Trois questions à Isabelle Grazioli, universitaire, auteure d’une thèse sur Ernst Jünger « Sentinelle entre mythe et Histoire » et du livre « Jünger » dans la collection « Qui suis-je ? » aux éditions Pardès.
Nietzsche Académie – Quelle est l’influence de Nietzsche sur Ernst Jünger ?
Isabelle Grazioli – Friedrich Nietzsche, tout à la fois philosophe, philologue et spécialiste de la pensée et de la littérature grecque ancienne, fut ce dynamiteur qui provoqua des secousses sismiques dans le monde intellectuel de son temps. Ce séisme d’ampleur qui annonçait avec témérité la montée inéluctable du nihilisme, mais aussi la fière solitude du Surhomme, avait été préparé dans les profondeurs par les travaux de précurseurs, penseurs, poètes aussi, et dont les œuvres avaient jalonné les XVIIIe et XIXe siècles ; citons brièvement l’apport des moralistes français, des classiques Goethe et Schiller, des inclassables comme Hölderlin et Kleist, de Schopenhauer et son pessimisme intellectuel…autant d’auteurs qu’un fils issu du « Bildungsbürgertum »[1] comme Ernst Jünger se devait de lire au lycée.
Par la teneur même de son questionnement ontologique, par sa réflexion sur la culture et son devenir, sur la religion, Friedrich Nietzsche devait exercer une influence profonde sur une, voire sur deux générations d’Allemands. On pense certes à celle exercée sur les membres de la Révolution Conservatrice mais elle retentit aussi sur d’autres cercles, à titre d’exemple citons l’œuvre lyrique des poètes Rainer Maria Rilke ou de l’expressionniste Georg Trakl. Il faut aussi se demander quelle version était alors à la disposition du lectorat de Friedrich Nietzsche dans les toutes premières décennies du XXe siècle. Sa sœur, Elisabeth Förster-Nietzsche, n’avait certes pas livré l’héritage intellectuel aux flammes de l’holocauste, mais en dépit d’une fidélité fraternelle, elle avait puisé dans la masse documentaire laissée par son frère ; elle avait choisi les feuillets et surtout disposé les passages pour l’édition des œuvres, ce qui influait le sens dans une direction autre que celle sans aucun doute voulue par son frère. A titre d’exemple, Hugo Fischer (1897-1975), ami proche d’Ernst Jünger, se réfère dans son Nietzsche Apostata à l’édition publiée par la sœur du philosophe[2]. Précisons également que dans les années 1920-30, soit la première période productive d’Ernst Jünger, l’œuvre de Nietzsche était présentée aux lecteurs des journaux néo-nationalistes sous forme d’extraits et de passages choisis et, enfin, que les ouvrages de Nietzsche figuraient rarement dans la liste des livres dont on recommandait la lecture.
A la mort de Nietzsche survenue en 1900, Ernst Jünger (1895-1998) était alors âgé de cinq ans ; il devait découvrir à l’adolescence avec son cadet Friedrich Georg Jünger (1898-1977) des écrits du philosophe lorsque tous deux fréquentaient le mouvement de jeunesse Wandervogel, soit à la veille de la Première Guerre mondiale. Qu’attendre d’un philosophe ? La réponse vient de Ernst Jünger lui-même quand, dans son roman tardif Eumeswil publié en 1977, il prête à Martin Venator, « historien-né » et anarque, la réflexion suivante « Du philosophe, on attend un système » et il conclut le paragraphe en ces termes : « Nous apprendre à penser, c’est nous rendre maître des hommes et des faits »[3].
L’œuvre nietzschéenne allait laisser différentes traces dans l’œuvre de Jünger et influencer son propre style d’écriture ; comment ne pas être marqué par les tournures incisives de Nietzsche, par la fulgurance de ses formules ? Pensons aux aphorismes dont il était maître, au rythme des écrits Ecce Homo ou Humain Trop Humain… Cette soudaineté trouve un écho dans l’œuvre d’Ernst Jünger car elle correspond à l’enchaînement ininterrompu du calme relatif et du danger extrême qu’il avait connu dans les tranchées et qu’il retranscrit dans ses récits de guerre. Après la forme, le fond … La puissance de l’œuvre nietzschéenne est portée par un souffle esthétique et éthique, par une force qui est avant tout politique, car elle met en cause de manière radicale des fondements de notre civilisation. Nietzsche avait une lecture critique de son temps et de la modernité ; philosophe et médecin de la culture[4], il voulait observer le monde tel qu’il se présentait dans sa réalité et refusait de se leurrer sur lui ; c’est en cela qu’il influença durablement toute une génération d’Allemands car tel un médecin attaché à examiner un corps vivant, il lui revint d’établir le diagnostic le plus lucide, le plus profond et le plus puissant de la maladie qui touchait les sociétés européennes. Son jugement devait marquer la pensée d’Ernst Jünger. Comme le philosophe qui le précédait, Ernst Jünger était mû par l’éthique guerrière et aristocratique et allait éprouver une méfiance envers la raison et certaines conséquences de la pensée des Lumières.
