Le 21 mai
Mercredi 21 mai, vers 12h15, M. Hess, secrétaire personnel d’Adolf Hitler, m’appela pour arranger une entrevue avec M. Hitler à 1h à l’Hôtel Sanssouci. Je m’apprêtais alors à partir à Oranienburg pour réorganiser notre hebdomadaire, j’acceptais néanmoins l’invitation, qui pouvait permettre le règlement de différents politiques déjà anciens. L’entrevue entre M. Adolf Hitler et moi-même eut lieu à 1h, sans témoins, dans sa chambre privée de l’hôtel Sanssouci. M. Hitler m’accueillit par un flot de reproches sur l’attitude de la presse des Éditions Combat ; plusieurs articles parus en avril notamment allaient pour lui à l’encontre du programme du NSDAP et des règles de discipline les plus élémentaires, et nécessitaient son intervention contre les Éditions Combat et les opinions qui s’y exprimaient.
M. Hitler m’indiqua que ces attaques, préjudiciables au parti, n’avaient que trop duré. Sa patience était à bout, et il réclamait qu’après mes refus répétés, j’accepte enfin la dissolution des Éditions Combat, sans quoi il serait contraint de prendre toutes les mesures nécessaires. Devant cette menace, je me levai et lui dis que j’avais attendu de cette entrevue qu’elle contribue à éclaircir nos différents, mais que je ne pouvais accepter d’ultimatum. M. Hitler m’accorda qu’il souhaitait cette explication. Il attachait le plus grand prix à mon travail, il reconnaissait tout à fait ma valeur et souhaitait me conserver pour le parti. C’était la raison de son invitation. J’étais jeune, ancien soldat au front et national-socialiste de vieille date, je pouvais donc être convaincu. À l’inverse, une conversation avec le comte Reventlow eût été superflue, car cette caricature de journaliste était incorrigible il ressassait depuis des décennies les mêmes théories. Je répliquais que ses reproches étaient d’ordre trop général pour que je puisse leur répondre concrètement. S’agissant des articles de ces dernières semaines, il fallait remarquer deux choses.
Tout d’abord sur la forme : si l’on excepte deux articles, « Un nouveau Biedermeier » de Wendland dans Les Lettres-NS et « Infidélité et infidélité » de Herbert Blank dans NS du 22 avril, tous les textes avaient été repris du très officiel bureau de presse du NSDAP. En cela, le NS n’avait fait que suivre l’exemple de bien d’autres journaux du parti. Ensuite sur le fond : je partageais entièrement les opinions défendues dans ces différents articles et souhaitais qu’elles soient au centre de notre entretien. Sur le premier point, Hitler m’accorda que formellement, j’avais raison, et que ces messieurs du NSPK seraient mis devant leurs responsabilités ; en particulier Stöhr serait démis de ses fonctions de directeur de la rédaction. Il s’éleva avec d’autant plus de force contre les deux articles au sujet desquels il exprima l’opinion suivante :
« L’article dans Les Lettres-NS est une attaque infâme contre M. Frick, le premier ministre national-socialiste. La nomination de Schulze-Naumburg est d’une haute portée culturelle, car Schulze-Naumburg est un artiste de tout premier plan. Il suffit de quelques notions artistiques pour s’apercevoir que Schulze-Naumburg saura mieux que quiconque enseigner l’art allemand. Et ne voilà-t-il pas que vous vous joignez à la presse juive pour nous enfoncer le poignard dans le dos par vos attaques contre la nomination d’un ministre national-socialiste ! ».
Je répliquais que dans une revue de débats telle que se définissent Les Lettres NS, il était de mon devoir de laisser s’exprimer de jeunes artistes nationaux socialistes groupés autour de Wendlaud, lui-même un artiste en exercice. Et ce d’autant plus que l’article, tout en reconnaissant pleinement les mérites de Schulze-Naumburg, exprimait une crainte que je partage. Au plan de la culture, le national-socialisme ne doit pas rejeter les courants de l’art moderne qui cherchent à se faire jour. Il ne doit pas repousser ses précieuses et jeunes forces en se raccrochant à des modèles périmés.
Là-dessus Hitler :
« Tout ce que vous dîtes montre seulement que vous n’avez aucune idée de l’art. Il n’y a pas en art d’anciens et de modernes, pas plus qu’il n’y a de révolution en art. Il n’y a qu’un art, éternel, l’art grec, l’art nordique, et toute autre appellation : art hollandais, art italien, art allemand, est illusoire. De même, l’art gothique n’existe pas isolément, il répond aux canons anciens. Tout ce qui se réclame de l’art prend nécessairement sa source en Grèce ».
