J.-J. Rousseau Totalitaire

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On connaît le refrain: « C’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau… » Le malheureux Jean-Jacques, en particulier, continue d’être vilipendé comme s’il était responsable de la Constitution de 1875, et le père du parlementarisme. Bien sûr, il y est pour quelque chose, et même pour beaucoup, dans le vaste courant démocratique du XIXe siècle. Mais de quelle démocratie s’agit-il? Nous en connaissons deux, qui se haïssent et s’excommunient, depuis la sanglante querelle des Girondins et des Montagnards.

L’une va à l’anarchie, par l’individualisme, par le fédéralisme et le morcellement de la puissance publique. l’autre va à un ordre sévère, et parfois tyrannique, par le centralisme, par l’apothéose de l’Etat. Celle-ci est jacobine, essentiellement, et c’est la fille légitime de Rousseau, non pas l’autre, qu’il eût anathématisée. Il faudrait donc savoir de quoi l’on parle, et si cette démocratie autoritaire, par hasard, ne serait pas fort adéquate à notre temps, et plus proche qu’on ne l’imagine des modèles totalitaires. Qu’on ne crie pas au paradoxe: les textes sont là.

Il y a d’abord le « Contrat social », qui est d’une saine lecture, et fort recommandable à nos vertueux réactionnaires. Qu’ils le lisent donc, ou le relisent, sans que la haine leur brouille les yeux. Ils y verront comment les citoyens s’y rassemblent théoriquement en société, pour conquérir une vraie liberté, limitée mais positive, et une sécurité que l’état de nature ne comporte point. Et comment cet hypothétique contrat comporte une immédiate et définitive abdication de l’individu entre les mains de l’Etat. ce qui ne ressemble guère à une foire électorale.

Ils y apprendront aussi par quelle discipline sévère chaque citoyen doit se hausser hors des passions privées et des intérêts particuliers, pour toujours se placer au point de vue de l’intérêt collectif et dégager ainsi la volonté générale. Et c’est pourquoi il importe « qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’Etat », ce qui dissout les partis, les coalitions et les brigues. Remarquable effort de l’Etat pour échapper à l’emprise des sous-Etats qui tendent toujours à se former dans son sein. Fonction d’autorité, comme on voit, et qui n’est pas celle d’un pouvoir déliquescent. Tout justement ce que nous réclamons de notre pauvre Etat français. Et qu’accomplit sans défaillance l’Etat germanique.

Mais nous ne nous en tiendrons pas à ces rapprochements politiques. car les analogies vont plus profond. passons du « Contrat social » à l’article de l’Encyclopédie rédigé par Rousseau: « De l’Economie politique.» Nous y trouvons d’abord, au moins à titre de comparaison, un organisme indiscutable, et d’autant plus remarquable chez un théoricien du Contrat: « Le corps politique, écrit-il, peut être considéré comme un corps organisé, vivant et semblable à celui d’un homme. » Suit un parallèle assez poussé entre l’organisme individuel et l’organisme collectif. Voilà un type de pensée qui n’est absolument pas dans la ligne du libéralisme, mais bien dans celle du romantisme allemand. Et qui conduit à une notion inévitablement hiérarchique et totalitaire.

Second trait, bien plus accentué: le rôle du sentiment national et de la passion patriotique. Là encore nous retrouvons les Jacobins, qui firent du mot patriote le synonyme de révolutionnaire. « Il semble que le sentiment de l’humanité s’évapore et s’affaiblisse en s’étendant sur toute la terre. Il est certain que les plus grands prodiges de vertu ont été produits par l’amour de la patrie.» Mais il ne s’agit pas que d’aimer la patrie: comment les peuples l’aimeront-ils « si la patrie n’est rien de plus pour aux que pour des étrangers, et qu’elle ne leur accorde que ce qu’elle ne peut refuser à personne»?

Voilà qui rend un son particulier, et combien moderne: la patrie doit être une Communauté, elle est le cadre et l’instrument de la justice. Non seulement elle doit veiller au bien-être de tous les citoyens, mais elle doit assurer l’égalité. Et nous voici en plein socialisme national, la formule en est impeccable: « C’est donc une des plus importantes affaires de gouvernement de prévenir l’extrême inégalité des fortunes, non en enlevant les trésors à leurs possesseurs, mais en ôtant à tous les moyens d’en accumuler; ni en bâtissant des hôpitaux pour les pauvres, mais en garantissant les citoyens de le devenir.»

Il n’est pas jusqu’à cette « profession de foi purement civile » que l’Etat est en droit d’exiger des citoyens, et qui ne se rapproche, les dogmes déistes en moins, de cette formation civique uniforme à quoi tendent l’éducation et la propagande dans les Etats modernes. Il n’est pas jusqu’à ces errances de la volonté populaire, qui sans cesse appelle des redressements, exige des guides, qui ne suggère l’intervention des chefs, le rôle tutélaire du Parti, et la Führung suprême du premier des citoyens. Ces dernières idées nous ramenant au « Contrat social ».

C’est sans doute assez pour qu’on y regarde à deux fois, avant de vilipender Rousseau, au nom de la révolution nationale. Mais notre propos n’est pas de le défendre, il est bien plutôt de rechercher les antécédents français, les titres authentiquement nationaux de notre révolution. Il y a eu, tout au long de cent cinquante années, une école démocratique autoritaire: voilà un fait qui compte. Et dont les champions apparaissent dans toutes les bagarres politiques. Mais, pour ne pas parler que de la France, imagine-t-on que Fichte n’avait pas lu Rousseau quand il écrivit son « Etat commercial fermé », et que List l’ignorait, quand il conçut sa doctrine autarcique? Qu’on cherche les filiations dans le livre classique d’Andler sur « Les origines du socialisme d’Etat en Allemagne ».

Rousseau n’est ni communiste, ni socialiste, c’est vrai. Il est, encore une fois, socialiste national, autant qu’on pouvait l’être en un temps où le grand capitalisme industriel et bancaire n’avait pas pris son essor, et où la lutte des classes ne s’était pas manifestée. Le «Contrat social» est fait pour une petite nation de classes moyennes, paysans propriétaires et artisans indépendants, où nul n’est assez riche pour opprimer autrui, et où chacun a assez de bien pour ne pas craindre l’assujettissement. Si Jean-Jacques avait connu le prolétariat moderne, il aurait durement ramené les riches à leur devoir, et il en eût appelé à l’Etat, au nom de la nation, pour imposer l’ordre et la justice.

Et sans doute aurait-il inventé, pour appuyer l’effort de l’Etat, ce Parti unique, qui exclut les factions, et qui n’est que l’élite disciplinée des citoyens les plus désintéressés, aptes à dire la «volonté générale» et à en imposer le respect.

Voilà pourquoi Rousseau s’inscrit parmi les précurseurs et les ancêtres de la révolution nationale, même si par ailleurs on le déteste. Plutôt que d’annuler allégrement deux siècles d’histoire comme le proposent quelques étourneaux, nous préférons les mieux comprendre et y puiser d’utiles enseignements. la révolution n’est pas faite de candide ignorance, et la rupture même avec le passé en implique la connaissance.

Marcel Déat

Marcel Déat: J.-J. Rousseau totalitaire dans Pensée allemande et pensée française, Paris, Aux Armes de France, 1944, p. 123-127

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