C’est lors de cette Grande Guerre formatrice – « Le combat est notre Père », formule qu’Ernst Jünger reprend à Héraclite -, dans ces paysages de feu et de sang que l’officier avait commencé à structurer sa pensée par écrit. A partir de 1920, le jeune vétéran devait livrer, dans ce qu’il appela son Ancien Testament qui couvre les treize premières années de sa production, une geste en cinq ouvrages à teneur autobiographiques – dont Orages d’Acier, édité en 1920, est le plus célèbre – puis des articles séditieux destinés à embraser la société civile ; ces derniers parurent dans des organes extrémistes. Si Jünger avait vécu dans sa chair l’expérience épique et cruelle du titanesque combat qui opposa les Empires, il se distingua de nombre de ses contemporains par un discours apologétique de la guerre, affirmant avoir vécu dans un monde « fabuleux » dominé non par l’intérêt mais par le destin[5]. Le jeune homme comme d’autres officiers des troupes de choc dont il faisait partie avait ressenti de la sérénité face au danger ou à la mort ; n’était-ce pas l’attitude des « hommes sans crainte » que Nietzsche avait annoncé dans le Gai Savoir[6] ? Ernst Jünger assurait que cette guerre n’avait pas été la fin mais le prélude de la violence, qu’elle avait été cette forge dans laquelle le monde est martelé en de nouvelles frontières et de nouvelles communautés[7]. Avec nombre des acteurs anonymes de la Grande Guerre, Ernst Jünger partageait la conviction d’avoir œuvré dans les tranchées à la douloureuse délivrance du XIXe siècle, d’avoir assisté à la mort de l’esprit d’un monde.
Nietzsche avait enseigné la volonté de puissance, le vouloir-vivre, une grande santé… Dans le monde languissant du juste avant-guerre qui avait prôné le culte de l’esprit et de l’intellect, la guerre avait pour Ernst Jünger régénéré le processus social en favorisant le retour des puissances ataviques, montrant combien le présent avait été en gestation dans un état antérieur et sauvage. Avoir vécu l’ivresse des forces élémentaires légitimait pour Ernst Jünger dans les années 20 les revendications du pouvoir élitiste. Les mots « sang » et « vie » se répètent dans les écrits jüngeriens pour devenir parfois titre de livre comme Feu et Sang[8] et affirmer le vouloir-vivre. Jünger expliquait alors la croissance et la mort des organismes vivants – êtres humains ou sociétés – par le concept de nécessité et d’adéquation à la vie. En 1927, Ernst Jünger devait emprunter pour débuter son propos les paroles de Zarathoustra : « Ecris avec du sang et tu apprendras que le sang est esprit. »[9]. La parole poétique du philosophe était devenue réalité pour toute une génération qui avait payé l’impôt du sang. Dans Le Boqueteau 125, Jünger affirme que « Ce n’est que du sang que l’histoire, l’honneur, la fidélité, la virilité, la patrie, ces grands concepts qui paraissent froids et dépourvus d’âme sous l’éclairage changeant de l’entendement, obtiennent leur force vitale »[10].
Hostile à la modernité dogmatique, Jünger refusait l’héritage de l’esprit issu des Lumières, étranger selon lui à l’âme allemande. Nietzsche qui avait mis un point final au chapitre du Christianisme et annoncé l’achèvement d’une pensée chrétienne sécularisée, avait réintroduit en lieu et place de l’égalité égalisante une vision anti-égalitaire et anti-démocratique ; il avait affirmé la différence fondée sur le caractère et le potentiel inné entre les êtres humains. Le bonheur était possible à condition de se détacher du passé et de se libérer des projections du futur, de vivre pleinement l’instant présent, en fait d’accepter la réalité de la vie héroïque. La concordance des pensées est ici évidente. La génération, née du « feu et du sang », devait viser la conquête de l’homme complet, l’instauration de nouvelles hiérarchies de valeurs. Les soldats avaient généré une élite qui avait restauré le sens original de l’aristocratie par le service des armes et le prix de leur vie. Les lansquenets du XXe siècle, qu’ils fussent volontaires, aventuriers, mercenaires, se voyaient comme le fer de lance d’un nouveau type humain qui devait s’étendre à toute l’Europe et, à en lire Ernst Jünger en Allemagne, ils devaient porter le nouveau nationalisme[11]. L’éthique de cette aristocratie de demain correspondait à celle des seigneurs énoncée par Friedrich Nietzsche ; elle s’opposait aux plates valeurs de la plèbe et du monde bourgeois dont les tristes représentants avaient les sens anesthésiés par la mortelle tiédeur de la démocratie parlementaire ou par la griserie que procure le pouvoir. Pire encore, ce monde bourgeois portait les valeurs des peuples vainqueurs. Le Bourgeois devint ainsi cet ennemi qu’il fallait traquer dans cette Allemagne vaincue et humiliée par le Traité de Versailles, et dans cette traque on retrouve encore l’influence de la conception nietzschéenne de l’histoire. De celle-ci, on peut retenir trois mythèmes structurels : celui de l’Eternel Retour[12], qui nous intéressera moins ici, celui du Dernier Homme, et celui du Surhomme. Ces trois mythèmes se retrouvent également dans l’œuvre de Jünger, parfois même à peine nuancés. Le Dernier Homme nietzschéen qui constitue pour l’humanité la menace par excellence, n’est-ce pas le Bourgeois, tel que le présente Jünger dans ses articles publiés entre 1925 et 1932 ? Ce type humain, étranger par essence au Surhomme, souhaite un bonheur douillet, égal pour tous. Il espère la fin de l’histoire, car elle est génératrice d’événements, tels les guerres, les tensions politiques et internationales, tout ce que ne préconise pas Zarathoustra ! Friedrich Nietzsche et, dans sa suite, Ernst Jünger refusent le bonheur nauséabond du Dernier Homme qui est, en outre, le successeur du bourgeois, le produit de l’athéisme égalitaire, rationaliste et socialiste. Néanmoins, il serait injuste de n’éclairer dans cette relation d’influence intellectuelle que les points de convergence reliant Ernst Jünger à Nietzsche. Le jeune auteur d’alors s’éloigne du philosophe, beaucoup trop complexe et paradoxal, en taisant par exemple le fait que Nietzsche avait reconnu l’influence des Lumières dans Aurore. Réflexions sur les préjugés moraux[13]. Le Bourgois est, selon Nietzsche, pris entre deux mondes catégoriels. Par monde catégoriel, comprenons un type de société comme il existait avant la Révolution Française, avec rois et guerriers, prêtres et paysans ; le bourgeois y mène alors une existence hypothétique et ne bénéficie que d’une simple reconnaissance[14]. La Révolution françaises a renversé définitivement cet ordre des choses. Cette destruction s’explique par le fait que le Bourgeois, mû par un causalisme plébéien, cherche à tout remettre en question, à chercher un sens, un but, une justification de l’absolu. Pour Nietzsche, les valeurs de l’ancien monde catégoriel sont définitivement mortes ; le philosophe ne les a jamais attaquées. Celles du monde à venir seront marquées par le post-positivisme, car il faudra penser jusqu’au bout le causalisme.