Je répondis qu’en effet, je n’étais pas compétent pour émettre des opinions définitives en matière d’art, mais que spontanément, je voyais dans l’art l’expression de l’âme d’un peuple. Je ne connaissais d’art qu’enraciné. Art qui pouvait au demeurant perdre ce caractère par décadence, au travers de phases mortifères. Spontanément, et non pas en vertu d’une théorie de la connaissance, je pensais que cette expression populaire de l’art suivait les mutations des idées dominantes, et donc en un sens la mode du temps. Je renvoyais alors brièvement à l’art chinois, égyptiens, etc. autant d’expressions de ces différents peuples. Hitler sur ce point :
« Vous tenez des propos de libéral, il n’y a pas d’art chinois ou égyptien. Je vous l’ai dit déjà, il n’y a d’art que grec et nordique. Vous devriez savoir que les Chinois pas plus que les Égyptiens ne sont des peuples homogènes. Dominant ces populations composites et inférieures, il y eut toujours une élite nordique qui créa ces chefs-d’œuvre que nous admirons aujourd’hui sous le nom d’art chinois ou égyptien. Et chaque fois que disparut cette minorité nordique ténue, les Mandchous par exemple, l’art périclita ».
M. Hitler s’étendit longuement sur le sujet de l’art, les différents styles, etc. Je ne pus que répéter que l’importance de cette question méritait assurément une discussion dont l’article incriminé était une introduction. La critique d’Hitler fut tout aussi véhémente, s’agissant du second article, « Infidélité et infidélité » de Herbert Blank. Selon lui, l’article incitait les membres du parti à la rébellion. En effet, il dissociait sciemment l’idée du Führer et privilégiait la fidélité à l’idée à la fidélité due au Führer. Je me défendis tout d’abord de vouloir abaisser sa personne, telle n’était pas l’intention de l’article. Et j’ajoutais :
« C’est pourtant un trait du protestant allemand qu’il tient l’idée pour la plus haute valeur. Tous ses actes sont guidés par sa conscience. Sur un plan pratique, le Führer peut tomber malade, il peut mourir ou s’éloigner de l’idée. La conscience doit donc s’appuyer sur l’idée, dont les dirigeants du parti, à quelque niveau que ce soit, ne sont que les exécutants. Tel est à mon sens la pierre angulaire du protestantisme allemand. Les idées sont d’essence divine, elles sont éternelles. Les hommes en revanche ne sont que le corps dans lequel le Verbe s’est fait chair ».
Hitler :
« Vous cachez vos inepties sous un pieux discours. En réalité, vous prétendez donner à chaque membre du parti le droit de décider de l’idée, et même de décider si le Führer est fidèle ou non à l’idée. Or la démocratie n’a pas de place dans nos rangs. Chez nous le Führer et l’idée sont un, et chaque membre du parti est tenu de faire ce que commande le Führer qui incarne l’idée et seul connaît le but ultime ».
Moi :
« M. Hitler, votre propos dénote une vision romaine du monde de la Rome papiste comme de la Rome fasciste, et je ne peux y répondre que par le mot de Luther : Hier stehe ich, ich kann nicht anders ! Je dois réaffirmer que à mes yeux, l’idée est essentielle, ici l’idée nationale socialiste, et que ma conscience est amenée à faire un choix lorsqu’apparaît ou se prolonge une fracture entre l’idée et le Führer. »
Lui :
« Oui, nous divergeons ici considérablement. Vous nous ramenez à la démocratie, et la démocratie est dissolvante. Notre organisation est fondée sur la discipline, et je ne la laisserai pas démembrer par une poignée d’écrivassiers. Vous avez vous-même connu l’armée. Regardez votre frère, pour qui j’ai beaucoup d’estime : bien qu’il ne soit pas toujours d’accord avec moi, il se plie à cette discipline. Et je vous demande si oui ou non vous acceptez pour vous-même cette discipline ».
Moi :
« La discipline n’est qu’un instrument pour conduire une communauté dans une direction, pas pour l’éduquer dans une voie unique. La guerre mondiale l’a suffisamment montré. Dans les derniers mois du conflit, ce n’est pas la discipline qui nous a porté à accepter les plus dures épreuves pour l’âme et pour le cœur, c’était un impératif de notre conscience, le sentiment du devoir. Ne vous laissez pas abuser par les approbations faciles des créatures qui vous entourent… »
Lui :
« Je ne saurais tolérer pareilles calomnies à l’encontre de mes collaborateurs ! ».
Moi :
« Monsieur Hitler, ne nous berçons pas d’illusions ! Il en est peu qui aient les capacités intellectuelles de se forger leur propre opinion, et moins encore qui aient suffisamment de caractère pour l’exprimer lorsqu’elle diffère de la vôtre. Et pensez-vous réellement que mon frère se plierait à cette discipline s’il n’était pas financièrement dépendant de son mandat ? ».
