mme Floc’h avait l’habitude de tels curieux clients ! – nous nous dirigeons vers la sortie. Que font deux Bretons qui se rencontrent, sinon fêter cette retrouvaille au bistrot le plus proche ? C’est ce que nous fîmes, discutant toujours de Bretagne, de littérature bretonne et de ces sales cons de Français. Une demi-heure et quatre muscadets plus tard, je lui demande d’où il est originaire. « Eus Sohüta » me repond-il. Devant mon incompréhension, il précise : « E-kichen Maule e Suberroa. En Euskalherria mar fell deoc’h ». Un Basque ! A une époque où les Bretons se cachaient dans un recoin pour échanger deux salutations et trois mots dans leur langue (« Attention, il y a peut-être des flics ! »), je fus émerveillé et réjoui de trouver un camarade qui, bien qu’étranger, mettait son point d’honneur à user avec rigueur de l’idiome suspect à tout bon Français libéré.
Quelques dizaines de minutes plus tard, nous savions que nous avions encore bien d’autres choses en commun : nous haïssions la France d’une haine rabique et définitive, le Chancelier Adolf Hitler était le plus grand homme et l’exemple du vingtième siècle, le christianisme et les autres juiveries devaient être détruits, l’honneur et les vertus guerrières cultivés, les filles baisées, la racaille éliminée et, finalement, « SS vaincra » !
Tel fut le début d’une amitié qui pendant vingt-cinq ans demeura toujours aussi ardente et sans le moindre nuage. Les hommes que nous sommes devenus ont perdu de leur spontanéité juvénile. Nous avons appris à calculer et à dissimuler ; à mépriser aussi le lamentable matériel humain que nos peuples respectifs nous offraient, puis à le comprendre, à l’excuser, et à le laisser dans une indifférence plus injurieuse encore que notre mépris.
Que de fois n’avons-nous pas porté le scandale à Kêr-Vreizh et épouvanté de nos propos son Président d’alors, Pierre Laurent, que nous aimions bien mais dont nous ne voulions pas comprendre la difficile situation dans un local qu’il venait de récupérer des mains de communistes bretons (et à ceux-ci, Biel Jaffrès et sa femme, je rendrai une fois de plus hommage pour l’intégrité qu’ils mirent à conserver toute chose en état à Kêr-Vreizh) et à un moment où les cours de justice envoyaient encore nos camarades au poteau. Nos propos nationaux-socialistes n’étaient pas des mieux venus, ni le Horst Wessel Lied prêt à être accepté, même en breton. C’était l’époque pourtant où les jeunes recommençaient à s’affirmer nationalistes bretons, ou, tout au moins, « bon bretons ». Pas de séance ni de conférence qui ne s’achevât par un Bro Gozh. Nous en étions écœuré, surtout s’il nous fallait supporter cet infâme couplet qui commence par « Mard eo bet trec’het Breizh et brezeliou bras. » C’est l’époque où je remis en circulation le sobriquet de Talnougat, à moi appris par Abeozen, pour désigner le Grand druide Taldir, ce qui était injuste pour l’homme qui se trouvait encore dans les geôles républicaines. Un jour, n’y tenant plus, je donnai un coup de coude à Jon et réclamai : « Debout pour l’hymne breton ». Et de deux belles voix, aussi abominablement fausses l’une que l’autre, nous entonnâmes : Les Filles de Camaret. Depuis on n’a guère chanté Bro Gozh ma zazou – comme nous disions – à Kêr-Vreizh.