Nietzsche Académie – Jünger était-il nietzschéen ? (Il fait référence au Surhomme dans « Eumeswil » et « Héliopolis »).
Isabelle Grazioli – Ernst Jünger était-il nietzschéen ? La réflexion d’Ernst Jünger sur l’œuvre de Nietzsche fut longue, presque autant que sa longue vie de 103 ans. L’approche qu’il put en avoir a nécessairement évolué au fil des décennies. De même que l’« On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » pour reprendre l’une des formules d’Héraclite, on ne saurait lire et comprendre une œuvre de manière immuable car vivre implique changements et multiples renaissances… La réponse que l’on peut apporter est plus complexe. N’oublions pas qu’à partir des années 1933, Ernst Jünger et son frère Friedrich Georg se retirèrent de plus en plus de la scène berlinoise, que leur pays allait connaître une autre défaite militaire, marquant dans un cataclysme de feu la fin du Troisième Reich, que cette Seconde Guerre destructrice allait réclamer un terrible tribut humain dans leur famille, ainsi -mais entre autres – le fils aîné Ernstel, mort au combat en Italie, sur les falaises de marbre de Carrare.
La souffrance personnelle endurée dans les tranchées puis au revenir de la Grande Guerre devait permettre une première métamorphose intellectuelle d’Ernst Jünger et le rapprocher de la réflexion de Friedrich Nietzsche. Dans la Naissance de la Tragédie, Nietzsche souligne les horreurs de l’histoire et les conçoit comme provocations qui incitent le Faible à nier la vie et le Fort à créer quelque chose de beau. Dans Avantages et désavantages de l’Histoire, Nietzsche analyse la valeur de l’historique et du non-historique dans leurs rapports au bonheur et à la souffrance. Dans le Gai Savoir, Par Delà le Bien et le Mal, La généalogie de la Morale, Nietzsche a mis en évidence la qualité fondamentale de l’expérience de la souffrance pour une anthropologie du futur[15]. Cette théodicée de la souffrance qui culmine dans La volonté de Puissance se retrouve dans les conceptions jüngeriennes et, par voie de conséquence, dans ses écrits, ainsi dans la première version du Cœur Aventureux (1929), dans l’essai La Souffrance/Über den Schmerz (1934) qui confirme la perspective historico-temporelle des images d’effroi. L’horreur qui perce soudainement l’univers raisonnable se fonde sur un diagnostic et un pronostic des développements de la société moderne.
La question soulevée mentionne les romans Heliopolis (1949) et Eumeswil (1977). Or bien avant leur rédaction, Ernst Jünger avait fait de nombreuses références au philosophe dans le récit allégorique et matrice de ses autres romans, Les Falaises de marbre (1939), un petit écrit de résistance à son temps, récit tout à la fois poétique et épique, la première des cités-laboratoires où l’auteur isole des cellules s’attaquant au tissu social, afin de mieux montrer le processus de cancérisation. Le drame qu’il y dépeint et dont le thème est au cœur même du problème de la modernité, marque l’affrontement du despotisme brutal et de l’esprit, de l’arbitraire et du droit, de l’absence de lois et de la liberté. L’histoire du monde étant celle de l’homme dans la cité[16], Ernst Jünger détaille les malheurs d’une cité rongée par la décadence et où se désagrègent l’autorité spirituelle, l’armature hiérarchique et militaire, le rempart de la langue réduite au rang d’une technique de communication, bref une cité incapable de se défendre bientôt livrée à des hordes barbares et manipulées. Friedrich Nietzsche y apparait sous le déguisement littéraire de « Pulverkopf », de « Boutefeu » que Jünger réutilise à plusieurs reprises jusque dans son tardif roman Eumeswil (1977). Un surnom se fondant sur un texte de Nietzsche écrit vers 1888 où il dit de lui-même être non un homme mais de la dynamite[17]. Nietzsche s’inscrivait aussi dans cette modernité dont les contemporains les plus lucides allaient bientôt apprendre à se méfier ; si Alfred Nobel avait inventé l’explosif en 1866, le philosophe avait quant à lui bouté le feu à la civilisation européenne des XIXe et XXe siècles. Néanmoins, le scandale qu’il avait annoncé était la mort de Dieu[18] et ses conséquences, dont cette montée prévisible du nihilisme. Rappelons ici que le nihilisme atteint par essence la fonction la plus haute de l’homme, à savoir son lien à la transcendance, à l’absolu. Il s’agit de la dévalorisation des valeurs suprêmes, la perte de tout contact avec une réalité métaphysique : « Que signifie le nihilisme ? Que les valeurs supérieures se déprécient. Il manque le but. Il manque la réponse au pourquoi. »[19]. L’emploi de ce déguisement littéraire permet de comprendre le cheminement intellectuel d’Ernst Jünger, sa proximité et sa dette intellectuelle mais aussi de saisir toutes les nuances critiques ou les divergences de ses convictions avec celles de Nietzsche.