Hitler jura que s’il me tendait la main aujourd’hui, c’était en souvenir précisément de mon frère qui souffrait beaucoup de notre différent et pour lui.
Lui :
« Une fois encore, je vous offre un poste de chef de la presse nationale. Vous viendrez avec moi à Munich, où vous serez directement sous mon autorité. Vous pourrez mettre toute votre force de travail et votre intelligence, que j’estime, au service du mouvement ».
Je répondis que je ne pouvais accepter cette offre que si nous étions d’accord fondamentalement sur une volonté politique. J’ajoutai textuellement :
« S’il s’avère ensuite que nos vues diffèrent, vous aurez l’impression que je vous ai trompé, et j’aurai moi-même le sentiment d’avoir été trahi. Le plus important me semblerait être que nous ayons une discussion de fond sur les objectifs politiques. Je serais prêt à me rendre à Munich pour quatre semaines et à aborder avec vous-même et éventuellement avec Rosenberg, dont je connais l’hostilité à mon égard, toutes les questions, et principalement les questions de politique étrangère et de socialisme car à mon sens, Rosenberg est plus éloigné que tout autre de mes conceptions ».
Là-dessus, M. Hitler me dit que cette proposition venait trop tard, que je devais me décider maintenant, faute de quoi il devrait prendre dès lundi les mesures qui s’imposaient. C’est à dire qu’il serait déclaré que les Éditions Combat portent atteinte aux intérêts du parti, qu’il interdirait à tous les membres du parti la diffusion et la propagation des journaux des Éditions Combat, qu’il m’exclurait du parti, moi et les personnes qui m’entourent. Je répondis que Monsieur Hitler avait effectivement la possibilité de prendre ces mesures, mais qu’il prouvait ainsi ce que je n’avais jamais jusqu’alors cru possible : son désaccord total avec notre volonté socialiste révolutionnaire, telle qu’elle s’exprima pendant cinq ans dans les Éditions Combat, qui en fut l’objet et la caractéristique essentielle.
Je dis à peu près ceci :
« Monsieur Hitler, j’ai l’impression que vous omettez de dire les vraies raisons qui vous poussent à anéantir les Éditions Combat ; l’enjeu véritable est ce socialisme révolutionnaire que nous prônons, vous souhaiteriez le sacrifier pour asseoir la légalité au parti et pouvoir coopérer avec les droites bourgeoises (Hugenberg, Stahlhelm, etc.) ».
Monsieur Hitler a très vivement rejeté cette opinion :
« À l’inverse de gens tels que le riche comte Reventlow, je suis socialiste. J’ai commencé comme simple ouvrier, et aujourd’hui encore, je n’admets pas que mon chauffeur reçoive une autre nourriture que moi. Mais votre socialisme est du marxisme pur et simple. Voyez-vous, la grande masse des ouvriers réclame seulement du pain et des jeux. Elle n’est pas accessible aux idéaux et nous ne pouvons espérer la gagner. Nous nous attachons à cette frange qui est de la race des seigneurs, qui n’est pas mûre par une doctrine misérabiliste et sait qu’en vertu de son caractère propre, elle est appelée à régner, et à régner sans faiblesse sur la masse des êtres ».
Moi :
« Monsieur Hitler, cette opinion m’accable. Je tiens pour erronée une vision fondée sur la race. À mon sens, la race est seulement la matière première initiale. Le peuple allemand par exemple s’est constitué à partir de quatre ou cinq races différentes. À cela sont venus s’ajouter des influences géopolitiques, climatiques, d’autres encore, la pression extérieure, la fusion intérieure à partir de laquelle s’est forgé ce que nous appelons un peuple. L’étape suivante est née d’un vécu commun et de la prise de conscience de ce vécu : cette forme supérieure qu’est la nation, née pour nous en août 1914. La vision raciale de Rosenberg que vous avez faite vôtre nie la grande tâche du national-socialisme, la constitution du peuple allemand en nation et conduit même à la dissolution de ce peuple. Elle nie donc ce qui est à mes yeux l’objectif et le sens de la révolution allemande à venir ».
