John Hargrave et le mouvement des Chemises vertes

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En 1935, le poète né en Amérique, Ezra Pound, dédia l’une de ses brochures sur la réforme monétaire : Social Credit : an Impact, « aux Chemises Vertes d’Angleterre ». Pound combinait la poésie avec la défense du Crédit Social et du fascisme. Ils les voyait tous deux comme opposés au système international d’intérêt financier qu’il considérait comme ayant un impact néfaste sur la civilisation.

Dans le Canto XLV (Avec l’usure), Pound faisait un exposé particulièrement lucide de la nature destructrice de l’intérêt financier sur l’organisme social et culturel :

« Avec l’usure … aucun tableau n’est fait pour durer, ni pour vivre / mais pour être vendu, être vendu à la hâte / avec l’usure, péché contre-nature / ton pain est toujours un quignon rassis / ton pain est aussi sec que du papier… / et aucun homme ne peut trouver un endroit pour vivre / le tailleur de pierre reste sans pierre / le tisserand reste sans fil / avec l’usure … contre-nature… »

En d’autres mots, l’usure est une entreprise parasite qui empêche la créativité.

Même si les partisans du Crédit Social trouvaient apparemment le fascisme très déplaisant, le fait demeure que l’Italie et l’Allemagne réorganisèrent leur système financier en restituant à l’Etat la prérogative d’émettre du crédit. En Nouvelle-Zélande, l’éminent réformateur monétaire Henry Kelliher, membre de la direction de la Banque de Nouvelle-Zélande, et directeur des Brasseries du Dominion, publia un journal, « The Mirror », qui recommandait une réforme monétaire, et incluait un examen des réformes économiques de l’Allemagne. Kelliher fut remercié publiquement par le Premier Ministre travailliste Joseph Savage pour sa campagne qui permit au premier gouvernement travailliste d’appliquer une politique financière de crédit social (bien que ce ne furent que des demi-mesures).

La Nouvelle-Zélande avait aussi ses propres Chemises Vertes recommandant le Crédit Social, la Légion de Nouvelle Zélande, sous la direction du fameux chirurgien Campbell Begg, qui recommandait aussi un Etat semi-corporatif qui réunirait toutes les factions de classes et économiques dans un Conseil Economique pour conseiller le gouvernement (le parti néo-zélandais du Crédit Social continua aussi dans les années 50 à recommander quelque chose de similaire).

RENARD BLANC

Cependant, les Chemises Vertes de Grande-Bretagne avaient leurs origines dans un mouvement de découverte des forêts, venant des scouts de Baden Powell ; à l’époque de la Grande Crise en Grande-Bretagne, ces Chemises Vertes entreprirent une campagne aussi militante et aussi audacieuse que celle des communistes et des Chemises Noires de Mosley.

Les Chemises Vertes devaient leur existence à la personnalité charismatique de John Hargrave, un vétéran de la guerre âgé de 26 ans. Alors qu’il était encore Commissaire pour la Forêt et le Camping dans le mouvement scout de Baden-Powell, en 1920 « White Fox » (le nom de plume de Hargrave dans les journaux scouts) et d’autres chefs scouts créèrent la Tribu du Kibbo Kift (KK), d’après le vieux dialecte du Kent, « preuve de grande force ».

Le mouvement devait revenir au médiévisme et à l’héritage saxon. Des débats et des Althings [assemblées générales] populaires furent organisés. L’instruction incluait la connaissance de la forêt, la création de guildes des métiers, le développement culturel, et l’usage de rituels. Le mouvement était clairement d’une nature très « völkisch ». Les cérémonies avaient un fort goût de sagas nordiques et de coutumes saxonnes.

Les membres du mouvement étaient organisés en Clans et en Tribus. L’uniforme du KK était fait à la main par chaque membre ou par un « rooftree » (groupe familial), et consistait en un ensemble saxon, avec capuchon, gilet, short et long manteau. Les chefs portaient des robes brodées de soie pour les cérémonies.