Dans ce roman apparaissent des personnages qui hantent l’imaginaire d’Ernst Jünger, les Maurétaniens. Après une courte apparition dans Le Cœur aventureux (1938), ils occupent une place importante dans Les Falaises de Marbre, reviennent dans Héliopolis (1949) et ressortent du silence en deux courtes allusions pour un public averti lors de la rédaction d’Eumeswil (1977). Ils se manifestent la première fois en 1938 quand, d’une manière à peine voilée, Ernst Jünger analyse ses activités extrémistes lors de la République de Weimar et souligne les insuffisances des mouvements activistes ; à l’enseignement d’un maître Nigromontanus qui ouvrait son élève à la voie spéculative et à l’éternité, le narrateur a préféré la voie de l’action, celle que choisissent les hommes obsédés par les préoccupations politiques et concrètes. « Il est hélas vrai que j’oubliai ses instructions bien trop rapidement. Au lieu de persévérer dans mes études, j’entrai chez les Maurétaniens, ces polytechniciens subalternes du pouvoir. » [20]. Ernst Jünger les présente comme les adeptes d’une société secrète avide de pouvoir qui les abriterait au-delà des querelles de partis ou de critères moraux, une loge destinée à protéger les intérêts communs. L’origine du terme rappelle l’un des contes préférés d’Ernst Jünger dans Les Mille et Une Nuits ; celui de la lampe merveilleuse où un Maure, magicien sans scrupules mais homme de grand savoir, demande à Aladin de lui quérir une lampe au fond d’une grotte…. Toutefois une phrase de Friedrich Nietzsche a présidé à la naissance de ce groupe : « Lorsque les Croisés se heurtèrent en Orient sur cet invincible ordre des Assassins, sur cet ordre des esprits libres par excellence, dont les affiliés de grades inférieurs vivaient dans une obéissance telle que jamais ordre monastique n’en connut de pareille, ils obtinrent, je ne sais par quelle voie, quelques indications sur le fameux symbole, sur ce principe essentiel dont la connaissance était réservée aux dignitaires supérieurs, seuls dépositaires de cet ultime secret :’ Rien n’est vrai, tout est permis’ » …[21] Les « Haschischins », ces fumeurs de haschichs, organisés en société secrète dès le Xe siècle, étaient réputés et craints pour leur fidélité inconditionnelle à leur chef, le Vieux de la Montagne protégé en sa forteresse d’Alamut ; leur obéissance acceptait même l’idée de se tuer sur son ordre. Nietzsche retient comme caractéristique de ce groupe le cynisme de son élite, à laquelle tout est permis car elle nie toute chose et d’autre part, la subordination aveugle, le fanatisme du reste des adeptes. Les Maurétaniens d’Ernst Jünger, manipulateurs et nullement préoccupés par le sens moral, ne conçoivent que des rapports de force ; ils représentent un nihilisme actif et sont animés par la volonté de puissance, un thème bien nietzschéen. C’est ainsi que dans les Falaises de marbre, Ernst Jünger dresse le profil d’un archétype nihiliste, le Maurétanien Braquemart, qui fuit la réalité et cherche des dérivatifs exotiques à ses ambitions ou à ses insuffisances. La philosophie qui sous-tend sa pensée le présente comme un élève parfois médiocre de Friedrich Nietzsche. Adepte de la théorie du Surhomme, Braquemart à l’intelligence sèche, froide et sans racines imagine la structure sociale, polarisée en deux races, celle des seigneurs et celle des esclaves, qui doit cesser d’être ce lieu où se mélangent les deux groupes humains. Le caractère utopique de cette pensée inégalitaire est le produit de l’intelligence aigüe d’un homme qui a forcé la vision du pouvoir du vieux « Pulverkopf » dans le cadre d’un système utopique. La conception du Surhomme qui suppose un processus de nivellement assez avancé, apparaît quand l’homme est vidé de son sens. L’effondrement des ordres séculaires, des valeurs et des hiérarchies ne le brise pas car c’est lui qui donne rang et valeur aux choses. Pour les Maurétaniens, l’homme est calculable. Jünger s’est donc éloigné de ces théories ou du moins la manière avec laquelle on les percevait dans les années 1930 et il en montre même la grossièreté : pour qualifier la figure de Braquemart, Ernst Jünger recourt en effet à deux reprises à l’adjectif « grobdrähtig », grossier, ce qui précise la texture de son être et de sa pensée.
Nietzsche Académie – Quelle figure (Gestalt) théorisée par Ernst Jünger se rapproche le plus du Surhomme, Le Travailleur, le Guerrier, l’Anarque, le Rebelle (Waldgänger) ?
Isabelle Grazioli – Intéressons-nous maintenant aux grandes Figures pensées par Ernst Jünger ! Une Figure donne tout son sens à une époque déterminée, en quelque sorte sa signification, et la marque à la manière d’un sceau. Les figures d’Ernst Jünger sont des modèles, mais pas à la manière de l’idée platonicienne, qui est éternelle. La « figure » de Jünger n’est donc pas éternelle, mais historique. Il y a toujours lutte parmi les Figures et celle qui est victorieuse, s’impose et remplace celle qui est vaincue. L’Histoire se transforme avec la Figure qui semble être indépendante du facteur Temps. Dans le Traité du Rebelle, Ernst Jünger remarque la pauvreté de notre époque en grands hommes, mais sa richesse en Figures ; lui-même en a proposé un certain nombre : celle du Travailleur, du Soldat Inconnu, du Rebelle, de l’Anarque. Ces Figures vont presque par paires, puisque l’écart entre ces deux fils de Gaïa que sont le Travailleur et le Soldat Inconnu est des plus faibles. L’Anarque poursuit l’idée contenue dans l’élaboration du Rebelle. Ce que le lecteur ne peut perdre de vue pour éviter le danger de la simplification, c’est que la réflexion d’Ernst Jünger se déroule pendant plusieurs décennies, livre après livre.