A cette époque aussi, nous rencontrâmes deux personnages hors-série du mouvement breton : Roger Hervé, dit Herr Professor Glémarec, le compagnon de Mordrel à Stur, qui nous initia à Spengler ; Morvan Marchal, que j’avais déjà connu au camp Margueritte de Rennes deux ans plus tôt et que je retrouvai, vague contremaître dessinateur à la Compagnie des compteurs, lui le brillant professeur d’architecture, le « père de la doctrine » et le fondateur de Breiz Atao. L’un et l’autre surent donner aux deux très jeunes gens que nous étions encore la formation politique qui leur manquait. L’amitié de ces deux « vieux » et des deux « jeunes » ne s’est jamais démentie. Si elle prit fin pour Marchal avec lui en 1963, Glémarec est toujours resté pour nous le Herr Professor (même si, avec beaucoup de tendresses, nous ajoutions parfois « von Nimbus ») dont la vaste culture historique nous guida sans cesse, qui nous épaula dans nos entreprises, même les plus désespérées, et demeura toujours le compagnon fidèle des bons et des mauvais jours.
Nous avions vingt ans et la vie était belle, même si nous étions fauchés. Nous fûmes compagnons de débauche comme nous l’étions d’études. Avec la plus parfaite innocence, car depuis longtemps nous avions l’un et l’autre envoyé se faire foutre le prophète juif du Jourdain et sa séquelle paulinienne. Je lui fis connaître des petites Bretonnes ou des copines de Saint-Germain-des-prés, comme il me présentât ses Basquaises, et aussi des Allemandes et des Néerlandaises… Avec lui, la France était réduite à sa plus simple mesure, celle d’un petit pays mal foutu, tout au plus tolérable dans une Europe blanche. « Tiens, deux Français » me disait-il en voyant deux nègres descendre le Boul’Miche… Cela ne nous empêchait pas, amoureux de poésie et de beau langage d’aller écouter et contester, hurler et applaudir, au cercle des Tréponèmes pâles, rue du Four, avec Serge Bernat, Bernard Citroën ou Marcel Smart, ou chez les Insulaires de l’Ile Saint-Louis où Charles Le Quintrec, Jean Markale et tant d’autres faisaient leurs premières armes, tandis qu’avec les lettristes nous menions grand chahut aux Sociétés savantes…
Les Sociétés savantes… Ce vieil hôtel crasseux est en voie de destruction, et fera place bientôt, dit-on, à des immeubles up to date. Il abrita pendant un temps néanmoins l’Eglise païenne druidique dont Morvan Marchal était le Grand-druide, où je lui servais d’assesseur comme Grand-barde et où Jon était le fidèle Gutuâtre, tandis que Jef Le Penven, réduit à chercher n’importe quel cachet à la suite de l’épuration, tenait l’harmonium plus faux que trente-six casseroles de Bab-el-Oued… Chaque vendredi, nous y tenions assises pour « enfoncer bien profondément les vérités celtiques », disait Marchal ; « Celticards, celticardes » ajoutait Glémarec. Notre office n’était qu’une parodie éhontée de la messe de saint Pie V, entremêlée de breton, de gallois et de vieux celtique plus ou moins de fantaisie. Nous y avions aussi un ovate, le journaliste Robert Mercier, dit Brennos, qui se voulait Gaulois et avec lequel nous nous liâmes d’une amitié qui ne fut pas toujours sans orages, mais qui dure encore. Il n’aimait guère se déguiser en druide, comme nous, flairant toujours un peu le sacrilège derrière nos chants rituels, et on ne peut lui donner tout-à-fait tort, car la grand bénédiction finale, que Jon, Marchal et moi avions fabriqué en « vieux-celtique » macaronique était : « Forti estos etic forton suou matrôn, meion ueketen môre », ce qui, disions nous aux initiés, signifiait : « Vous êtes des cons et le cons de vos mères est plus grand que la mer »… Comme nos fidèles, outre la quête normale dans toute entreprise cléricale, subissaient une seconde quêtes pour les « pauvres du plou » et étaient obligés de payer leur chaise à une ravissante druidesse, au cri trois fois répété par Marchal-Arthonouios : « Mes frères, faîtes résonner le bronze ! », l’entreprise, régulièrement déclarée selon la loi de 1901, prospérait assez bien, d’autant plus que Mercier-Brennos nous procurait une infâme bibine prétendue « hydromel », achetée sur la marché de Saint Ouen, quatre cent cinquante