A l’occasion du 100° anniversaire de la naissance de Julius Evola, la revue Résistance a demandé à Arnaud Guyot-Jeannin de faire le point sur la pensée évolienne et traditionnelle. Un des esprits les plus brillants de la jeune génération de la Nouvelle Droite, Arnaud Guyot-Jeannin était alors chroniqueur à Radio Courtoisie et collaborateur d’Eléments. Il venait de publier deux livres : Enquête sur la Tradition chez Trédaniel et Julius Evola à L’Age d’Homme.
Question : Vous avez publié coup sur coup deux ouvrages consacrés l’un au mouvement traditionaliste, l’autre à Julius Evola. Vous vous trouvez en quelque sorte à la charnière entre deux milieux, deux subcultures, qui se recoupent et se chevauchent partiellement. Pouvez-vous nous définir ceux-ci ? Quelles sont leurs caractéristiques ? Quelle est leur importance ?
Réponse : La pensée traditionnelle est Une et Multiple. Elle ne renvoie pas au seul passé. Dans l’Enquête sur la Tradition aujourd’hui, Paul Sérant définit la Tradition comme « l’ensemble des vérités permanentes ». La Tradition postule en effet une Universalité ontologique Une, combinée à de Multiples accès à la voie divine ( Christianisme, Hébraïsme, Islam, Hindouisme, Bouddhisme, etc.). Elle représente donc l’antithèse de l’universalisme moderne. Alors que ce dernier se caractérise par son projet de mondialisation/homogénéisation de la planète, elle encourage, au contraire, l’affirmation des différences spirituelles et culturelles au nom d’une vision supra-mondaine, non-humaine, unique et ontologique de l’Etre. « Le véritable esprit traditionnel, écrit Guénon dans, La crise du monde moderne, de quelque forme qu’il se revête, est partout et toujours le même au fond, les formes diverses, qui sont spécialement adaptées à telles ou telles conditions mentales, à telles ou telles circonstances de temps et de lieu, ne sont que des expressions d’une seule et même vérité, mais il faut pouvoir se placer dans l’ordre de l’intellectualité pure pour découvrir cette unité fondamentale sous leur apparente multiplicité »1. Face à l’anthropocentrisme moderne qui fait de l’homme un être immanent et au centre du monde, la Tradition représente une métaphysique primordiale d’où s’extrait une transcendance invisible qui agit sur le monde visible. Universalité traditionnelle anagogique ( qui tire vers le haut, intègre) et universalisme moderne catagogique ( qui tire vers le bas, assimile) sont aux antipodes l’une de l’autre. La première récapitule la synthèse primordiale des religions, distinguant ce qui peut les distinguer quant aux dogmes. La deuxième conduit à un oecuménisme pathogène, appauvrissant et délétère puisque métissant toutes les spiritualités au plus grand profit d’un égalitarisme droit de l’hommiste. Dire que nous sommes tous égaux devant Dieu ( ontologie) ne veut dire en aucun cas que nous sommes tous égaux sur la terre (histoire). L’égalité céleste est l’antithèse de l’égalitarisme terrestre.