Dans Ainsi parlait Zarathoustra, Friedrich Nietzsche promeut son idée du Surhomme. La puissance qui dirigeait jusqu’alors la vie des êtres humains – le Dieu des sociétés européennes – est morte ou n’a jamais existé ; en raison de cette disparition, les hommes devenus orphelins et désorientés perdent en substance et en superbe. Or, pour Friedrich Nietzsche, l’homme peut par une destruction contrôlée de lui–même s’améliorer et, dans un formidable élan vital, se dépasser. Le Surhomme est ainsi une nouvelle forme de vie qui doit procéder de l’homme et s’élever au-dessus de lui. Dans ce monde nouveau, le Surhomme est censé avoir soumis puis dépassé l’homme de la même manière que l’homme de notre époque a dépassé l’animal. Le Surhomme se caractérise par la conjugaison de la pensée et de la création, par la représentation d’un statut conquis par soi-même, indépendamment des autres hommes, et en même temps par une insertion dans la conception cyclique du monde, c’est-à-dire dans la répétition constante de l’histoire ou des formes de vie. Le Surhomme, animé par la Volonté de Puissance, est profondément seul. Les Figures que devait offrir Ernst Jünger à son lectorat sont toutes parentes du Surhomme, mais elles se sont imposées à lui à différents moments de sa vie.
Le Guerrier que définit Ernst Jünger au retour des grands combats a affirmé les forces intrinsèques à sa personnalité, le vouloir-vivre et la volonté de puissance. En lui s’affrontent les puissances élémentaires, des forces passives et actives, les pulsions de mort et de vie, qui vont du meurtre à l’Eros. Son quotidien est fait d’audace et d’énergie, de révolte, d’amour du danger, de l’habitude de la témérité. Pourtant, dans ce vitalisme, le guerrier n’est pas épargné par les impressions récurrentes d’horreur – das Grauen- terme si présent dans les écrits d’Ernst Jünger et qui montre combien ce sentiment est lié certes à la peur de la mort, mais aussi à l’absence totale de but et de raison. Le Guerrier malgré cela sera toujours prêt à faire le choix d’Achille, à choisir une vie pleine : « Il est profondément significatif de voir que c’est justement la vie la plus vigoureuse qui se sacrifie le plus volontiers. Il est préférable de sombrer comme un météore étincelant que de s’éteindre en tremblant. » [22]. N’est-il pas soumis, de par l’issue des combats, à une hiérarchie impitoyable, au principe de sélection naturelle dans une ordalie suprême ? Comme le rappelle Ernst Jünger dans ses premiers ouvrages de guerre, le combat est une aventure immémoriale, le Guerrier un être intemporel, relevant de toutes les époques. Même s’il est le fils d’une société démocratique, fondée sur des lois humanistes, comme ce fut le cas d’Ernst Jünger et des hommes de sa génération… « Le caractère sauvage, brutal, la couleur vivre des instincts s’est certes poli, dégrossi et atténué dans les millénaires durant les quels la société a réfréné les envies et les désirs subits. Certes, le raffinement croissant l’a décanté et ennobli, cependant l’animalité sommeille toujours sur le fondement de son être. » [23]. Le guerrier, un surhomme ? Ce que montre le jeune Ernst Jünger d’alors, c’est la conquête de l’homme complet sur lui-même, d’un homme porteur de liberté, parce qu’à la différence du soldat, il choisit à tout moment ses allégeances.
Qu’en est- il du Travailleur tel qu’Ernst Jünger l’a exposé dans son traité éponyme de 1932[24]? Les lecteurs d’alors se sont demandé si « la grande politique » que Friedrich Nietzsche avait annoncée comme l’épanouissement de la volonté pour le siècle à venir, se réalisait dans l’effort du Travailleur, type actif et guerrier; mais on ne saurait perdre de vue le contexte historique et intellectuel précis. Ernst Jünger remplace la quête du bonheur telle qu’elle a pu être connue avant 1914 par la réalité d’un réalisme héroïque, car sous les ruines de l’actuelle décadence se trouvent les germes d’une vie plus pleine, la promesse de l’action créatrice de l’homme. D’après Ernst Jünger, la Figure du Travailleur, vision archétypale perçue en 1930, va se confondre avec le soldat. La technique qui a marqué l’avènement d’une nouvelle ère va se radicaliser ; pour l’homme, elle sera libératrice ou opprimante suivant son degré d’adéquation aux nouvelles réalités. Le Travailleur est ainsi compris comme un phénomène d’ordre planétaire, dans des sociétés industrielles modernes. Le but du Travailleur n’est pas de promouvoir le mythe du progrès continu mais d’assurer sa puissance par la technique, outil pour « mobiliser » le monde[25] car il s’agit de le réorganiser par et pour une nouvelle humanité, devenue essentielle ; au nombre des conséquences, notons l’inégalité sociale des hommes et l’organisation pyramidale de l’Etat correspondant à une hiérarchie militaire. La technique sera le moyen pour assurer la dictature de la nouvelle élite. Le Surhomme est l’être qui mène une vie puissante comme fin en soi et il accepte l’idée qu’aucune intervention autre que sa propre légitimité ne lui confère de sens et c’est en cela que le Travailleur lui est proche. La volonté de puissance nietzschéenne est ainsi présente dans le traité d’Ernst Jünger, elle est en revanche dépouillée de ses aspects romantiques et de ses traits positivistes et biologistes. Ernst Jünger les a remplacés par la notion de travail. Cette grande Figure d’un orgueilleux homme–titan correspond-elle véritablement à la pensée de Friedrich Nietzsche ? Comment oublier sa mise en garde lorsqu’il affirmait que l’Etat est le plus froid des monstres froids[26] ? Ce n’est pas un hasard si, des décennies plus tard, Ernst Jünger a fait correspondre à son traité Le Travailleur l’essai Le Mur du Temps (1959) qui reprend la figure du Travailleur et qui constitue une réflexion poussée sur le mythe et l’histoire. Et il très révélateur que dans le tardif Eumeswil, Ernst Jünger rappelle que « Les Titans restreignent la liberté, les dieux en font cadeau »[27].