francs, que nous laissions emporter par nos fidèles pour neuf cents, après l’avoir dûment consacrée aux Dieux au cours de la Sainte Liturgie… Ainsi, après la grande formule finale (« Allez enseigner lugus aux nations »), on pouvait voir le clergé druidique au grand complet festoyer dans quelque bistrot voisin… à la santé des fidèles. N’est-ce pas Voltaire qui écrivit un jour : « Le premier prêtre est né le jour ou le premier fripon rencontra le premier imbécile » ? Pourtant notre assistance était assez copieuse et en redemandait. Nous y fîmes connaissance d’un certain Serge P., qui fut reçu sous le nom d’Esunertos ; il faisait alors profession de national-socialisme échevelé. Bien que non-Breton, on le retrouvera plus tard mêlé au FLB, puis parmi les responsables maoïstes bretons… Ne manquaient jamais à nos réunions, les peintres Raymond Hains et Jacques de la Villeglé, mais eux faisaient partie des « initiés » et non des pigeons…
Ces propos paraissent bien léger pour un nécrologe, mais Jon ne les désapprouverait pas qui avait au plus haut degré le sens de l’humour et du canular bien fait. Nous travaillions cependant et nous nous formions. L’un comme l’autre avions la passion des langues, plus linguistique chez moi, plus pragmatique chez lui. Ensemble nous allions à l’Ambassade de Belgique apprendre le néerlandais et scandalisions notre attaché culturel de professeur, issu de la Résistance et de la diplomatie spaakienne, en lui demandant le sens de telle ou telle phrase trouvée dans Vive le Gueux, De Blavwoet, Het Gulde Vlies ou Het Pennoen ! Le pauvre avait beau nous affirmer que c’était là de misérables revues d’inciviques collaborateurs, nous ne voulions rien entendre… Aucune « minorité nationale » ne nous était étrangère et nous nous liâmes bientôt d’amitié avec le Catalan Josep Sans ou l’Occitan Herric Espieu, qui vient de mourir récemment lui aussi, devenu un des plus brillants poètes de son pays. Un seul lien nous unissait : « Zuerst müssen wir Frankreich vernichten ! », comme nous aimions à nous le répéter avec notre ami Normand Jean Mabire. Nous connaissions cette prestigieuse revue que fut Peuple et frontières, fondée avant guerre par Olier Mordrel et dirigée par Yann Fouéré puis Fred Moyse, et, avec le Herr Professor, Yann Poupinot, Sixma van Heemstra, Johannès Thomasset, l’abbé Gantois, Alain Guel-Le Banner et quelques autres, nous tentions de reformer le Comité des minorités nationales. Une occasion nous fut donnée de nous manifester en Sorbonne. Dans le grand amphithéâtre Richelieu eut lieu un jour la fête des Jeux floraux de la langue catalane, en la présence du vieux schnoc politicard Yvon Delbos, alors ministre de leur Education nationale, et du président de la Generalidad, alors en exil. C’était d’autant plus grotesque que le catalan, non plus que le breton, le basque ni l’occitan n’étaient tolérés dans les écoles de cette fouine de Delbos. En tant que « délégués » (par nous même) des ethnies, Sans, Espieu, Mirande et moi, avions pris place au premier rang. En pleine euphorie catalano-fransquillonne, on nous entendit proclamer : « Vive Campanys ! Français assassins ! », en souvenir du créateur de la Catalogne moderne, de la mort duquel le régime de Pétain fut responsable. On nous calma. In fine, nous entendîmes, debout, l’hymne catalan, joué par la Garde républicaine. Puis, celle-ci entreprit La Marseillaise, et nous de nous asseoir, d’allumer une cigarette et de faire à haute voix quelques remarques déplacées. Le roquet Delbos perdit son sang froid et nous apostropha ; alors, tandis que la Garde républicaine s’étouffait sur un couac, on entendit Mirande, repris par ses compères, hurler, debout sur sa chaise : « Tant que votre torche-cul tricolore flottera à Perpignan, Bayonne, Toulouse ou Rennes, nous ne nous lèverons pas pour votre Marseillaise ! » Ce fut une belle bagarre, et, si nous fûmes finalement expulsés, tous nos coups de poings ne se perdirent pas et nous avions eu la satisfaction de geler un peu l’euphorie de cette alliance contre-nature entre le gouvernement français et la Generalidad de Catalunya en exil réconciliés par l’anti-franquisme.