Lui :
« Vous êtes un libéral. Toute révolution est fondamentalement raciale. Il n’y a pas de révolution économique, politique ou sociale. Le combat oppose toujours une sous-couche racialement inférieure à une race supérieure régnante. Lorsque la race supérieure a oublié cette loi, elle perd la lutte. Toutes les révolutions de l’histoire mondiale, et je les ai étudiées avec beaucoup de soin, ne sont rien d’autre que des combats raciaux. Lisez donc le nouveau livre de Rosenberg [Le Mythe du XXe siècle, NDT]. Vous avez là toutes les réponses. Le livre à une dimension considérable, supérieure même aux Fondements du XIXe siècle de Chamberlain. Vos erreurs dans le domaine de la politique extérieure s’expliquent par votre méconnaissance des facteurs raciaux. Vous vous êtes par exemple enthousiasmé pour le mouvement indépendantiste hindou… Sachez que les Anglo-saxons ont mission de gouverner les peuples qui leurs sont soumis, au nom précisément de leur supériorité. La race nordique est appelée à dominer le monde, et ce droit doit guider notre politique extérieure. C’est pourquoi nous ne pouvons envisager aucun rapprochement avec la Russie, qui est un corps slaves-tartare surmonté d’une tête juive. J’ai connu les slaves dans mon pays de naissance. À l’époque où sur ce corps slave régnait une tête germanique, l’entente était possible, Bismarck d’ailleurs esquissa ce rapprochement. Mais aujourd’hui, ce serait un crime ».
Je rétorquais que la politique étrangère ne me paraissait pas pouvoir être dictée par semblables considérations :
« Il m’importe seulement de savoir si en matière de politique extérieure une population donnée sert l’Allemagne ou lui nuit. Dans le premier cas, je la tiens pour favorable, quand bien même j’aurais la plus vive antipathie pour ce peuple, dans le deuxième cas, je la tiens pour mauvaise, quelque soit ma sympathie personnelle pour le peuple en question. En la matière, je suis d’avis que le premier devoir de l’Allemagne au regard de l’étranger est l’abrogation du traité de Versailles. Si je passe en revue les puissances qui — pour des motifs purement égoïste, il s’entend — partagent cette même aspiration, je ne vois que l’Italie et la Russie. C’est pourquoi je suis favorable au rapprochement avec l’Italie, bien que les Italiens me soient antipathique, et, de même, une entente avec la Russie me paraît possible, au moins théoriquement. Le bolchévisme m’enthousiasme aussi peu que le fascisme, et la personnalité de Staline m’indiffère autant que celle de Mussolini, de Mac Donald ou de Poincaré. Je n’ai en vue que l’intérêt de l’Allemagne ».
M. Hitler s’accorda avec moi sur la primauté de l’intérêt de l’Allemagne en matière de politique étrangère. À ses yeux, une entente avec l’Angleterre répond à cet impératif, le but est la domination nordique germanique sur l’Europe, et à travers l’Amérique nordique-germanique sur le monde.
Comme il se faisait tard — il était près de 4 heures —, je demandai de poursuivre notre conversation le lendemain, sur le terrai spécifique du socialisme.
« Car, déclarai-je, la question de politique extérieure est pour l’heure purement théorique. Ni vous, ni moi, n’avons à prendre de décisions et je pourrais me satisfaire de cette formulation, que la politique étrangère n’obéit qu’à un objectif unique : le bien de l’Allemagne. La politique culturelle n’est pas très importante à mes yeux, elle me paraît en tous cas tout à fait secondaire au stade actuel. La question centrale et décisive à mes yeux est l’organisation économique et le socialisme, car c’est en cette matière que j’ai les plus grands doutes sur la politique du parti ».
Nous convînmes de reprendre notre conversation le lendemain matin, le jeudi 22 mai à 10h.
Nous soussignés déclarons que ce compte-rendu est fidèle au récit que M. Le Dr Strasser nous a fait de son entretien pendant plusieurs heures, le soir du 21 mai. Richard Shapke Herbert Blank Günther Kübler Paul Brinkman Berlin, le 2 juin 1930.
Le 22 mai
Jeudi 22 mai, à 10h du matin, après un bref entretien avec mon frère Grégor, je me rendis à l’hôtel Sanssouci, ainsi que nous en avions convenu la veille avec M. Hitler. Comme nous avions esquissé la veille le plan de la conversation de ce jour, j’avais réfléchi à cinq points fondamentaux que j’avais transcrits, car je tenais à en faire le centre de notre entretien. Ces cinq points dont j’avais donné communication à mon frère au cours de notre brève rencontre étaient les suivants :
- 1. Nous voulons une révolution allemande qui aborde au fond tous les domaines et s’octroie tous les moyens.
- 2. Il découle de ce qui précède que nous nous opposons également au capitalisme bourgeois et au marxisme internationaliste.
- 3. À mes yeux, la propriété n’est pas inaliénable, nous voulons un socialisme allemand, et donc une participation de tous à la propriété, à la direction et aux gains de l’économie nationale.
- 4. Cette position révolutionnaire nous fait interdiction de participer à un gouvernement de coalition.
- 5. Cette attitude anticapitaliste et anti-impérialiste implique que nous n’envisagions pas de guerre d’intervention contre la Russie.