Les deux autres figures citées, le « Rebelle » et l’Anarque, sont visualisées par un père endeuillé qui n’est pas dans l’effervescence de l’histoire mais qui a appris à poser sur son époque inconfortable un regard critique et peu à peu serein. Quelles leçons tirer après la chute du Troisième Reich, la fin de la Seconde Guerre mondiale dans une puissance de feu jusqu’alors inégalée ? Quel lot de souffrances après l’atomisation d’Hiroshima et de Nagasaki ? Que dire de cette mort en masse orchestrée par des polytechniciens du pouvoir ? Comment analyser la Guerre Froide qui s’était installée en Europe et dans le monde avec des conséquences sur sa propre vie ? Ernst Jünger a acquis la certitude qu’un monde libre ne peut-être qu’un monde spirituel[28] car la crise que connait l’homme moderne est en grande partie de nature religieuse ; elle marque la prise de conscience d’une totale absence de sens. Ernst Jünger comprend alors l’histoire de l’homme comme le lieu d’affrontement dialectique de la liberté. Cet affrontement, il le projette à l’intérieur de chaque être : en chacun de nous se disputent âprement la liberté et la tyrannie, les mythiques représentations de l’Est et de l’Ouest jüngerien. La démarche des deux figures est avant tout individualiste et spirituelle. Dans les deux cas, le cheminement intellectuel implique de quitter les sentiers battus et de rechercher l’inconfort et l’insécurité, d’accepter d’être le proscrit, banni de sa communauté d’origine pour s’avancer seul dans les forêts, « vogelfrei’ – libre comme l’oiseau – mais plus protégé par les lois. Dans le Traité du Rebelle (1951), le Rebelle est celui qui assure la désobéissance civile à l’époque de la domination parlementaire, l’histoire de l’humanité est déraisonnable, irrationnelle, faite de hasards. Il connait l’angoisse du monde moderne, amnésique et déraciné. Dans les deux cas, l’homme droit recourir à la réflexion et à l’écriture, pour échapper aux Titans et aux Cyclopes, aux souffrances liées à la posthistoire.
La dernière figure présentée en 1977, l’Anarque, celle d’un Historien-né vivant dans une cité monotone et stérile qui ne sait même plus enfanter son avenir ; Eusmeswil, c’est l’histoire après l’histoire. Le seul enfant dont il est question vit dans le souvenir du narrateur, l’Anarque, mémoire endeuillée par la mort précoce de la mère qui emporta avec elle la vie de la maison. On ne saurait être plus explicite ! Pourtant, le roman Eumeswil se lit comme une épopée philosophique. La substance de la cité s’est épuisée, obéissant à l’ordre logique de la décroissance. Le pessimisme culturel et le scepticisme priment et dominent cette vision du monde. Le protagoniste Martin Venator se tient à l’écart de toute action politique. Cette distance n’est pas la passivité, mais l’indifférence aux multiples formes de gouvernement qui se voit confirmée dans la lucidité de l’Anarque. Le pouvoir de l’histoire est d’agencer la mort, de tenir la chronique des souffrances, des peines et des lamentions, de faire le compte en dernière analyse d’un néant. La fonction d’historien est conçue comme celle d’un poète tragique car « en dernière analyse, il a affaire à la mort et à l’éternité » [29]. L’Anarque, c’est l’homme véritablement libre ; il sait que la volonté de supprimer toute situation conflictuelle est impensable. Il n’attend rien d’une puissance supérieure dont il doute de l’existence. La nostalgie du passé lui est étrangère : « D’ailleurs, il est faux de dire que j’attends le retour du passé comme Chateaubriand ou, comme Boutefeu, l’éternel retour ; je laisse cette marotte en politique aux conservateurs et, dans l’espace cosmique aux astrologues ». [30]. S’il a un vouloir, c’est d’épouser la « volonté de la Terre ». Quand on est conscient de vivre en temps d’Interrègne, sur une ligne de partage des temps, que faire si ce n’est d’affronter encore et toujours le danger ! De vaincre la peur en soi ! Et dans le cas de l’Anarque, de quitter un temps l’histoire et de retrouver le monde du mythe ! Dans le Traité du Rebelle, Ernst Jünger devait rappeler :« On ne retourne pas dans le monde du mythe ; on le rencontre à nouveau, quand le temps chancelle sur ses structures et sous l’influence du danger le plus grand ! »[31]. C’est bien pour cela que l’Anarque Martin Venator quitte la cité, symbole de l’histoire, pour s’avancer dans le monde du mythe, les forêts, dans l’attente d’une nouvelle Isis à naître !
Première parution : Nietzsche Académie dont nous vous recommendons le site.
[1] Le terme « Bildungsbürgertum » (bourgeoisie cultivée) désigne aux XIXe et au XXe siècles une élite culturelle au sein de la bourgeoisie qui pensait que le prestige social primait sur la prospérité économique. Ses membres, généralement issus des milieux « protestants » et de formation universitaire, suivaient des cursus similaires – éducation humaniste, littéraire, juridique, scientifique -, ce qui favorisait l’entre-soi ; ce groupe social influent qui comprenait des juristes, des professeurs des universités et des lycées, des pasteurs… valorisaient l’engagement au service de l’État et de la société.