Julius Evola, quant à lui, occupe une place singulière dans la pensée traditionnelle. Alors que celle-ci se situe généralement au dessus et souvent même en dehors de l’histoire – retenue presque exclusivement par la fonction contemplative – Evola, lui, par son interprétation et par son attitude personnelle à l’égard de la Tradition, a tenté, après de pénétrantes critiques du monde moderne, de le corriger. Il avait une nature de guerrier, mais la guerre, au sens traditionnel, revêt à ses yeux une métaphysique ( voir sa brochure, Métaphysique de la guerre éditée chez Arché). C’est pourquoi il a soutenu historiquement l’action du mouvement de La Garde de Fer de Cornéliu Codréanu et apporta son concours, bien que très critique, au fascisme. Alors que Guénon pense et vit dans la première fonction – spirituelle – Evola pense et vit dans la seconde – action – à qui il confère une dimension sacrale. Le mouvement traditionaliste prend de plus en plus d’expansion dans la diffusion de sa pensée, malgré ses divisions internes. Evola, d’un point de vue métapolitique, avance à grands pas. Mais on aurait tort de négliger l’impact grandissant, d’un point de vue métaphysique de René Guénon, Frithjof Schuon, Ananda Coomaraswamy, Titus Burckhardt, Henry Corbin, Jean Borella, Seyyed Hossein Nasr, etc. qui ont l’avantage d’être des penseurs de toutes nationalités, de spiritualités différentes, d’où une résonance planétaire. Or nous ne pourrons répondre au déracinement mondial que par une conscience mondiale du déracinement. Ne croyant pas à la fin de l’histoire – contrairement aux marxistes et aux libéraux – mais à son retour en général et à son rythme cyclique en particulier. Les théoriciens de la Tradition sont et seront forcément des visionnaires.
Dans votre ouvrage Enquête sur la Tradition aujourd’hui. Vous semblez, page 8 par exemple, n’admettre comme « traditionnelle » que les religions du livre. Quelle place accordez vous alors aux religions non-abrahamiques ?
J’accorde une place très importante aux religions non-abrahamiques car elles viennent confirmer le plus souvent le message des religions abrahamiques. Il y a bien évidemment des différences mais transcendées par un seul et même souci universel : faire s’élever spirituellement l’homme, lui donner un Sens à sa Vie et bien sur une signification à sa mort, le faire adhérer à une communauté céleste incarnée dans une communauté terrestre. Tout ce qui tend, d’un point de vue traditionnel, enraciné, authentique et vivant, à faire relier une personne au Sacré est positif. Il y a évidemment des différences exotériques entre les religions, mais l’ésotérisme les unit afin de fédérer une harmonie intérieure entre les hommes de haute condition d’Ame. C’est aussi la condition pour que demain, si l’ésotérisme conduit l’exotérisme – il y a complémentarité hiérarchique entre les deux et non opposition – les peuples se comprennent mieux et qu’a travers les conflits, rivalités, et guerres qui ont toujours existé et existeront toujours, il s’opère une transcendance cognitive (Age d’Or). Alors il n’y aura plus d’ennemis, il n’y aura que des adversaires. C’est une toute autre perspective que l’Age de Fer présent qui diabolise celui d’en face surtout lorsqu’il est différent. Aujourd’hui, nous vivons sous l’horizon du Même (pensée unique) et jamais de l’Autre (altérité). C’est quand on ne se reconnaît plus Soi-Même qu’on désigne l’Autre comme coupable. Cela est aussi vrai politiquement avec les immigrés dont les seuls responsables de leur venue en France sont les gouvernants et les patrons qui les ont fait venir pour les exploiter à faible coût en les déracinant, que psychologiquement avec les relations humaines actuelles dont le délitement du lien social génère la jalousie, l’envie et quelquefois une haine pathologico-pathétique de tous contre tous, du voisin à l’ami. La modernité a effacé les notions de honte et d’honneur. Tout devenant permis, on se permet tout, pourvu d’assumer son petit confort matériel, de jouissance personnelle, au détriment de toutes valeurs relevant de l’éthique comme de la faute, de la discipline comme de la liberté, de la fidélité comme de l’identité, de la charité comme de la justice. Ces notions universelles et notamment chrétiennes sont paradoxalement remplacées par une pseudo-culpabilisation collective, le charity-business, et un profond malaise anomique de désorientation intérieure. On accuse l’Autre, parce qu’on ne peut pas se réguler Soi. Or si il existe une Unité céleste rassemblant tous les hommes, il doit aller de soi que la Diversité terrestre demeure la seule source d’épanouissement spirituelle. L’affirmation de Soi ne va pas nécessairement avec la négation de l’Autre. Au contraire. Comme le dit si bien Jean Baudrillard : « L’Autre est ce qui permet de ne pas me répéter à l’infini ».