Je rencontrai M. Hitler au petit-déjeuner. À cette occasion, nous discutâmes seulement de questions générales, l’annonce de la dissolution du parlement saxon et les perspectives de l’élection prochaine. Après quoi nous nous rendîmes dans un salon de l’hôtel où je me trouvai en nombreuse compagnie. M. Adolf Hitler, son secrétaire personnel, M. Rudolf Hess, M. Amann, directeur du Völkischer Beobachter, mon frère Grégor Strasser, M. Hans Hinkel, associé de la Société d’Edition Combat et moi-même. Si je demandai à M. Hitler que notre conversation se poursuive entre quatre yeux, c’est que je voulais connaître la véritable pensée d’Hitler, sans qu’il y ait d’autres personnes à prendre en considération. Proposition rejetée par M. Hitler, pour qui les présents étaient directement intéressés au débat. D’un autre côté, il ne m’était pas indifférent de débattre des questions fondamentales du socialisme devant un auditoire élargie, c’est pourquoi j’acceptai, tout en sachant que mes interlocuteurs étaient ,de toute façon, acquis à M. Hitler.
À la demande d’Hitler, je commençai à peu près en ces termes :
« La discussion d’hier a montré que des points importants devaient être éclaircis. Il s’agit de savoir si comme moi vous êtes d’avis que la révolution à laquelle nous aspirons doit s’effectuer aux plan politique, économique et spirituel. Auquel cas elle implique que nous nous montrions inflexible et que nous combattions avec une ardeur égale la bourgeoisie capitaliste et le marxisme internationaliste, ce qui nous amène au point central de cet entretien. Notre propagande ne doit pas s’attacher à la seule lutte anti-marxiste, elle doit s’attaquer également au capitalisme et fonder un socialisme allemand. Ce qui nécessite qu’on éclaire le concept de propriété. Je considère que le respect religieux de la propriété privée exclut toute possibilité d’un socialisme allemand. Nous savons naturellement que toute culture repose sur la propriété, mais une fois reconnue l’importance extraordinaire de cette constatation, à savoir que seule une assise matérielle permet à l’être humain de s’épanouir et d’avoir un comportement droit et fier, il en résulte la nécessité de donner aux 80% d’Allemands non propriétaires la possibilité d’acquérir une forme de propriété.
Cette possibilité, le système capitaliste actuel ne la leur donne pas. La situation est comparable à celle qui prévalait au temps des guerres de libération [contre Napoléon, NDT]. À l’époque, le Baron Von Stein prononça ces paroles dont nous devrions nous inspirer : “Pour apporter à la nation liberté et honneur, il faut permettre à ceux qui en son sein sont opprimés d’accéder à la propriété et de participer au destin commun”. Les opprimés étaient alors les serfs qui cultivaient la terre sans disposer d’aucun bien, pas même de leur corps. Il fallait libérer la paysannerie. Aujourd’hui, il faut libérer la masse ouvrière. À l’époque, on autorisa les paysans désormais affranchis à acquérir des terres et à participer au destin commun. Aujourd’hui la masse ouvrière doit accéder à la propriété et être associées aux décisions.
La propriété individuelle se conçoit pour l’agriculture, car le sol est divisible en petites parcelles. En matière industrielle, les choses se présentent différemment, il faut donc opter pour la propriété collective de l’entreprise, et ce à un double titre : d’une part l’ouvrier participe aux destinées de la nation et à son économie, d’autre part il est membre de la collectivité de l’entreprise dans laquelle il travaille. Pour pouvoir distribuer des terres aux paysans, Stein dut en confisquer aux grands propriétaires, car il ne se trouvait pas de terres sans maîtres. Nous devons faire de même aujourd’hui : les entrepreneurs détiennent le monopole de la propriété industrielle, il faut donc saisir une part de cette propriété pour la donner aux ouvriers, et dans un sens plus large, au peuple dans son ensemble. Ces propos nous font traiter de bolchéviques, mais les grands propriétaires traitèrent de même de Jacobin le Baron Von Stein. Pourtant : la libération de la Prusse eut été impensable sans la libération de sa paysannerie. De même, la libération de l’Allemagne passe par la libération des ouvriers allemands ».
Hitler :
« La comparaison n’a pas de sens. Vous ne pouvez mettre sur le même plan la libération de la paysannerie et les exigences d’une société industrielle complexe. Bien entendu, on peut démembrer des terres et les redistribuer, mais justement, non ne peut faire de même avec une usine ».