Alors qu’il était scout, Hargrave avait promu la notion de scout solitaire, quelqu’un se tenant sur ses propres pieds. Ses expériences dans le monde de la guerre en tant que sergent en première ligne avec les brancardiers (il était à l’époque un pacifiste venant d’une famille de Quakers) l’avait conduit à la conviction que la civilisation avait échoué, et que seuls un petit nombre de gens serait capable de relever le défi de se reconstruire en se retirant d’une société corrompue.

Cette reconnection avec la campagne fut élevée à un niveau spirituel comme celle des Wandervögel, les bandes de jeunes randonneurs nationalistes qui exploraient la nature dans les collines et les forêts, vues comme l’essence primordiale de l’Allemagne. Comme le Kibbo Kift, les Wandervögel devaient donner un apport majeur aux mouvements politiques ultérieurs. Les livres de Hargrave sur la forêt furent traduits en allemand et très bien accueillis dans ce pays. Des membres du KK participèrent à des camps de jeunesse des Wandervögel où ils furent bien accueillis.

Jusque-là Hargrave avait dédaigné la politique, en dépit de son horreur de la société contemporaine. Néanmoins, son mouvement avait reçu le soutien de quelques membres éminents de la Fabian Society socialiste, incluant H.G. Wells. Un certain nombre de jeunes socialistes idéalistes étaient attirés par le KK. Hargrave fut confronté à la perspective d’une incursion du socialisme dans le mouvement. Il était résolu à s’y opposer.

Lors de l’Althing de 1924, la faction socialiste conduite par Leslie Paul contesta la direction de Hargrave. Il répondit en donnant dix minutes à ses détracteurs pour faire leur sac et quitter le camp. Un petit nombre s’exécuta et créa le Woodcraft Folk [Peuple de la Forêt] qui continue à exister comme mouvement de jeunesse socialiste.

CREDIT SOCIAL

Hargrave avait maintenant du succès en tant qu’artiste et nouvelliste, et obtint un emploi de dessinateur dans une agence de publicité. Le directeur de l’agence le mit en contact en 1923 avec le major C.H. Douglas, père du Crédit Social. Douglas avait écrit dans une série d’articles dans le magazine « New Age » que le phénomène de la « pauvreté au milieu de l’abondance » était causé par un manque de pouvoir d’achat dû à la création du crédit comme produit privé.

Si l’éthique élitiste du KK permettait à ses membres dévoués d’obtenir une vie individuelle purifiée de la corruption de la civilisation industrielle moderne, le Crédit Social pouvait être le moyen par lequel la société dans son ensemble pourrait être libérée de la corruption. Hargrave déclara : « La moitié de notre problème est psychologique et l’autre moitié est économique. Le complexe psychologique de l’humanité industrielle ne peut être supprimé qu’en résolvant l’impasse économique ».

En 1927, Hargrave avait converti la plupart des leaders du Kibbo Kift et ajouta alors le thème du Crédit Social à ses principes.

En 1930, une Légion des Chômeurs fut créée à Coventry. En 1931, la Légion adopta un style paramilitaire avec chemise verte et béret vert. Bientôt la Légion s’appela ouvertement les Chemises Vertes du Kibbo Kift. L’année suivante, le KK lui-même adopta l’uniforme avec la chemise verte, et en 1932 Hargrave changea le nom du KK en faveur de celui de Mouvement des Chemises Vertes pour le Crédit Social.

Lors de la fête annuelle tenue en janvier 1931, Hargrave déclara que le devoir du KK était de briser le pouvoir des « marchands d’argent ». Cela ne pouvait pas se faire au Parlement, mais par un mouvement qui montrerait au peuple qu’il était basé sur « cette dévotion absolue, religieuse, militaire, envers le devoir, sans laquelle aucune grande cause n’a jamais été menée à une issue victorieuse ».

Hargrave recommanda une nouvelle orientation pour le Crédit Social, qui jusqu’à cette époque s’était limité à des groupes d’étude et à une approche discrète. Une campagne militante pouvait briser le silence des médias, en portant le message directement au peuple par des marches, des rassemblements de rues, des banderoles et des tambours, des astuces publicitaires et un tabloïd. Le major Douglas donna son approbation au mouvement.

