Jean Thiriart : La grande Europe n’est pas un rêve d’intellectuel

« L’Europe n’est pas une construction de professeurs, mais une réalité. Économique et industrielle aujourd’hui. Politique et militaire demain. »

Voilà la réponse que pouvait opposer Jean Thiriart aux adversaires de l’unité européenne, en particulier aux milieux nationaux, gaullistes en particulier. Contre le « nationalisme des koalas », pour reprendre ses termes, Jean Thiriart militait pour la naissance d’un Etat européen unifié, notamment construite en vue de se débarrasser définitivement des réflexes « micro-nationalistes » du passé, autrement dit de l’attachement que Thiriart jugeait mortel aux vieux Etats-nations, et ce sans aucune exception sur le Vieux Continent.

Sans pour autant se faire d’illusion sur la réalité des « élites » européennes : « Malgré la mentalité de marchands de tapis qui règne au marché commun, l’Europe économique s’y renforce chaque jour. »

Jean Thiriart effectuait une analogie en comparant le développement de la nation germanique à partir de l’unité économique entre les différents Etats allemands, étape qui a précédé l’unification formelle en 1871, avec le développement du marché commun européen de son époque :

« Cette unification européenne par l’économie rappelle le Zollverein et nos autoroutes actuelles évoquent irrésistiblement l’implantation des chemins de fer en Allemagne de 1840 à 1860. A l’intérieur du marché commun industriel, selon la loi du « grand marché » se développe un phénotype industriel vigoureux. La compétition industrielle à l’intérieur du grand marché avait déjà créé de 1880 à 1950 la puissance industrielle américaine. Le même phénomène se répète en ce moment dans le marché commun. Les pays qui demeurent en dehors de cette « grande compétition industrielle » (ce que veut dire ipso facto « grande sélection ») vont perdre du terrain irrémédiablement, année par année. »

L’unité européenne signifie acceptation de la concurrence :

« L’industriel suédois qui ne se sent pas de taille à affronter le marché ouvert, la compétition libre, à l’intérieur du marché commun aujourd’hui sera encore infiniment plus minorisé dans une décennie. Chaque année d’hésitation rendra le problème encore plus aigu pour les pays « extraordinaires » en Europe (Turquie, Norvège, ou Suède). »

Le problème européen n’est pas un problème de capacité, mais de volonté :

« Le miracle industriel européen du marché commun est fort simple : compétition à l’intérieur d’un très grand groupe, sélection parmi de nombreux compétiteurs. Le commerce extérieur du marché commun est déjà infiniment plus puissant que celui des Etats-Unis. L’Europe industrielle existe déjà. L’Europe des vacances également (des dizaines de millions de vacanciers du Nord vers le Sud) l’Europe des migrations aussi : des millions de travailleurs du sud dans l’industrie du nord. Tout cela va bouleverser profondément les pays touchés. »

Le progrès technique est indissociable de cette évolution :

« Des quantités de spécialisations (fabrications ou services) n’existent qu’au-dessus d’un certain seuil critique. Le « seuil critique » est une donnée essentielle pour qui veut comprendre l’histoire moderne. Histoire intimement liée à la technologie. »

Pour une industrie donnée, doit correspondre un nombre de consommateurs proportionnel. Aussi :

« Un boulanger ne peut vivre qu’avec un village d’au moins 500 foyers. Un garagiste qu’avec une ville de 5000 foyers. Une industrie sidérurgique qu’avec un pays de 25 millions d’habitants. Une fabrication de camions poids lourds qu’avec une population de 50 millions. Le seuil critique de l’industrie aéronautique se situe avec un pays d’au moins 100 millions d’habitants, le lancement de satellites réussi et amortissable exige un pays d’au moins 200 millions d’habitants. »

Thiriart martèle une loi géopolitique et géo industrielle : Seules les superpuissances ont des capacités de financement, de main d’œuvre qui leur permettent de ne pas subir l’histoire :

« La recherche fondamentale en physique ne peut être financée que par des superpuissances militaires (250 millions). A côté de la « loi du seuil critique » existe la « loi de la diversification ». La diversification professionnelle est en rapport direct avec la grandeur du pays. Aux Etats-Unis en dénombre 10000 spécialisations. En Espagne, je serais étonné qu’on y dépasse 2000. Les 8000 spécialisations qui manquent à l’Espagne par rapport aux USA (ou au marché commun) s’expliquent aisément : il n’y a pas assez de clients parmi les 8000 services ou fabrications qui font défaut. »

C’est le nombre d’habitants qui participe à la puissance : « Qui veut la puissance doit en vouloir les moyens et savoir faire le calcul de l’investissement minimal, démographique ou industriel. »

L’isolement des petites nations leur est fatale à long terme :

« D’année en année, le fossé s’élargit entre les économies des grands ensembles (Europe, USA) et l’économie de petits pays repliés en ghettos comme la Norvège ou l’Algérie. »

Les Etats-Unis ne sont pas le seul danger à craindre. Un autre danger, intérieur, menace l’avenir des Européens, c’est le lyrisme national :

« De par ma formation scientifique, je suis extrêmement pragmatique. Je le suis systématiquement. C’est la raison de mon agacement vis-à-vis des « nationalismes dérisoires » des nationalismes du passé, des nationalismes de littéraires. »

C’est l’observation du réel, et non le sentimentalisme intellectualisé, qui guide la réflexion des partisans de la « Grande Europe » de Thiriart. Comme il le témoignait lui-même :

« Si vous croyez que l’Europe est un « rêve de professeur », venez naviguer avec moi en Mer du Nord. Venez observer l’incessante procession de milliers et de milliers de cargos qui passent la manche vers Anvers, Rotterdam et surtout Hambourg. Là vous verrez la puissance économique colossale de l’Europe. Je suis constamment confronté à ce spectacle du fait que je pratique la navigation sportive (voile) dans cette mer du Nord où converge l’économie industrielle du monde entier. Le port de New York est un petit port provincial à côté de celui de Rotterdam. Quand on vit comme moi dans le delta plantureux, le delta prospère de l’Escaut-Meuse-Rhin, on sent la puissance de l’Europe industrielle. »

En somme, l’Europe est une réalité en devenir, et non un fantasme.

Vincent Téma, le 24/02/24 (vincentdetema@gmail.com)

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