J’interrompis M. Hitler pour confirmer qu’il existe une réelle différence sur la forme, et que par cette comparaison, j’entendais souligner qu’à l’époque, la libération des paysans, coïncidant avec l’amorce d’une administration propre pour chacun des états, avait seule permis cet élan gigantesque qui déclencha les guerres de libération. Rien ne se serait passé, si on en était resté au principe d’inviolabilité de la sacro-sainte propriété. J’avais moi-même souligné la diversité des formes et le caractère double de la propriété collective. La collectivité a part à la propriété et aux décisions, à des degrés divers. Il faut ici distinguer l’individu perçu en tant que citoyen et en tant que membre de l’entreprise. Le premier a accès à la propriété plus qu’aux décision, le second prend les décisions plus qu’il n’a pas de part à la propriété. Sur une demande de M. Hitler, je déclarai qu’à mon sens, 49% de la propriété et des bénéfices devaient rester aux mains de leurs détenteurs actuels, 41% devait revenir à l’État qui représente la nation, et 10% au personnel de l’entreprise. Les décisions quant à elles devaient être prises à part égale entre l’entrepreneur, l’État et le personnel, de façon à réduire l’influence de l’État et à accroître celle des ouvriers.
Hitler :
« Vous faîtes là du marxisme, du bolchévisme pur et simple. Cette démocratie, qui politiquement nous a menés à la Russie, vous prétendez l’étendre à l’économie, et ruiner du même coup la nation entière. Par là même, vous évacuez tous les progrès de l’humanité, lesquels furent toujours le fait d’un individu, d’un grand inventeur ».
Je répliquais en rejetant cette notion de progrès. Pour moi, l’invention des WC n’est pas un acte culturel.
Hitler :
« Vous ne voulez tout de même pas nier l’évolution de l’humanité depuis l’âge de pierre jusqu’aux formidables inventions de la technique moderne, l’effacer d’un trait de plume au nom du système que vous avez imaginé ».
Je lui opposai que je ne crois pas au progrès de l’humanité. Bien plus, je pense que l’homme est resté inchangé depuis des millénaires, même s’il modifie son apparence. M. Hitler croyait-il Goethe dépassé parce qu’il n’a pas roulé en automobile ou Napoléon parce qu’il n’avait pas la radio ? Je ne vois dans ce prétendu progrès que des stades d’altération. L’homme de 20 ans rêve d’avoir 30 ans et voit là un progrès. Le quadragénaire sera plus circonspect à la perspective de ses 50 ans, et le sexagénaire ne se regardera guère comme un progrès les dix années à venir. En effet, contrairement à ce que prétendent les libéraux, l’organisme ne se développe pas de façon linéaire, mais en vertu de cycles biologiques de la vie à la mort. M. Hitler répondit que mes propos étaient purement théoriques. La vie pratique attestait jour après jour des progrès techniques de l’humanité, progrès qui trouvaient toujours leur impulsion dans un petit nombre. J’objectais que les grands noms de l’histoire n’avaient pas eu à mon sens le rôle qu’on leur prêtait. L’homme n’est pas créateur d’histoire, il est l’instrument du destin. M. Hitler me demanda alors brutalement si j’entendais aussi nier qu’il avait fondé le national-socialisme. Je le niais en effet, car je voyais dans le national-socialisme le fruit de la destinée, une idée implantée dans le cœur de centaines de milliers d’hommes, plus ou moins profondément, et avec des conséquences plus ou moins appuyés. Elle avait trouvé une expression particulièrement forte chez lui. Hitler, mais la simultanéité de l’apparition du national socialisme et l’identité de contenu prouvaient qu’il recouvre un processus historique nécessaire plus qu’il n’est l’affaire d’un homme ou d’une organisation. Cette observation vaut au demeurant pour l’établissement du capitalisme, par delà les notions de bien et de mal. Aujourd’hui, ce système capitaliste est sur son déclin, il est moribond et doit céder la place au socialisme, qui façonnera l’image des 150 prochaines années.
Hitler :
« Vous nommez socialisme une vision purement marxiste. Le système que vous avez bâti est un travail d’école, il ne correspond pas à la réalité de la vie. Au sens où vous l’entendez, il n’y a pas de système capitaliste. Le chef d’entreprise est dépendant de sa force de travail, de la disposition de ses ouvriers à participer à l’effort commun. S’il font grève, sa propriété est sans valeur. D’autre part : de quel droit se prévaudraient-ils pour réclamer une part de cette propriété, voire même pour participer aux décisions ? M. Amann, accepteriez-vous que vos sténos se prennent tout à coup à discuter vos décisions ? L’entrepreneur est responsable de la production, et assure aux ouvriers leur subsistance. Nos grands chefs d’entreprise n’ont pas tant en vue l’accumulation des richesses et le bien être que la responsabilité et la puissance. Ils ont acquis ce droit par une sélection naturelle : ils sont de bonne race. Or vous voudriez les flanquer d’un conseil d’incompétents, qui n’ont aucune notion de rien. Cela aucun dirigeant économique ne peut l’accepter ».