[2] Fischer Hugo, Nietzsche Apostata oder die Philosophie des Ärgernisses, 1931, 313 pages.
[3] Jünger Ernst, Sämtliche Werke, Dritte Abteilung, Bd. 17., Klett-Cotta, 1980 Eumeswil, p. 59 « Vom Philosophen wird ein System erwartet…Wer uns denken lehrt, macht uns zum Herrn über Menschen und Tatsachen. ».
[4] Nietzsche Friedrich, Werke I Schlechta, « Schopenhauer als Erzieher », p. 341.
[5] Jünger Ernst in Standarte, 12.08.1926, Jg. 1, Nr. 20,: « Vom absoluten Kühnen »/Du téméraire absolu.
[6] Nietzsche Friedrich, Die Fröhliche Wissenschaft, Livre 5, « Wir Furchtlosen », 1882.
[7]Jünger Ernst in Die Standarte, Beiträge zur geistigen Vertiefung des Frontgedankens. Sonderbeilage des Stahlhelm. Wochenschrift des Bundes der Frontsoldaten, Magdeburg, 4., JG 1928, p. 271-275, article « Feuer »/Feu : «Dieser Krieg ist nicht das Ende, sondern der Aufktakt der Gewalt. Er ist die Hammerschmiede, in der die Welt in neue Grenzen und neue Gemeinschaften geschlagen wird. ».
[8] Jünger Ernst, Feuer und Blut. Ein kleiner Ausschnitt aus einer groβen Schlacht, Stahlhelm-Verlag, Magdeburg, 1925. Feu et Sang – Bref épisode d’une grande bataille.
[9] Jünger Ernst, in Widerstand, 03.04. 1927, article « Vom Geiste »/(De L’Esprit), « Schreibe mit Blut und du wirst erfahren, daβ Blut Geist ist. »
[10] Jünger Ernst, Das Wäldchen 125 – Eine Chronik aus den Grabenkämpfen 1918, Berlin, Mittler-Verlag,1925 « Nur aus dem Blute empfangen die groβen Begriffe : Geschichte, Ehre, Treue, Männlicheit, Vaterland, die in der wechselnden Beleuchtung des Verstandes kalt und seelenlos erscheinen, ihre lebendige Kraft. ».
[11] Jünger Ernst in Standarte, Jg. 1, Nr3, 15.04.1926 article « Der Aufmarsch », p. 55 : « Wir ahnen das Auftreten dieses Menschenschlages bei allen Völkern Europas, denn wie der Krieg nicht den Deutschen allein traf, so ist auch der neue Nationalismus eine Folge, die sich auf Deutschland beschränkt. »
[12] Nietzsche, Friedrich, Schlechta II, Also sprach Zarathustra, p. 463 « Alles geht, Alles kommt zurück; ewig rollt das Rad des Seins. Alles stirbt, Alles blüht wieder auf, ewig läuft das Jahr des Seins.Alles bricht, Alles wird neu gefügt; ewig baut sich das gleiche Haus des Seins. Alles scheidet, alles grüsst sich wieder; ewig bleibt sich treu der Ring des Seins. » : « Tout va, tout revient ; la roue de l’existence tourne éternellement. Tout meurt, tout refleurit, éternellement coulent les saisons de l’existence. Tout se brise, tout se reconstruit ; éternellement se bâtit la même maison de l’existence. Tout se sépare, tout se salue de nouveau ; l’anneau de l’existence se reste éternellement fidèle à lui-même. ». La notion de cycle se retrouve dans l’œuvre de Jünger avec les images naturelles de la vie « Keimen, Blühen , Vergehen », soit germination, floraison et dépérissement.
[13] Nietzsche Friedrich , Morgenröte. Gedanken über die moralischen Vorurteile, 1881.
[14] Der Arbeiter, 37 : « Der Bürger aber gehört nicht den Gestalten an, daher friβt ihn die Zeit, auch wenn er sich mit der Krone des Fürsten oder mit dem Purpur des Felherrn schmückt ». : Le Bourgeois, en revanche, n’appartient pas aux Figures ; c’est pourquoi le temps le ronge, même s’il se pare de la couronne du prince ou de la pourpre du chef de guerre .
[15] Nietzsche, Friedrich: Schlechta II, « Götzen-Dämmerung oder wie man mit dem Hammer philosophiert », p. 1031, « In der Mysterienlehre ist der Schmerz heilig gesprochen: die »Wehen der Gebärerin« heiligen den Schmerz überhaupt, – alles Werden und Wachsen, alles Zukunft-Verbürgende bedingt den Schmerz… Damit es die ewige Lust des Schaffens gibt, damit der Wille zum Leben sich ewig selbst bejaht, muß es auch ewig die »Qual der Gebärerin« geben »… « Dans les enseignements à mystères, la souffrance est sanctifiée : ‘ les douleurs de la femme qui enfante’ consacrent en somme la souffrance – tout devenir et toute croissance, tout ce qui garantit l’avenir- exige la souffrance… Afin qu’il y ait le plaisir éternel de création, que la volonté de vivre s’affirme elle-même continuellement, il faut qu’à jamais il y ait le supplice de celle qui enfante. »
[16] Spengler Oswald, Der Untergang des Abendlandes.Umrisse einer Morphologie der Weltgeschichte, Bd.2, München, 1919, dritte unveränderte Auflage, Welthistorische Perspektiven, S. 106-111, «Weltgeschichte ist die Geschichte des Stadtmenschen. ».