Cependant, nous fréquentions aussi la légation d’Euskadi, alors installée avenue Marceau (dans un immeuble d’où les Français l’expulsèrent lorsqu’ils renouèrent avec Franco). Pour la fête national basque, le président Inaki Aguirre et le ministre Landabarru donnèrent une réception à laquelle nous fûmes conviés. Nous y bûmes force toasts à la gloire des gudarriak – ce qui était justice – mais aussi du Parti national basque. Prié de porter un souhait au nom des Basques continentaux, Mirande que tout ce bla-bla démocrate-chrétien écœurait, proclama dans un grand silence : « Espana una, grande, libre ! Arriba Franco ! »… Nous ne fûmes plus invité à nouveau. Pourtant, nous ne portions guère Francisco Franco dans notre cœur : « C’est un marrane » nous redisait Glémarec ; « De la barbaque pour Auschwitz », ajoutais-je ; « Un sale con de cagot » concluait Mirande. Mais l’Eglise espagnole triomphante, digne fille de la Santa Hermandad, lui inspirait un certain respect, alors qu’il ne pouvait souffrir les curés démocrassouillards (et qu’il prisait encore moins leurs successeurs marxisants de ces dernières années).
Tel était Mirande dans les années 1947-1950, ardent, teigneux, bagarreur, et aussi d’une gentillesse et d’une discrétion incomparable pour ses amis. C’était aussi, déjà, un homme secret, le poète préparant seul chez lui des poèmes que trop rarement il nous communiquait, comme à regret, et encore moins souvent adressait aux revues de son pays où pourtant ils étaient salués par tout comme figurant parmi les plus grands. Le plus grand bascologue de notre époque, le Professeur Luis Michelena, avec lequel il se lia ensuite d’amitié, écrivait de lui dans son Historia de la Literatura Vasca : « Avec Jon Mirande, souletin et parisien, aussi peu orthodoxe que son compatriote (en fait son arrière grand-oncle) ,Chaho, nous sommes déjà très loin de ces jeux littéraires de fins de siècles dans lesquels, comme s’en plaignait Unamuno, “aussi bien le poète que le cadre doivent être en armonie (sans h) avec notre doctrine salvatrice et les traditions vénérables de nos ancêtres, (car sans elles, il n’est art ni chose qui vaille)”. Mirande, traducteur de Poe et de Kafka a déjà donné, en dépit de sa jeunesse, d’abondantes preuves de son inquiétude et de son manque de respect pour les conventions, en même temps qu’il s’est affirmé comme un poète de goût sûr et cultivé, et comme un versificateur d’une habilité confirmée ». Ce jugement, déjà ancien, devait se renforcer par la suite et quelques années plus tard, il était déjà, de l’avis de tous les écrivains basques, des trois ou quatre qui comptent. Il fut élu à la puissante Académie de langue basque, mais deux curés de ce côté-ci des Pyrénées mirent leur veto, devant la consécration de l’iconoclaste. Les lecteurs de La Bretagne réelle qui se souviennent du brillant texte qu’il y publia sur son pays, reconnaîtront l’un d’eux dans ce « chanoine qui connaît parfaitement l’un des huit dialectes et les douze sous-dialectes de l’eskuara », ce même chanoine, excellent homme au demeurant, qui me disait, il y a trois ans : « Mirande est le plus brillant et le plus cultivé d’entre nous »… Son dernier roman, Haur Besoetakoa (L’Enfant qu’on étreint), publié en 1970 à Donostia (San Sebastian), le confirma dans sa place majeure. Pourtant, publier ce roman délicatement érotique au saint Pays Basque du Sud et avec la bénédiction de la censure de Franco (pas aussi « père la pudeur » finalement qu’on le dit de ce côté de la Bidassoa), était une gageure. Mais Mirande était passé maître dans l’emploi d’une langue basque classique, fondée sur son propre parler de Soule, mais aussi ayant assimilé les grands classiques des XVIème et XVIIème siècles que sont Detchepare, Liçarrague et Axular dont il pratiquait sans cesse les œuvres et la langue, ce qui ne l’empêchait pas de bien connaître les Refranes et les écrits de Biscayes.