L’Islam attire de toute évidence de nombreux traditionalistes. Mais de quel Islam s’agit-il et comment un traditionaliste apprécie-t-il l’Islamisme radical et fondamentaliste ?
L’Islam que les Traditionalistes apprécient reste l’Islam du Coran, la croyance en Allah et au prophète, avec sa dimension exotérique et avec sa version ésotérique ou soufiste. Le Soufisme représente un ésotérisme extrêmement raffiné où l’Amour tient une place primordiale. Il faut lire les livres, textes et poèmes d’Ibn Arabi pour s’en convaincre. Il permet de s’orienter positivement, de réguler ses pulsions les plus primaires, de capter les ondes de choc, de s’abstraire humainement pour accéder à l’impersonnalité active et souveraine de l’Etre. L’ésotérisme islamique préconise, avant de mener la Petite Guerre Sainte ( contre l’ennemi extérieur éventuel) de préparer la Grande Guerre Sainte ( neutraliser son Moi intérieur afin d’aboutir au Soi). Annuler toute vanité humaine et se réaliser concrètement en tant que Personne qui connaît Dieu et qui est connue de lui. Etre dans le monde sans être de ce monde représente une tâche difficile qu’il faut nécessairement accomplir pour échapper à l’aigreur, l’amertume, le nihilisme, le cynisme … Toutes tares qui engendrent une destruction de Soi-même et des Autres au profit des thuriféraires optimistes béats du système hédoniste et consumériste occidental.
Pour répondre à la deuxième partie de votre question, il est préférable de parler d’exotérisme islamique que d’«Islamisme radical et fondamentaliste ». En effet, ces termes engendrent des confusions conduisant plus à une satanisation médiatico-occcidentale de ces phénomènes qu’a leur compréhension.
L’expression « Islamisme radical » divulguée par le professeur Bruno Etienne ne veut pas dire grand chose. Quant au terme « fondamentaliste » couramment utilisé et malheureusement communément admis, il renvoit à la réalité du protestantisme. On utilise quelquefois aussi le qualificatif disqualifiant et péjoratif d’ « intégrisme ». Or celui-ci est servi à toutes les sauces et désigne historiquement le catholicisme. Il faudrait mieux parler, je crois, d’Islamisme populaire qui appelle de nombreuses critiques bien entendu d’un point de vue traditionnel (exotérisme trop poussé, dogmatisme sclérosant, populisme exclusiviste …) sans parler du puritanisme paroxystique dans l’Islamisme Wahhâbite de l’Arabie Saoudite par exemple dont la corruption et la stratégie d’alliance avec l’impérialisme américano-occidental n’est plus à démontrer.
Ceci dit, prenons soin de distinguer les islamismes, et n’oublions pas qu’une religion historicisée dans la modernité dévie obligatoirement de son origine purement métaphysique. Ainsi, bien que critiquable sous de nombreux aspects, la révolution Islamique iranienne, le Hamas, les Frères musulmans, le Hezbollah … sont les vecteurs politico-religieux d’une résistance populaire au Nouvel Ordre Mondial américanocentré ainsi qu’une voie alternative au capitalisme libéral, à la sociale-démocratie de masse et à l’étatisme communiste.
En Italie, un évolien connu comme Renato del Ponte se revendique d’un « paganisme ethnique» romain. Qu’en pensez-vous ? D’une manière plus large comment jugez vous, vu de la Tradition, le néo-paganisme ?
L’expression « paganisme ethnique» me paraît confuse. Le paganisme a été une spiritualité communautaire et enracinée dont l’objectif était de tirer l’homme vers la transcendance sur le plan vertical et vers sa culture ethnique sur le plan horizontal. Les deux sphères s’imbriquant l’une dans l’autre. On ne saurait donc réduire le paganisme à son seul caractère ethnique. Ce serait faire fi de sa dimension cosmique. Cela me semble réducteur et contraire à la réalité profonde du paganisme historique.