LES CHEMISES VERTES EN MARCHE

Face à l’opposition des médias et des communistes, et même des heurts avec les Chemises Noires de Mosley, les Chemises Vertes se firent remarquer par leur discipline et leur ordre face aux provocations. Ils donnèrent aussi un appui direct aux gens économiquement dépossédés et appauvris, se joignant ou conduisant des marches de la faim et des manifestations du mouvement des travailleurs au chômage. Malheureusement, mais sans surprise, un tel radicalisme souleva l’opposition de certains partisans du Crédit Social, qui pensaient qu’un tel militantisme n’était pas en accord avec leurs idéaux.

Le 9 juin 1932, le premier meeting en plein air fut tenu à Lewisham High Street. Jusqu’en octobre 1934, 3.426 réunions en plein air et 32 manifestations furent tenues, 56.000 journaux vendus, et 223.000 tracts distribués.

De 1933 à 1937, le journal du mouvement, « Attack », fut publié.

Une partie de la nature du radicalisme fervent du mouvement, si différent du Crédit Social que nous avions l’habitude de voir, peut être déduit du cours de l’année 1934 :

– 16 mai : délégations à la Banque d’Angleterre et au 10, Downing Street.

– 27 juin : une brique peinte en vert est jetée par la fenêtre du 11, Downing Street (les briques et les flèches peintes en vert devaient devenir la marque des actions du mouvement).

– 4 juillet : Lord Straboli reçoit une délégation des Chemises Vertes, et soulève la question du Dividende National à la Chambre des Lords (la question est aussi mentionnée à la Chambre des Communes).

D’autres traits majeurs de la campagne du mouvement pendant les années d’avant-guerre inclurent ce qui suit :

– 14 novembre 1935 : élections générales. W. Towsend obtient 11,01% des votes à South Leeds.

– 13 novembre 1936 : Hargrave fait un voyage en Alberta, et est nommé conseiller économique du nouveau gouvernement du Crédit Social, où il met au point le « Plan Hargrave ». Malheureusement, le major Douglas écrit quelques commentaires dédaigneux sur les aptitudes techniques de Hargrave, ce qui cause une rupture entre les deux hommes.

– 1er janvier 1937 : l’Acte de l’Ordre Public interdit les uniformes politiques, une mesure dirigée autant contre les Chemises Vertes que contre les Chemises Noires.

– 11 octobre 1937 : « Enlevez vos pattes de l’Alberta ! » peint en vert sur la Banque d’Angleterre.

– 20 février 1938 : une brique peinte en vert jetée dans une fenêtre de la Banque de Montréal, Threadneedle Street (le gouvernement de Crédit Social d’Alberta était incapable d’appliquer la plus grande partie de sa politique à cause des régulations du gouvernement central, bien qu’il conserva le gouvernement pendant de nombreuses années).

– 24 mars 1938 : premier cri de « Crédit Social, le seul remède ! » dans la galerie publique de la Chambre des Communes.

– 1er mai 1938 : manifestation avec des chemises vertes accrochées sur des poteaux, une protestation symbolique contre l’interdiction des uniformes. De nouvelles briques vertes jetées au 10, Downing Street.

– 20 juillet 1938 : rupture ouverte avec le major Douglas lors du meeting de Chiltern Court.

– 28 octobre 1938 : pétition au Roi à Coventry, demandant une enquête dans le système monétaire.

– 5 novembre 1938 : l’effigie de Montagu Norman, gouverneur de la Banque d’Angleterre, est brûlée devant la Banque.

– 10 janvier 1939 : une gerbe de blé est brûlée à coté d’une réunion de la Commission du Blé : « Ils brûlent le blé que nous voulons manger ! », une allusion au phénomène de la « pauvreté au milieu de l’abondance » pendant la Crise, quand les fermiers étaient payés pour détruire leurs récoltes et leur bétail pendant que les gens étaient affamés à cause du manque de pouvoir d’achat.

– 25 avril 1939 : « Recrutez les banquiers en premier ! », manifestation contre la guerre à Throgmorton Street à Londres.

En dépit des difficultés causées par la guerre, de nombreux militants ayant été appelés pour le service, le mouvement parvient à poursuivre sa campagne :

– 29 février 1940 : des « Robins des bois » portant la chemise verte illégale tirent une flèche verte sur le 10, Downing Street.

