Jean Thiriart – Entretien avec le général Perón

Juan Domingo Perón est né à Lobos, Argentine, en 1895. Colonel en 1941. Participe au coup d’État de juin 1943. Soutenu par les ouvriers argentins (les descamisados), il est délivré par eux le 17 octobre 1945 après une brève incarcération. Est élu président de la République le 24 février 1946.

Conseillé par Miranda, il exproprie les grands domaines, nationalise la banque centrale, les chemins de fer et le commerce extérieur. En 1947 un plan d’industrialisation de 5 ans est mis en vigueur. Perón se détourne des États-Unis et signe des accords économiques importants avec la France et l’Angleterre. L’armée argentine, instiguée par les services secrets américains, fait un coup d’État en septembre 1955. On tire au canon contre les ouvriers qui manifestent en faveur de Perón. Des centaines de morts. Une fois Perón parti, la bourgeoisie retrouve ses usines, ses comptes en banques, ses privilèges. La ploutocratie locale, entièrement dans les mains des États-Unis restaure le capitalisme colonial. 

Pour avoir voulu laïciser la République Argentine (institution du divorce en 1954 – séparation entre l’Église et l’Etat en 1955) Rome avait pris prétexte de l’expulsion de l’évêque auxiliaire de Buenos-Aires en juin 1955 pour excommunier le général Perón. Intéressant mariage à observer en 1955 : l’Église et Wall Street contre le général socialiste. La théorie socialiste de Perón se nomme le justicialisme.

Jean Thiriart : Juan Perón, pourriez-vous, tout d’abord, nous parler de l’ouvrage que vous venez de publier, La Hora de los pueblos ?

Général Perón : Dans ce livre, j’ai voulu donner une vision d’ensemble de l’emprise et de la domination impérialistes en Amérique Latine. Je pense que les pays latino-américains s’acheminent vers leur libération. Bien entendu, cette libération sera longue et difficile, car elle intéresse la totalité des pays d’Amérique du Sud. Il n’est pas pensable en effet qu’il y ait un homme libre dans un pays esclave, ni un pays libre dans un continent esclave. Pendant dix années de gouvernement justicialiste, en Argentine, nous avons vécu libre dans une nation souveraine. Personne ne pouvait s’immiscer dans nos affaires intérieures sans avoir maille à partir avec nous. Mais, en dix ans, la synarchie internationale, c’est-à-dire l’ensemble des forces impérialistes qui dominent le monde, a eu raison de nous. Une cinquième colonne, les cipayes comme nous les appelions par référence à l’Inde, avait opéré scientifiquement un efficace travail de sape, et le régime que je présidais fut renversé. Cela prouve que si les peuples peuvent arriver à se libérer du joug impérialiste, il est beaucoup plus difficile pour eux, par la suite, de conserver leur indépendance, car les forces internationales que je viens de dénoncer les reprennent en mains… En ce sens, l’échec du justicialisme doit être une leçon et une expérience, entre bien d’autres, hélas !, pour tous les pays qui veulent se libérer et rester libre.

Il faut envisager la lutte de libération des pays d’Amérique du Sud comme une lutte globale, au niveau du continent. Dans cette lutte, chaque pays est solidaire de ses voisins, chez qui il doit trouver un appui. Le premier impératif pour ces pays est donc de s’unir, de s’intégrer. Le deuxième point est de réaliser l’alliance effective avec le tiers-monde, ainsi que nous le préconisons, mes collaborateurs et moi-même, depuis 25 ans ! C’est cette voie qu’il faut indiquer au peuple sud-américain ; pas seulement aux dirigeants, mais aussi à la masse populaire qui doit prendre conscience de la nécessité de cette lutte contre l’impérialisme. Unifier le continent et le libérer des influences extérieures, s’allier au tiers-monde pour participer à l’échelon mondial à la lutte contre l’impérialisme, tels sont donc les premiers objectifs. Ensuite, le processus de libération interne peut se dérouler : le peuple obtiendra le gouvernement qu’il réclame tous les jours et qu’on lui refuse sans cesse, d’où cette succession de dictatures éphémères et de gouvernements fantoches mis en place grâce aux combines mais jamais aux élections, ce qui permet de maintenir le peuple sous différentes dominations. C’est ce processus que mon livre veut faire comprendre aux masses populaires.