Je juge négativement ce qu’on appelle «néo-paganisme ». Pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’il ne saurait y avoir de nouvelles religions du paganisme. En effet, celui-ci, dénomination chrétienne d’ailleurs, fait coïncider Métaphysique et Communauté populaire vivante. Or, nous vivons dans le désenchantement du monde, dans la désagrégation des communautés. Les néo-païens sont les premiers à le dire d’ailleurs. L’individualisme reste la pratique cardinale des sociétés modernes. Alors ? Alors, le paganisme se vit, il ne se décrète pas. Or ne se vivant plus, il ne peut que renvoyer à l’histoire de peuples qui furent païens. Ensuite, le néo-paganisme, Evola l’a bien montré dans un de ses fameux textes Les malentendus du nouveau paganisme se limite souvent à une vitupération contre le christianisme au nom d’un naturalisme immanent, quelquefois panthéiste, parfois prométhéen, certaines fois vitaliste ou faustien … avec un zeste de mauvais folklore ridicule et sectaire. Le paganisme s’est affirmé pour quelque chose et non contre quelque chose. Ce néo-paganisme réactif diffusé par certains milieux ressort donc plutôt de ce que Spengler, lui même assez vitaliste et faustien – c’est une contradiction – appelle les phénomènes de «seconde religiosité ». Enfin, pour faire court, je pose une question aux néo-païens : soit vous vous réclamez du paganisme d’un point de vue spirituel pour combattre le matérialisme ambiant, mais alors vous tombez dans le piège de la reconstruction a posteriori, artificielle forcément, d’une spiritualité réinventée, artificielle, frelatée ( de plus vous combattez l’Eglise Chrétienne au profit d’une Eglise Païenne, ce qui n’a pas de sens et à le plus de chance de verser dans le spiritualisme de bazar, le néo-druidisme de bal costumé, et la mise en scène d’acte rituel solennellement grotesque et contre-initiatique). Soit, alors, ce qui est plus cohérent et moins dangereux, y compris pour la mémoire du paganisme, vous vous en réclamez d’un point de vue strictement historique, philosophique et esthétique, considérant à juste titre que refonder le paganisme actuellement est une contradiction dans les termes, mais alors Quid du Sacré? Quid de la nécessaire transformation/élévation intérieure de l’homme et des hommes dans un monde qui n’est pas le Sien ou le Leur? Quid du combat divin pour retrouver une part de Lumière et lutter contre les puissances de mort de la modernité occidentale génératrice d’horizontalisme, de relativisme, de matérialisme … Et d’anomie sociale ? Quant à ceux qui ne tombent dans aucun de ces courants et prônent un paganisme primordial «comme voie Intérieure » ou un esprit païen à renaître, j’ai un peu peur qu’ils confondent psychisme et métaphysique. Seul le rattachement à une chaîne religieuse ininterrompue, même si telle ou telle religion est actuellement en perte de vitesse historique, paraît relever de la cohérence spirituelle.
Par ailleurs vous vous dites catholique, or vos liens avec la Nouvelle Droite sont notoires. Pendant longtemps celle-ci s’est caractérisée par son antichristianisme. Doit-on voir là une contradiction ? Une évolution de la ND ?
Il n’y a pas de contradiction. La Nouvelle Droite reste majoritairement païenne et antichrétienne sur le plan métaphysique et historique. Je n’épouse donc pas cette tendance puisque je suis catholique. Le paganisme, n’en déplaise a beaucoup, s’est intégré au christianisme ontologiquement et historiquement. Les guerres entre païens et chrétiens étaient malheureusement inévitables parce que politiques, humaines, trop humaines ! Ces querelles et souvent ces massacres affreux où se retrouvaient de multiples courants païens sont effrayants. Mais que seraient devenu les Anciens si le christianisme n’avait pas récupéré les meilleurs éléments du paganisme qui déclinait petit à petit ? Ils seraient tombés dans le nihilisme, c’est à dire la négation de l’harmonie de l’homme avec le Cosmos. La Révélation, l’Incarnation, et la Résurrection du Christ sont des miracles. Le Christ, mort sur la Croix, représente un symbole universel héroïque et combatif d’une grande virilité solaire en même temps qu’il exalte la souffrance du Christ pour le rachat du péché des hommes. Le Christ Glorieux portant avec pugnacité surnaturelle la Croix et le Christ souffrant en train de mourir sur celle-ci ne font qu’un. Lire à ce sujet Le Symbolisme de la Croix et Les Etats multiples de l’Etre de René Guénon.