On a vu que Michelena loue le traducteur basque de Poe et de Kafka. Cela, il le pouvait car il possédait à la perfection l’anglais et l’allemand : quiconque a eu le privilège d’être reçu chez lui a pu constater, en parcourant sa bibliothèque, que les œuvres en ces deux langues y prédominaient. Le français n’en était pas absent, mais comme une chose mineure, Baudelaire, par exemple, pour lequel il avait une grande attirance, ou Sade dont il admirait la phrase de facture toute classique. En quelle langue d’Europe, d’ailleurs, ne possédait-il pas de livres ? Pedeir Keine et le Mabinogi voisinaient avec Beowulf, le Nibelungenlied, Don Quijote, non loin des Barzhonegou de Roparz Hemon, de l’Imitatio Christi ou de Finnegan’s Wake, sans oublier ses chers troubadours de la grande époque occitane, ou le Kalevala. Tout cela, bien entendu, dans le texte, car une traduction n’avait à ses yeux aucune valeur ni aucun intérêt, même si les siennes étaient des modèles. C’est pourquoi il passait son temps à apprendre de nouvelles langues et à se perfectionner dans celles qu’il connaissait déjà. A notre dernière rencontre, il me prêta une histoire de la langue grecque, en réclamant avec insistance que je lui reprête la Tentative Grammar of Mycenean Greek de Vilborg car il voulait « refaire du mycénien », tout en poursuivant son perfectionnement en finnois. A l’exception du lituanien et du lette qu’il ignorait, du hongrois dont il n’avait (disait-il) que de vagues notions, je crois qu’il était en mesure de lire un livre écrit en n’importe quelle langue d’Europe, y compris le tzigane, et d’en parler couramment un bon tiers. Il y ajoutait aussi le yiddish (« Comme Eichmann » !) et cela donna lieu à de pittoresques mésaventures dans des restaurants juifs de la rue des Rosiers…
Sa connaissance du breton a étonné tous ceux qui l’on rencontré, mais il y a joutait gaillardement celle des autres langues celtiques, gallois et irlandais, mais aussi cornique : depuis les années cinquante il était membre de la Gorseth Kernow, avec le titre de Barth an Menedhor, et avait publié, dans An lef Kernewek, outre des poèmes originaux, des traductions de Heine et, je crois, de Hölderlin. De même fut-il un des très rares étrangers admis comme barde de plein droit dans la Goursez de Bretagne, sous le nom d’Ar Meneziad, en raison de sa contribution aux études bretonnes et à sa lutte pour la Bretagne.
Je ne saurais passer ici celle-ci sous silence. Dès les années quarante, il fréquenta Kêr-Vreizh, où il apprit le breton et se lia avec les membres du PNB. Lui-même, pendant l’occupation, fit partie du Groupe Collaboration et des Jeunes de l’Europe nouvelle de Marc Augier-Saint Loup, puis fréquenta les milieux du PPF de Doriot. Après la guerre et l’épuration, il continua à voir les nationalistes bretons : la bonne équipe que nous formions avec Surzhur, Raude, Dartige du Fournel, Chevalier ! Et les bons tours que nous nous efforcions de jouer aux régionalistes. Il fut de notre bande, bien sûr, lorsque nous allâmes, salle Wagram, faire un eu sauter sur son estrade la « duchesse » de l’année, cornaquée par Pascal Pondaven, en lançant des tracts exaltant notre « Impératrice Anna » et stigmatisant « la petite péronnelle qui la singe ».