Jean Thiriart : Y a-t-il, en Amérique du Sud, une classe sociale, une bourgeoisie qui collabore systématiquement avec les États-Unis ?

Général Perón : Malheureusement oui ! Dans notre pays, la division entre le peuple et une oligarchie par la fortune, la naissance, est très nette, de même que celle entre le peuple et la nouvelle bourgeoisie d’affaire qui se développe très vite. En chaque industriel qui s’enrichit dort un oligarque en puissance. Cette oligarchie domine le pays, mais il ne faut pas sous-estimer l’ampleur de la lutte d’une immense masse populaire qui exige sa liberté. C’est ce mouvement que nous avons mis en marche, dans une certaine mesure, en dix ans de gouvernement justicialiste. Le justicialisme est une forme de socialisme, un socialisme national, qui répond aux nécessités et aux conditions de vie de l’Argentine. Il est naturel que le socialisme ait entraîné la masse et qu’en son nom, par la suite, aient éclaté les revendications sociales. Il a créé un système social tout à fait nouveau, totalement différent de l’ancien libéralisme démocratique qui dominait le pays et s’était mis sans vergogne au service de l’impérialisme yankee.

Jean Thiriart : En Europe, les Américains ont corrompu toutes les tendances politiques, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche. Il y a des collaborateurs, vendus aux États-Unis, aussi bien chez les socialistes que chez les catholiques et les libéraux. Les Américains parviennent à acheter tous les partis. Observez-vous le même phénomène en Amérique Latine ?

Général Perón : Exactement. Les Américains utilisent la même technique partout dans le monde. Tout d’abord, ils procèdent par la pénétration économique, par l’intermédiaire de cette oligarchie dont je parlais tout à l’heure, qui y trouve un substantiel intérêt… Ensuite, ce sont les pressions politiques plus ou moins directes, dans tous les secteurs politiques. Ainsi, s’ils ne peuvent les acheter, les contrôler, les Américains tentent de faire éclater et de diviser les forces politiques nationales. La CIA est passée maître dans l’art d’organiser des provocations. Ces objectifs atteints, ils s’attaquent alors aux milieux militaires, qu’ils pénètrent par différents moyens, dont le plus efficace est certainement l’utilisation libérale du pot-de-vin. C’est ainsi qu’ils ont opéré au Vietnam du Sud, par l’intermédiaire de quelques conseillers militaires dont l’activité principale a été de soudoyer des généraux dont l’intégrité morale était déjà fort loin d’être à toute épreuve, et qui n’ont pas dit non à l’octroi d’avantages financiers considérables (attributions massives d’actions dans les sociétés étrangères, par exemple, ou nominations à des postes de direction générale de sociétés). Ces hommes gagnés à l’impérialisme américain, il ne reste plus qu’à organiser le coup d’État militaire qui établira une dictature, comme c’est le cas en Argentine, comme ce fut le cas au Brésil, en Équateur, comme ça l’est depuis peu au Pérou et à Panama. La méthode est toujours la même. Dans un dernier stade, une fois la situation bien en mains, les Américains commencent alors à accaparer toutes les richesses économiques du pays, en muselant systématiquement toutes les forces politiques et sociales d’opposition. Tel est le mécanisme, en Amérique du Sud, en Asie, en Europe et ailleurs.

Jean Thiriart : Il y a encore plus fort. En Europe, les Américains ont réussi à contrôler des mouvements dont le but officiel est l’unification européenne ! Ainsi à Bruxelles, les mouvements pro-européens parallèles au Marché Commun ont fait l’objet d’une telle infiltration qu’ils proclament maintenant « qu’il faut faire l’Europe avec les Américains ». Ce qui est évidemment stupide puisque l’unification européenne, ainsi que nous l’avons maintes fois exposé dans La Nation européenne, implique le départ des Américains. Mais ces derniers sont tellement habiles qu’ils sont même arrivés à prendre en main la tendance européenne pour mieux l’étouffer, pour mieux la faire échouer !

Mais revenons à l’Amérique Latine. Certains gouvernements ne tentent-ils pas de résister à la pénétration américaine ?