Que depuis l’avènement de la modernité, à la fin du Moyen-Age, l’Eglise catholique sape de l’intérieur ses propres fondements métaphysiques ou prêche la conversion à tout prix parce qu’elle n’est plus sûre d’elle-même ne fait aucun doute. Que la protestantisation de l’Eglise et son pourrissement moderniste conduisent à des signes des temps modernes, cela est incontestable mais ne remet aucunement en cause les sacrements, même effectués par des progressistes, et surtout l’éternité du message évangélique. Contre cela, personne ne peut rien.
Le Non-Etre ne pourra avoir raison de l’Etre puisque pris dans sa propre dialectique interne. N’oublions pas que Prométhée a échoué et que Zeus a gagné. Les Titans de l’Avoir n’auront pas raison des Dieux ou du Dieu de l’Etre. A la fin du cycle dissolvant présent, les lumières de la Tradition viendront à bout des Lumières des encyclopédistes modernes. A moins d’avoir une vision linéaire et de penser comme Fukuyama que le modèle libéral de la sous culture de masse matérialiste annonce la fin de l’histoire. Ce qui est contredit depuis longtemps par les faits. Quant aux néo-païens – pour faire bref et ne pas rallonger l’entretien car il faudrait y consacrer un livre que je suis en train d’écrire – qui croient de bonne foi (pour une fois) que le catholicisme et le paganisme sont irréconciliables et appellent des visions du monde opposées, je leur rappellerai simplement qu’il y a du polythéisme dans le christianisme ( culte des sains par exemple) autant que du monothéisme dans le paganisme ( Zeus, le Dieu de tous les Dieux). Mircea Eliade, ou Henry Corbin – dont ils se réclament parfois – dans Le paradoxe du monothéisme l’ont bien montrés. Ensuite qu’ils lisent sans préjugés ni a priori les grands textes fondateurs du christianisme, ainsi que les très nombreux livres consacrés à l’ésotérisme chrétien. Ils y trouveront peut-être une hauteur de vue transformatrice.
Enfin, lorsque je vois certains intégristes du néo-paganisme, je pense souvent à l’aphorisme d’Alain de Benoist, qui lui-même païen, il y a quelques années écrivait : « Quand on voit le paganisme dégénérer en morale de patronage et en sectes « communautaires ». il y a des jours où l’on regrette de ne plus être chrétien » (1). Etant chrétien, je dirai à mon tour que je me sens beaucoup plus païen que beaucoup de néo-païens sectaires, avant tout antichrétiens, et j’estime qu’il faut tout mettre en oeuvre pour permettre de faire connaître le monde de l’Antiquité qui fait parti du patrimoine prestigieux de la grande culture européenne.
Pour en revenir à la Nouvelle Droite, je porte un vif intérêt et un regard identique quant aux plus grands nombres de ses critiques à l’endroit de la modernité sur le plan imaginal et métapolitique. Il y a, c’est évident une évolution de la ND et de ses penseurs. La tendance traditionaliste a toujours existé en son sein. Elle était représentée il y a quinze ans notamment par les travaux divulgatifs exceptionnels de Philippe Baillet, un des auteurs du Dossier H sur Evola que j’ai publié. Elle s’amplifie du fait de la grande ouverture de la Nouvelle Droite, de sa perception plus objective du monde de la Tradition et de ses constats ultra-critiques sur le monde moderne. A travers Eléments, Nouvelle Ecole, Cartouches, etc., on voit apparaître très clairement un vecteur traditionel, majoritairement catholique. Luc-Olivier d’Algange, André Coyné, Giovanni Monastra, Christophe Levalois, Philippe Baillet, Janis Trisk, et votre serviteur, collaborent à ces revues. Dans une certaine mesure, Michel Marmin a lui aussi évolué et n’en tient plus pour des positions néo-païennes et antichrétiennes, mais au contraire pour un amour bien compréhensible pour la Vierge Marie, porteuse de pureté assomptionnelle. La Gnose chrétienne, mais aussi toutes les autres religions à commencer par l’Islam traditionnel captent son attention. Ses textes d’une grande finesse et intelligence en témoignent, même si il peut arriver bien entendu que nous n’ayons pas le même point de vu sur tel ou tel sujet.