Plus tard, lorsque Riec Jestin et moi avons décidé de fonder Ar Stourmer, périodique monolingue breton voué à la défense et illustration d’une Bretagne nationale-socialiste, dont il parut seize numéros entre 1962 et 1964, il fut aussitôt du comité directeur avec Hervé Glémarec et contribua avec quelques uns des meilleurs articles qui y furent publiés, sans oublier des traductions de poèmes du néerlandais et même de l’hébreu, ainsi qu’une chanson sur l’air de Cadoudal, intitulée Pa zeuio an SS endro, qui fit autant scandale que le poème de Mordrel à la mémoire d’Eichmann que nous sortîmes avec enthousiasme et une joie sadique de troubler le confort intellectuel de nos lecteurs. Il fut aussi le principal auteur des irrévérencieux limericks qui choquèrent tant les quelques pieux lecteurs que nous avions et sont les seuls, à ma connaissance, qui aient été écrits dans la sainte langue sœur de la Foi. A ce régime, il est compréhensible que nos tirages n’atteignirent jamais de fabuleuses dimensions. Le numéro 17 de la revue n’a pas paru ; il devait pourtant contenir un bel éditorial de Jon intitulé : Margaritas ante porcos…
Au moment de sa mort, il venait de promettre sa contribution au Kannadig de Kêr-Vreizh, notamment par des traductions bretonnes de l’allemand et du néerlandais…
Depuis quelques années déjà, il s’était progressivement éloigné de l’action politique, basque comprise, et jugeait fort sévèrement les attentats de l’ETA comme du FLB ; il protesta, en particulier contre la tactique des enlèvements et les oreilles du curé rouge Larzabal doivent encore tinter de la méprisante épître qu’il lui adressa, et qui fut cosignée par son compatriote et ami Dominique Peillen, professeur de basque au lycée Lavoisier, bien connu aussi dans les milieux bretons d’après guerre, ainsi que par Hervé Le Boterf et moi. Car la Bretagne lui tenait toujours à cœur ; aussi accepta-t-il avec joie d’entre dans le Rassemblement breton aux côtés d’Hervé Le Boterf, François Brigneau, Jean-Marie Le Pen, Colonel Rémy, Yann Fouéré, Olier Mordrel, Robert Le Vigan et d’autres, dont le but était de réunir fraternellement ceux qui, il y a bientôt trente ans, se trouvaient dans des clans opposés.
Sa santé s’était ébranlée. L’été 1972, il vint se retaper en Bretagne où les soins de son ami Guy Etienne le rétablirent. Il n’a pu cependant résister à la vie de Paris, à la solitude surtout qui frappe l’homme qui toute la journée a du traiter, pour gagner sa vie, du change du bolivar contre l’escudo et de la dernière attribution financière à l’ambassadeur de France à La Paz compte tenu du cours du dollar et de la dernière dévaluation de la monnaie locale, pour retrouver un appartement vide, désespérément vide dans la nuit, lorsque les derniers poètes se sont tus.
Jon ne croyait pas en Dieu. Volontiers il aurait plutôt reçu les Dieux, ceux de sa race, de son clan, Hortzi du ciel d’orage, et toutes les sorcières d’Euskalherria brûlées par l’Eglise romaine au cours des siècles. Mais il croyait que son âme pouvait vivre, dans quelque continuum d’espace-temps compénétrant le nôtre sans le sensibiliser. Puisse-t-il y être heureux, toujours fort, sans maladie, sans vieillesse, sans mort, auprès des fées et des magiciennes de son pays.
Goulven Pennaod (7 janvier 1973)
Post-scriptum
Jon Mirande a été enterré le lundi 15 janvier 1973, au cimetière parisien de Thiais.
Je ne sais ce qui l’emporte le plus en moi, la tristesse ou la colère.