Je répliquais qu’un simple regard porté sur les tenants du système capitaliste démontrait tout le contraire d’une sélection raciale dans notre sens. Et cela est bien naturel, quand la sélection se fait par l’argent. L’acquisition de richesses est le pire des critères pour un homme aspirant à l’héroïsme. À l’inverse, le système socialiste favorisant la responsabilité, le service rendu à la communauté et le respect des concitoyens, créerait une toute autre sélection raciale. Mais lorsque M. Hitler défendit l’idée que l’économie devait obéir à des critères de rentabilité, je m’insurgeais :
« À cet égard, le national-socialisme défend un position exactement inverse ! À mes yeux, l’économie n’a d’autre sens et d’autre devoir que d’assurer à la nation la nourriture, l’habillement et le logement, et de prévoir en outre quelques réserves pour des temps de guerre et de pénurie. Or si l’on considère que l’économie doit couvrir les besoins, il est indifférent que les coûts de production soient plus élevés en Allemagne que dans d’autres pays. Dans une Allemagne nationale-socialiste, il importe peu que les fermiers états-uniens produisent un maïs deux fois moins cher, puisque le marché mondial ne nous intéresse pas. Naturellement, cela implique l’autarcie économique, et pour la conduire, un monopole des échanges internationaux mais elle seule permet une politique avantageuse pour la nation ».
Hitler :
« Votre théorie est funeste et mène au dilettantisme. Pensez-vous donc que nous puissions jamais nous abstraire du commerce mondial ? Nous devons importer l’essentiel de nos matières premières et écouler nos propres produits manufacturés. Il y a quelques mois, j’ai reçu d’Asie orientale un rapport sur la compétition économique mondiale (Hitler fait allusion ici à une lettre du lieutenant Kriebel, qui résidait alors en Chine, NDT). Nous ne pouvons ni ne voulons freiner cette évolution. Tout au contraire, la race blanche, nordique, a pour mission d’organiser le monde de telle sorte que chaque pays produise ce pourquoi il a des compétences particulières. Il nous incombe à nous de réaliser ce projet grandiose. Croyez-moi, le national-socialisme serait d’une bien pauvre nature s’il se bornait à l’Allemagne et ne scellait pas la domination du monde par la race blanche pour les 1000 ou 2000 années à venir. Cela ne signifie pas l’exploitation des autres races. Simplement, les races inférieures sont appelées à des réalisations autres que les races supérieures. Nous devons assurer la domination du monde de concert avec les Anglo-Saxons ».
Je répliquais que j’étais effrayé par la définition d’un tel objectif qui rejoint l’idéal de la haute finance, laquelle voit dans le monde un vaste champ d’échanges destructeur des économies nationales et de toutes les différences entre les peuples. Pour moi, le national-socialisme restreint ses objectifs à l’autarcie dans une nation dont la croissance et la force vitale sont les conditions uniques d’une amélioration des bases d’alimentation en l’absence de tout objectif de nature impérialiste ou capitaliste. Mon frère intervint ici dans le débat pour dire à M. Hitler qu’à ses yeux également, nous devions viser l’autarcie économique et réduire notre implication dans l’économie mondiale au minimum nécessaire pour l’approvisionnement en matières premières. M. Hitler répondit que l’autarcie pouvait être visée à long terme, mais que avant 100 ans, nous ne serions pas en mesure de subsister en l’absence d’échanges de biens avec l’extérieur. Une longue discussion économique s’en suivit sur ce point précis, que je ramenais brutalement sur le champ du socialisme par une question concrète à M. Hitler :
« Si vous preniez le pouvoir demain en Allemagne que feriez-vous immédiatement de la firme Krupp ? Au regard des actionnaires, des ouvriers, de la propriété, des bénéfices et de la direction, maintiendrez-vous les choses en l’état ? ».
Hitler :
« Mais naturellement. Me croyez-vous assez stupide pour détruire l’économie ? L’État n’interviendrait que si les personnes n’agissaient pas dans l’intérêt de la nation. Il n’est pas besoin de dépossession ni de participation de tous aux décisions. L’État fort interviendra quand il le faudra, poussé par des motifs supérieurs, sans égard pour les intérêt particuliers ».
Moi :
« Mais M. Hitler, si vous entendez préserver le système capitaliste, vous n’avez pas le droit de parler de socialisme ! Car les militants sont en premier lieu des socialistes, ils se réfèrent au programme du parti, qui prévoit expressément la socialisation des entreprises d’intérêt national ».
Lui :
« L’expression de socialisme est mauvaise en soi, et surtout : elle n’implique pas que les entreprises doivent être étatisées, mais seulement qu’elles peuvent l’être, dans l’hypothèse où elles œuvreraient contre les intérêt de la nation. Aussi longtemps que ce n’est pas le cas, il serait criminel de détruire l’économie ».