La ND n’est pas un parti monolithique. C’est pour beaucoup de traditionalistes un espace de liberté exceptionnel. A la périphérie de la Nouvelle Droite, David Gattegno, Jean-Paul Lippi, Jean-François Mayer, Jean Parvulesco, Paul Sérant, Luc Saint-Etienne, Pierre-Marie Sigaud, Bernard Marillier, Paul-Georges Sansonetti, Dominique Lormier, etc., en font également parti. J’observe que le correspondant de Nouvelle Ecole au Mexique, José Luis Ontivéros se réclame très explicitement du traditionalisme intégral et que Claudio Mutti en Italie entretient d’excellentes relations avec quelques uns d’entre nous. Son témoignage admirable dans les colonnes d’Eléments il y a plusieurs années Pourquoi j’ai choisi l’Islam (numéro sur Les Arabes) 2 participe de ce processus. D’autre part, les positions d’Alain de Benoist ont fluctuées depuis bientôt trente ans. Il a abandonné tendanciellement son naturalisme biocentré, son empirisme logique hérité de Louis Rougier, son technisme prométhéen, son nominalisme post-moderne pour se référer à un paganisme philosophico-mythique très antimoderne. Il ne rejoint pas les positions traditionnelles, reste antichrétien, pour des raisons qui me semblent infondées, même si exposées méthodiquement, dialogue avec des chrétiens ouverts, demeure favorablement critique à l’égard de l’Islam. Son réquisitoire contre certains néo-païens, contre le totalitarisme national-socialiste, et sa référence aux sociétés traditionnelles (L’Empire intérieur paru chez Fata-Morgana) dans le numéro d’Eléments consacré à la l’Europe, la mémoire païenne 3 contribuent à faire voler en éclat la contamination des idéologies de la modernité occidentale. Il apporte des munitions capitales au combat intellectuel. Charles Champetier, rédacteur en chef d’Eléments et de Nouvelle Ecole se dit « agnostique » et pour faire bref antimoderne. Son texte Pourquoi ne faut-il pas être païen publié dans un bulletin intérieur au GRECE repris par Marco Tarchi dans une de ces revues en Italie est très révélateur. Il confirme l’impossibilité de se dire païen aujourd’hui. Son achristianisme, et son immanentisme sont en revanche étrangers à toutes métaphysique. Je lui suis gré par conséquent de son ouverture d’esprit, de son engagement total, de son gros travail d’érudition, de clarification doctrinale, de théorisation, de compréhension et de curiosité intellectuelle qu’on ne trouve nulle part ailleurs.
Jean Tourniac, qui se disait guénonien – et qui l’était sans aucun doute – a développé sur la fin de sa vie dans de nombreux articles paru dans des revues traditionalistes une sionistophilie ostensible. Est-ce un aboutissement logique, normal, de la lecture de René Guénon ?