Général Perón : Pratiquement pas, car nous sommes dans une phase de domination presque absolue. Il y a, bien sûr, quelques gouvernements qui ne sont pas gangrenés par l’impérialisme américains, mais dans le contexte général de soumission, étant donné le caractère dérisoire et aléatoire, parce qu’isolé, des mesures qu’ils adoptent pour faire face à cet impérialisme, ils n’arrivent pas à grouper une véritable opposition. D’autre part, tous les mouvements révolutionnaires d’opposition à l’impérialisme en Amérique du Sud sont pourchassés, en Argentine en particulier. C’est également vrai partout dans le monde, parce que tous les pays, en général, sont plus ou moins dominés, directement ou indirectement, par l’influence impérialiste, qu’il s’agisse de l’impérialisme américain ou de l’impérialisme soviétique. Les deux, au fond, étant d’accord pour un partage du monde à l’amiable.

Jean Thiriart : La libération de l’Argentine seule, ou du Chili seul, vous paraissent vouées à l’échec. Selon vous, les différents mouvements de libération doivent être simultanés et s’exercer à l’échelle continentale. Vous êtes donc un partisan résolu de l’intégration ?

Général Perón : Oui. Parce que je crois à un certain déterminisme historique. Le monde a toujours été sous la férule d’un impérialisme. Aujourd’hui nous avons la malchance d’avoir à lutter contre deux impérialismes complices. Mais la puissance des impérialismes suit une courbe parabolique, et une fois atteint le plus haut point de l’axe des ordonnées, le sommet de la courbe, la décadence commence. Selon moi, les impérialismes sont déjà entrés dans la phase de décadence. Nous avons vu qu’ils ne peuvent être renversés ou ébranlés de l’extérieur, sauf par intégration de tous les moyens de lutte et de toutes les forces concernées. Mais cette union sacrée est longue et difficile à réaliser, ce qui permet aux impérialismes de couler des jours heureux. Pourtant, un danger les menace : ils pourrissent de l’intérieur et cette corruption est déjà bien avancée, en Amérique du Nord comme en Russie. Il faut se servir de cela pour précipiter le processus de dégradation.

Pour y parvenir, une lutte héroïque soit-elle, resterait vaine.

Je crois que nous arrivons à une phase de l’histoire de l’humanité qui sera marquée par le déclin des grandes puissances de domination. Nous en sommes arrivés là au terme d’une évolution de l’humanité qui, depuis l’homme des cavernes jusqu’à nos jours, s’est fait par l’intégration. De l’individu à la famille, à la tribu, à la cité, à l’État féodal, aux nations actuelles, on en arrive à l’intégration continentale. Actuellement, en dehors des quelques colosses, USA, Russie, Chine, un pays seul ne représente pas une grande force dans l’avenir, dans un monde où l’Europe va s’intégrer, comme l’Amérique et l’Asie, les nations isolées de petites dimensions ne pourront plus survivre. Aujourd’hui, pour vivre avec les moyens de la puissance, il faut rejoindre un bloc déjà existant ou restant à créer. L’Europe s’unifiera ou succombera. L’an 2000 verra une Europe unifiée ou dominée. Il en va de même pour l’Amérique Latine.

Une Europe unie compterait une population de près de 500 millions d’habitants. Le continent sud-américain en compte déjà plus de 250 millions. De tels blocs seraient respectés et s’opposeraient efficacement à l’asservissement aux impérialismes qui est le lot des pays faibles et divisés.

Jean Thiriart : Estimez-vous que le travail d’agitation entrepris par Fidel Castro soit utile à la cause latino-américaine ?

Général Perón : Absolument. Castro est un promoteur de la libération. Il a dû s’appuyer sur un impérialisme parce que la proximité de l’autre menaçait de l’écraser. Mais L’objectif des Cubains est bien la libération des peuples d’Amérique Latine. Ils n’ont d’autre intention que celle de constituer une tête de pont pour la libération des pays continentaux. Che Guevara est un symbole de cette libération. Il a été grand parce qu’il a servi une grande cause, jusqu’à finir par l’incarner. C’est l’homme d’un idéal. Beaucoup de grands hommes sont passés inaperçus parce qu’ils n’avaient pas de cause noble à servir. En revanche, des hommes simples, normaux, loin d’être prédestinés à un tel rôle, qui n’étaient pas des surhommes, mais des hommes tout simplement, sont devenus de grands héros parce qu’ils ont pu bien servir une noble cause.