L’an passé déjà, j’avais parlé de deux « détournements de cadavre », à propos de Youenne Drezen et de Jean Piette. N’ayant pas vu ces derniers depuis assez longtemps, je laissais néanmoins planer le doute : un homme, après tout, peut bien se convertir ou se reconvertir à la foi catholique romaine.
Ici, il n’y avait aucun doute. J’avais rencontré Jon quelques jours à peine avant sa mort et je puis affirmer sans crainte d’être contredit qu’il avait gardé intacte sa foi païenne, sa haine du christianisme et son mépris de l’Eglise romaine actuelle.
Parmi ses derniers poèmes en basque, l’un était consacré à célébrer Hortzi, le dieu ancien de la foudre et des orages, l’autre à la gloire des sorcières d’Euskadi, brûlées au cours des siècles par « l’implacable flot noir des hommes tonsurés ». Sa foi profonde, il l’avait exprimée dans un numéro d’Ar Stourmer. Pour reprendre une expression de Pierre Lance, on aurait pu dire qu’il était un « spiritualiste athée » (bien que sa philosophie ne fut pas celle de Lance). Il croyait à l’héritage biologique et à l’immanence des âmes.
Sur le plan esthétique cependant, il estimait fort ce que les prêtres de Rome vomissent aujourd’hui : la beauté de la liturgie latine et la splendeur du chant grégorien ; assez paradoxalement, comme beaucoup de ceux qui se sont définitivement retranchés de l’Eglise romaine, ses sympathies allaient aux intégristes. Il comprenait ceux qui, croyant en Jésus, se veulent et s’affichent résolument chrétiens sans délaver leur drapeau dans la teinture rouge, à Debray et ses « Silencieux », à l’abbé de Nantes.
Les familles, hélas, sont toutes puissantes devant un cadavre. On l’a traîné à l’église et un curé visqueux et papelard a cru devoir parler de « faiblesse » et de « péché » à son propos, le tout assaisonné d’une de leurs « réunions » (je crois que c’est ainsi qu’ils nomment ce que dans notre enfance nous appelions la messe) en français, sans le moindre écho de ces chants latins qu’il aimait. Rien ne lui fut épargné, pas même la fausse pitié d’un curé progressiste.
Quelques amis Français l’accompagnaient. Des Basques de Paris, un seul avait pu être joint, notre camarade Dominique Peillen, qui, pendant que le prêtre poursuivait ses mômeries, relisait les poèmes païens de notre ami. Quelques Bretons étaient là aussi, reconnaissant ce qu’il avait fait pour la Bretagne : le Professeur Hervé Glemarec, son ami de toujours ; Gaid Pennaod, Jermen Breton, Mlle Duval et Yann-Fanch, représentant Kêr-Vreizh. A défaut de l’étendard d’Euskadi, une couronne aux flammes gwenn ha du disait que les Bretons de Kêr-Vreizh ne l’oubliaient pas.
Il y a quelques années, un de nos camarades français nationaux-socialistes mourait d’un accident stupide. Jon, un autre camarade et moi, allâmes à ses obsèques, et, lorsque, dans l’église (lui aussi !), on nous présenta le goupillon, nous nous mîmes au garde-à-vous, et, le bras tendu sur son cercueil, le saluâmes d’une dernier « Heil ! », « Qu’il vive ! ». Depuis vingt-six ans, chaque fois que nous nous rencontrions, nous ne nous saluions pas autrement. Aussi, c’est avec beaucoup de respect et de ferveur, dans un ultime hommage à l’ami disparu, que Peillen et moi avons tenu à lui apporter notre salut, et tenter ainsi d’effacer les souillures chrétiennes dont on l’accablait.
Sur sa tombe, il y aura une croix juive. Du moins, avant que la première pelletée de terre ne fut jetée par des fossoyeurs indifférents, Peillen avait eu le temps de poser sur le cercueil ses deux derniers poèmes. Hortzi le garde, et les sorcières d’Euskadi imposent un charme entre lui et l’emblème infâme !
Article publié dans La Bretagne réelle, 15 février 1973.