Un traditionaliste ne peut pas, par définition, défendre des positions pro-israéliennes. Le sionisme reste une hérésie du point de vue juif orthodoxe. La tradition hébraïque postule une patrie céleste et non bien évidemment la mise en coupe réglée d’un pays, une occupation de territoires doublée de massacres de populations qui de plus sont chez elles. Israël pratique depuis cinquante ans une politique raciste, xénophobe et meurtrière qui fait honte à la tradition juive et au monde en général. Il faut rappeler qu’à la séance plénière ( 2400 E) du 10 Novembre 1975, l’assemblée de I’ONU « considère que le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale ». L’arrivée au pouvoir de Benjamin Netanayu n’a fait qu’accentuer ce phénomène. La communauté juive traditionnelle des Naturei Karta, ultra-minoritaire, mais néanmoins en conformité avec l’héritage ancestral juif, s’honore en dénonçant l’impérialisme américano-sioniste de la modernité. Et je les compte parmi nos frères spirituels, tout comme les Palestiniens dont le sort abject leur confère aujourd’hui un statut moral de chevaliers de l’honneur et du sacrifice. Le terrorisme qui a fondé l’Etat d’Israël en assure encore sa survie par un terrorisme d’état qui fait penser aux grands totalitarismes du XXè siècle. Le Rabbi Beck, membre de Naturei Karta a rappelé fort opportunément la définition du judaïsme la distinguant du sionisme: « Elle est simple: les juifs ont reçu la Torah de Dieu sur le Mont Sinaï. Ils se sont transmis la Torah d’une génération à l’autre. Cette filiation constitue la seule définition possible du judaïsme (… ) Le sionisme est un mouvement relativement nouveau, qui se base sur un refus hérétique du judaïsme. Il a réussi, malheureusement, à tourner la tête de beaucoup de membres de la communauté juive, qui, désormais, suivent la fausse voie qu’il indique (… ) Si nous examinons les actes et les actions des sionistes, nous constatons qu’ils forment un groupe irréligieux, tentant de consolider l’irréligiosité chez tous ceux qui entrent en contact avec lui. Par exemple, leurs tribunaux sont basés sur des sources étrangères à la Torah. Pour revenir à un plan pratique, nous constatons qu’ils sont irréligieux et qu’ils imposent l’irréligiosité, même si nous trouvons, en Israël, un « Ministère de la Religion » et que nous y rencontrons mêmes des « sionistes religieux » 4. Il poursuit sur la facticité de la religiosité de l’Etat d’Israël, sur son nationalisme moderniste, son activisme convulsif antitraditionnel. Propos confirmés par le grand Rabbi Mayer-Schiller, rabbin traditionaliste antisioniste et pro-palestinien, partisan d’une entente avec toutes les forces de la Tradition contre le Nouvel Ordre Mondial. Des réunions entre traditionalistes guénoniens, islamistes populaires, nationaux-révolutionnaires européens ont déjà eu lieu sur ce thème. Cela reste confiné à un petit milieu mais laisse ouvertes des perspectives plus qu’intéressantes.
René Guénon, quant à lui, était radicalement hostile au colonialisme. Sa vision métaphysique et organiciste faisait de lui le théoricien du devoir de connaissance spirituelle et du droit à la différence culturelle contre l’annexionnisme et l’expansionnisme irrédentiste destructeur.
Evola a donné de nombreux articles à la presse monarchiste italienne, il a écrit de même de nombreux textes d’essence profondément réactionnaire – je pense par exemple à son Ordre de la Couronne de Fer – dans le même temps, il a notablement influencé les milieux néo-fascistes et nationalistes-révolutionnaires. N’y a-t-il pas la une contradiction et celle-ci se situe-t-elle chez lui ou chez ses lecteurs ? Pensez vous que des références à Evola soient compatibles avec un engagement politique de type révolutionnaire ?