Moi :
« Je n’ai jamais vu un capitaliste qui ne déclare qu’il agit pour le bien de la nation. Comment le constater de l’extérieur ? Comment pensez-vous ancrer le droit d’intervention de l’État, sans créer un corps de fonctionnaires aux pouvoirs arbitraires et illimités surplombant l’économie, et beaucoup plus inquiétant pour elle qui le socialisme ? »
Lui :
« Le fascisme nous offre un modèle que nous pourrions absolument reprendre ! Comme c’est le cas dans le fascisme les entrepreneurs et les ouvriers de notre État national-socialiste siégeront côte à côte, égaux en droit, l’État fort interviendra en cas de conflit pour imposer sa décision et faire en sorte que les luttes économiques ne mettent pas en danger la vie de la nation ».
Moi :
« Le fascisme n’a pas trouvé sa vie entre capital et travail . Il ne l’a même pas cherché, il s’est borné à contenir les luttes sociales en maintenant la toute-puissance du capital sur le travail. Le fascisme n’est en rien un dépassement du capitalisme. Au contraire, jusqu’à maintenant en tous cas, il a maintenu le système capitaliste dans ses pouvoirs, comme vous voulez le faire vous-même ».
Lui :
« Tout cela n’est que théories. En réalité, il n’y a en économie qu’un seul système : la responsabilité vers le haut et l’autorité vers le bas. J’attends de M. Amann qu’il ait de l’autorité sur ses subordonnés et réponde de ses actes devant moi M. Amann attend de son chef de département qu’il agisse en être responsable vis à vis de lui et se fasse obéir de ses sténos, lesquelles sont à leur tour responsables devant le chef de département et exercent leur autorité dans leur secteur. Il en est ainsi depuis des millénaires, et il ne peut en être autrement ».
Moi :
« Ou est alors la différence avec le directeur d’entreprise responsable devant son conseil d’administration (il doit réaliser un maximum de dividendes) mais maître en sa demeure face à ses employés et ses ouvriers, avec le chef d’atelier qui répond de son équipe devant le directeur d’usine (il veille à ce que tout le monde travaille dur) et a autorité sur ses ouvriers ? ».
Lui :
« Ce système est juste, et il ne peut y en avoir d’autre. Il manque seulement au système actuel la responsabilité devant la nation, Un système qui reposerait sur autre chose que l’autorité vers le bas et la responsabilité vers le haut ne pourrait prendre valablement de décisions, il engendrerait l’anarchie et le bolchevisme. Cela tient à la nature même du processus de production, qui ne connaît pas cette distinction d’école entre capitalisme et socialisme ».
Moi :
« M. Hitler, c’est vrai, le processus de production reste le même. L’assemblage d’une voiture est peu différent dans le système socialiste et dans le système capitaliste. En revanche, la politique de production, les objectifs économiques sont du ressort du système. Quand il y a quelques années, le système a donné à deux ou trois douzaines d’hommes ni meilleurs, ni pires que d’autres, les moyens juridiques, moraux et économiques de jeter sur le pavé 250.000 ouvriers de la Ruhr, un million d’Allemands en comptant leur famille, parce qu’un titre de propriété leur conférait un pouvoir de décision illimité, je dis que c’est le système qui est criminel et qu’il faut changer, et non pas les hommes. La réalité du capitalisme est ici clairement visible, et la nécessité de l’instauration du socialisme ».
Lui :
« Mais pour changer cette situation, il n’est pas besoin que les ouvriers soient copropriétaires de l’entreprise ou participèrent à ses décisions. C’est le rôle d’un État fort de s’assurer que la production serve les intérêts de la nation. S’il y a manquement dans certains cas, l’État saura prendre des mesures énergiques, déposséder l’entreprise en défaut et prendre en mains ses destinées ».
Moi :
« Mais d’une part cela ne changerait rien à la destinée des ouvriers, objets de l’économie, au lieu d’en être les sujets. Par ailleurs, je constate que vous êtes disposé à rompre avec le principe sacro-saint de l’inviolabilité de la propriété privé. Puisque vous franchissez le pas, pourquoi une intervention arbitraire au cas par cas par des fonctionnaires insuffisamment informés par les instances locales et à la merci de dénonciations personnelles, pourquoi ne pas ancrer directement, organiquement, ce droit d’intervention dans l’économie ? ».
Lui :
« Des différences fondamentales nous opposent ici, car la propriété et la décision collectives s’apparentent au marxisme. Or, pour ma part, je réserve le droit d’intervention à une élite au sein de l’État ».
Le débat se trouva alors interrompu par l’arrivé de MM. Stohr et Buch que M. Hitler accompagna dans sa chambre privée, rejoint par M. Hess. Il était environ une heure et demie. Je demeurai pendant un moment avec les personnes restant, sans qu’il se dit rien de décisif. M. Hitler ne m’informa du résultat de ces deux longs entretiens ni oralement, ni par écrit.