Jean Thiriart : Avez-vous l’impression que les Soviétiques empêchent Castro d’exercer une action importante en Amérique Latine ? Qu’ils retiennent Castro pour lui interdire de dépasser un certain niveau d’agitation ?

Général Perón : Parfaitement. Ce rôle, les Russes ne le jouent d’ailleurs pas seulement à Cuba, mais dans d’autres pays. Ainsi Guevara, après avoir accompli sa mission à Cuba, était parti en Afrique pour entrer en contact avec le mouvement communiste africain. Mais les responsables de ce mouvement avaient reçu l’ordre de refouler Guevara. Guevara dut quitter l’Afrique, parce que les Russes y travaillaient : un conflit opposait au Congo, les deux impérialismes concurrents. Les deux tendances opposées qu’ils représentent peuvent, à certains moments, unir leurs forces pour défendre la même cause : celle de l’ordre établi. C’est logique, ils défendent l’impérialisme, et non pas la liberté des peuples !

Jean Thiriart : Que penseriez-vous de la mise en place d’un système mondial d’information et de liaison entre toutes les tendances qui luttent contre les impérialismes russe et américain, et de la mise en commun d’un certain nombre d’efforts politiques ?

Général Perón : Il faut considérer que l’unification doit être le principal objectif de tous ceux qui luttent pour une même cause. Je dis unification et non union ou association. Ce qu’il faut, c’est s’intégrer. Parce que nous aurons bientôt l’occasion d’agir, et pour une action efficace il faut être intégrés et pas seulement associés.

Jean Thiriart : Vous estimez donc qu’il faut aller très loin, beaucoup plus loin que de simples connexions, dans l’alliance tactique avec les ennemis de l’impérialisme américain. Même avec Castro, avec les Arabes, avec Mao-Tsé-Toung si c’est nécessaire ? Vous pensez que l’ennemi est tellement puisant, tellement envahissant, qu’il faudra se mettre tous ensemble pour en venir à bout, en ayant soin de laisser dans l’ombre les différences idéologiques ?

Général Perón : Je ne suis pas communiste. Je suis justicialiste. Mais je n’ai pas le droit de vouloir que la Chine soit elle aussi justicialiste. Si les Chinois veulent être communistes, pourquoi voudrions-nous à tout prix les « rendre heureux » contre leur volonté ? Ils sont libres de choisir le régime qu’ils souhaitent, même s’il est différent du nôtre. Chacun est souverain en ce qui concerne ses affaires intérieures. Mais si les Chinois luttent contre la même domination impérialiste que nous, alors ils sont nos compagnons de lutte. Mao lui-même a dit : « La première chose à distinguer, c’est l’identité véritable des amis et des ennemis. Ensuite, on peut agir ». Je suis partisan des alliances tactiques, selon la formule : les ennemis de nos ennemis sont nos amis.

Jean Thiriart : Je vous remercie. J’en ai maintenant terminé avec mes questions. Souhaiterez-vous faire une déclaration sur des sujets particuliers ?

Général Perón : Je lis régulièrement La Nation européenne et je partage entièrement ses idées. Non seulement en ce qui concerne l’Europe, mais le monde. Un seul reproche, j’aurai préféré au titre La Nation européenne, celui de Monde nouveau. Parce que l’Europe seule, dans l’avenir, n’aura pas toutes les ressources suffisantes pour la défense de ses intérêts. Aujourd’hui, les intérêts particuliers se défendent souvent dans des endroits fort lointains. L’Europe doit y penser. Elle doit s’intégrer, certes, mais en s’intégrant, elle doit garder des contacts étroits avec les autres pays en voie d’intégration. L’Amérique Latine en particulier, qui est un élément essentiel devant s’allier à l’Europe. Nous, Latino-américains, sommes Européens, et non pas de tendance américaine. Je me sens personnellement plus Français, plus Espagnol ou plus Allemand qu’Américain. Le vieux juif Disraëli avait bien raison quand il disait : « Les peuples n’ont ni amis ni ennemis permanents, ils ont des intérêts permanents », il faut associer ces intérêts, même s’ils sont géographiquement lointains, pour que l’Europe continue d’être la première puissance civilisatrice du monde.

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