Julius Evola se disait avant tout « monarchiste et antisocialiste » Mais son monarchisme intégral reposait sur la tradition de la royauté sacrée ou monarchie de droit divin. Sa défense de l’Empire européen, comme forme structurelle unitaire et multiplicitaire, lui faisait rejeter le nationalisme transformé aujourd’hui en mondialisme. On ne fait que passer d’un stade à un autre stade d’uniformisation. Le déracinement, la mobilité des individus, la massification, tuent les identités collectives. L’étape de la région à la nation hier, on passe à l’étape de la nation au monde unifîé aujourd’hui … Quant à l’antisocialisme évolien, il s’exprime comme un rejet de l’eschatologie marxiste et de son matérialisme collectiviste athée, en tenant pour une économie organique à dimension fédérative-corporative grande européenne, aussi éloigné du communisme que du libéralisme marchand. Dans ces conditions, on peut très bien comprendre que contre-révolutionnaires et nationaux-révolutionnaires se soient réclamés de sa pensée. Les premiers insistant sur la Tradition. Les seconds sur la Révolution au sens étymologique du terme. Evola demeure révolutionnaire, parce que profondément traditionaliste. Il n’y a donc pas de contradiction.
Pour répondre à la deuxième partie de votre question, liée à la première, l’acception étymologique du mot révolution, RE-VOLVERE est de revenir au point d’origine, après la fermeture du cycle. Dans ces conditions la Révolution doit être avant tout spirituelle et culturelle. Attendre la fin du cycle dissolvant actuel n’empêche aucunement d’agir. L’homme spirituel a une certaine marge de manoeuvre pour le faire basculer plus ou moins vite. Eveiller reste la tâche ultime de l’élite traditionnelle. Changer les moeurs, ou agir à la base doit précéder (ce qui est complémentaire du réenchantement souhaitable et primordial du sommet) la transformation des institutions, sans quoi on assistera à une révolte passagère exempte de point d’ancrage réel. Rêver sentimentalement à une très improbable prise de pouvoir insurrectionnelle, sympathique dans un premier temps, mais complètement superficielle, sera à coup sur incapacitant et récupéré par le système. La répression, l’encadrement policier et sécuritaire s’exerçant au détriment de ceux qui veulent paradoxalement balayer le désordre pour fonder un ordre nouveau. Le totalitarisme moderne uniformise, standardise, chloroforme les consciences, impose un petit esprit bourgeois mêlé à un collectivisme mécanique. Nous en savons quelque chose. L’engagement politique au sens politicien du terme est vain. Il ne peut que servir à sauver de pauvres meubles. Seule la Politique au sens de Platon, la Grande Politique, celle qui intègre le Devenir dans l’Etre reste opératoire. Il y a des pages décisives d’Evola sur ces deux aspects (récupération d’une révolte par le système; structure étatique totalitaire, anti-organique, bureaucratisant les mentalités et incapacitant toute vraie transformation). C’est pour cette raison qu’il faut multiplier les initiatives spirituelles, culturelles, écologiques, à tous les niveaux, même s’ils elles donnent souvent un sentiment d’amertume en raison de leur efficacité minimale en apparence et du quadrillage structurel de la société par la caste politico-métiatico-financière qui s’arroge tous les monopoles. Julius Evola avait compris cela, lui qui pouvait écrire très pertinemment: « Seule compte la résistance silencieuse d’un petit nombre, dont la présence impassible de « convives de pierre » sert à créer de nouveaux rapports, de nouvelles distances, de nouvelles valeurs, et permet de constituer un pôle qui, s’il n’empêche certes pas ce monde d’égarés d’être ce qu’il est, transmettra pourtant à quelques uns la sensation de la vérité-sensation qui sera peut-être aussi le début de quelque crise libératrice ».
Pour l’instant, se met en place l’embryon d’une communauté traditionnelle informelle mais réelle, humaine au bon sens du terme, où l’hétérogénéité collective et l’homogénéité interne trouvent une combinaison harmonieuse. Cette année Evola, ainsi que l’action traditionnelle que nous menons à quelques uns sera l’occasion de la prouver. La Tradition n’est pas le passé. Elle est atemporelle. L’Avenir lui appartient donc.
Publié dans le n°3 de Résistance (1998).
Notes :
1) Krisis, Culture, été 1988, p. 122.
2) n° 53, printemps 1985, pp.37-38-39.
3) n° 89, juillet 1997, p.8-21.
4) Vouloir, n° 76/77/78/79, été 1991, p. 11-25.