[17] Nietzsche Friedrich: Werke in drei Bänden, München, 1954, Bd 2. Ecce Homo « Warum ich ein Schicksal bin »! « Ich kenne mein Los. Es wird sich einmal an meinen Namen die Erinnerung an etwas Ungeheures anknüpfen – an eine Krisis, wie es keine auf Erden gab, an die tiefste Gewissens-Kollision, an eine Entscheidung, heraufbeschworen gegen alles, was bis dahin geglaubt, gefordert, geheiligt worden war. Ich bin kein Mensch, ich bin Dynamit.». « Pourquoi je suis un destin. Je connais mon sort. Un jour, mon nom sera associé au souvenir de quelque chose de prodigieux – à une crise comme il n’y en eut jamais sur terre, à la plus grande collision des consciences, à un verdict rendu contre tout ce qui avait été cru, exigé, sanctifié jusqu’alors. Je ne suis pas un homme, je suis de la dynamite. »
[18] Nietzsche, Friedrich: Schlechta II, Die fröhliche Wissenschaft, pp. 126-128 « Der tolle Mensch. – Hören wir noch nichts von dem Lärm der Totengräber, welche Gott begraben? Riechen wir noch nichts von der göttlichen Verwesung? – auch Götter verwesen! Gott ist tot! Gott bleibt tot! Und wir haben ihn getötet! Wie trösten wir uns, die Mörder aller Mörder? Das Heiligste und Mächtigste, was die Welt bisher besaß, es ist unter unsern Messern verblutet – wer wischt dies Blut von uns ab? Mit welchem Wasser könnten wir uns reinigen? » N’entendons-nous rien encore du bruit des fossoyeurs qui enterrent Dieu ? Ne sentons-nous rien encore de la décomposition divine ? — les dieux, eux aussi, se décomposent ! Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu’à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau — qui effacera de nous ce sang ? Avec quelle eau pourrons-nous nous purifier ?
[19] Nietzsche Friedrich, Werke, Schlechta III, « Aus dem Nachlass der achtiziger Jahre », p. 557 : «Was bedeutet Nihilismus ? Daβ die obersten Werthe sich entwerten. Es fehlt das Ziel, es fehlt die Antwort aud das « Wozu ? ».
[20] Jünger Ernst, Das abenteuerliche Herz 2, p. 138 ; « Es ist leider richtig, daβ ich seine Lehre allzubald vergaβ. Statt bei meinen Studien zu verweilen, trat ich bei den Mauretaniern ein, diesen subalternen Polytechnikern der Macht. ».
[21] Nietzsche Friedrich, Zur Genealogie der Moral chap. 24, « Als die christlichen Kreuzfahrer im Orient auf jenen unbesiegbaren Assassinen-Orden stießen, jenen Freigeister-Orden par excellence, dessen unterste Grade in einem Gehorsame lebten, wie einen gleichen kein Mönchsorden erreicht hat, da bekamen sie auf irgendwelchem Wege auch einen Wink über jenes Symbol und Kerbholz-Wort, das nur den obersten Graden, als deren secretum, vorbehalten war: ‘’Nichts ist wahr, alles ist erlaubt’’… »
[22] Jünger Ernst Der Kampf als inneres Erlebnis (Le combat comme expérience intérieure), Berlin, Mittler und Sohn,1922,p. 60 : « Es ist von sehr tiefer Bedeutung, daβ gerade das kräftigste Leben sich am willigsten opfert. Besser ist es, unterzugehen wie ein zersprühender Meteor, als zitternd zu verlöschen. »
[23] Jünger Ernst Der Kampf als inneres Erlebnis,p. 37 : « Zwar hat sich das Wilde, Brutale, die grelle Farbe der Triebe geglättet, geschliffen und gedämpft in den Jahrtausenden, in denen die Gesellscahft die jähen Begierden und Lüste gezäumt. Zwar hat zunehemnde Verfeinerung ihn geklärt und veredelt, doch immer noch schläft das Tierische auf dem Grunde seines Seins. »
[24] Jünger Ernst : Der Arbeiter. Herrschaft und Gestalt, Hamburg, 1932. La première édition, comportant 5000 exemplaires, fut vite épuisée. Trois nouveaux tirages devaient suivre ce qui prouve combien le livre fut alors un événement politique.
[25] Der Arbeiter, p. 150 : « Die Technik ist die Art und Weise, in der die Gestalt des Arbeiters die Welt mobilisiert » : « La Technique est l’art et la manière dont la figure du Travailleur mobilise le monde »
[26] Nietzsche Friedrich, Also sprach Zarathustra, Erster Teil. Die Reden Zarathustras, 1883. Vom neuen Götzen « Staat heißt das kälteste aller kalten Ungeheuer. Kalt lügt es auch; und diese Lüge kriecht aus seinem Munde: „Ich, der Staat, bin das Volk.“ / Des nouvelles idoles. « L’Etat est le plus froid des monstres froids. Il ment aussi froidement ; et voici ce mensonge qui rampe de sa bouche : ‘’Moi, l’Etat, je suis le Peuple. »
[27] Jünger Ernst, Eumeswil, Stuttgart, 1977, p.385 : « Die Titanen beschränken die Freiheit, die Götter gewähren sie ».
[28] Antaios in Sämtliche Werke, p. 167 : « Eine freie Welt kann nur eine geistige sein ».
[29] Jünger Ernst, Eumeswil, p. 90 : « Das Amt des Historikers ist tragisch ; letzthin hat es mit Tod und Ewigkeit zu tun. »
[30] Jünger Ernst, Eumeswil, p. 110 : « Es ist übrigens nicht so, dass ich wie Chateaubriand Rückkehr oder wie Boutefeu Wiederkehr erwarte ; das überlasse ich politsch den Konservativen und kosmisch den Sternkundigen. ».
[31] Jünger Ernst, Der Waldgang , p. 330 : « Zum Mythischen kehrt man nicht zurück, man begegnet ihm wieder, wenn die Zeit in ihrem Gefüge wankt, und im Bannkreis der höchsten Gefahr ».