– 6 mars 1940 : une effigie de Montagu Norman est jetée à l’entrée de la Banque d’Angleterre (le responsable est condamné à trois mois de travaux forcés).

– 23 avril 1940 : des femmes en robes vertes à crinoline (« démodées, comme le système financier ») protestent devant le Chancelier de l’Echiquier.

– 2 janvier 1941 : « Libérez la Grande-Bretagne de l’Intérêt ! » est peint sur la Banque d’Angleterre.

– 22 mai 1942 : lancement de la campagne « La Grande-Bretagne peut se nourrir elle-même ».

Quant à Hargrave, en 1935 il publia sa nouvelle Summer Times Ends [l’été se termine], sur l’apathie des gens ordinaires, avec une condamnation du système social et économique et de ses politiciens et banquiers. En 1937 il inventa un navigateur automatique pour les avions. En 1939, il publia une nouvelle basée sur le gouverneur de la Banque d’Angleterre. La Banque riposta en achetant tous les exemplaires du livre pour empêcher sa distribution. A partir de mars 1938, il lança son bimensuel « Message de Hargrave » qui dura jusqu’en 1951. En 1944 il commença une autre partie de sa vie en tant que guérisseur paranormal, manifestement avec un grand succès.

CAMPAGNE D’APRES-GUERRE

Avec la fin de la guerre, le Parti du Crédit Social fut réactivé, sa première réunion depuis 1939 fut tenue en mai 1945, et un Evangile du Crédit Social National fut lancé pour briser le black-out des médias par un retour aux méthodes spectaculaires.

– 12 décembre 1945 : manifestation « Britannia » contre l’accord de Bretton Woods qui crée la Banque Mondiale et le FMI, le mécanisme de contrôle mondial de la finance internationale dans l’après-guerre.

– 1er janvier 1946 : publication du livre « Le Crédit Social clairement expliqué ».

– 1er juillet 1946 : manifestation à Whitehall : « Energie atomique – Vie ou Mort ».

– 20 juillet 1946 : manifestation « A bas le rationnement du pain ! ».

– 7 juin 1947 : manifestation des banderoles au Derby d’Epsom.

– 16 août 1947 : manifestation des banderoles lors de l’Ovale (test-match).

– 28 novembre 1947 : Hargrave déclare son intention de se présenter au Parlement.

– 15 mai 1948 : première assemblée nationale d’après-guerre du Parti du Crédit Social. Le groupe du Parti, « Agriculture et élevage » se forme en front, avec le slogan « La Grande-Bretagne peut se nourrir elle-même ! ».

– 4 novembre 1949 : Hargrave parle à 5.000 personnes âgées à Central Hall, Westminster.

– 23 février 1950 : élections générales : Hargrave obtient 551 votes à Stoke Newington et Hackney.

– 16 novembre 1950 : premier d’une série de huit cris en un mois : « Crédit Social, le seul remède ! » dans la galerie publique du Parlement.

En dépit de cet activisme, l’apathie de masse régnait dans la Grande-Bretagne d’après-guerre, et après le pauvre résultat de Hargrave dans les élections de 1951, il se résolut à dissoudre le parti.

Hargrave connut un succès considérable en tant qu’écrivain dans sa vie ultérieure, et fut salué par le public lorsqu’il assista en 1976 à des représentations d’une comédie musicale sur les Chemises Vertes. En 1977 la Fondation du Kibbo Kift fut créée avec Hargrave comme président, « dans le but de fournir une autorité et une propriété permanente des archives et des insignes » du mouvement. Une grande partie de l’énergie de Hargrave dans l’après-guerre fut occupée à montrer qu’il avait été l’inventeur du procédé de navigation automatique, largement utilisé sur les avions y compris sur le Concorde. Finalement il devait recevoir une reconnaissance de mauvaise grâce mais on lui refusa une compensation pour la technicité. Hargrave mourut le 21 novembre 1982.

Si le Crédit Social avait connu le zèle de croisade et l’engagement radical du passé, y compris en Nouvelle-Zélande, l’histoire aurait pu être très différente. Le monde espère comme jamais auparavant être libéré de l’emprise de l’usure.

Article publié dans la revue « Western Destiny », N° 32, août 2003.

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