Avec la conversion de l’empereur romain Constantin au christianisme, la période de l’Europe païenne commença à approcher de sa fin. Au cours du millénaire suivant, tout le continent européen tomba sous l’emprise de l’Evangile – parfois par persuasion pacifique, souvent par la conversion forcée. Ceux qui étaient hier les persécutés dans l’ancienne Rome devinrent à leur tour les persécuteurs dans la Rome chrétienne. Ceux qui s’étaient autrefois plaints de leur sort sous Néron, Dioclétien ou Caligula n’hésitèrent pas à employer la violence « créative » contre les païens infidèles. Bien que la violence était en principe interdite par les textes chrétiens, elle était pleinement utilisée contre ceux qui n’entraient pas dans la catégorie des « enfants choisis » de Dieu. Durant le règne de Constantin, la persécution contre les païens prit des proportions « similaires à la manière dont l’ancienne religion avait précédemment persécuté la nouvelle, mais avec un esprit encore plus féroce ». Par l’édit de 346 après J.C., suivi dix ans plus tard par l’édit de Milan, les temples païens et le culte des déités païennes finirent par être stigmatisés comme des magnum crimen. La peine de mort fut infligée à tous ceux reconnus coupables d’avoir participé à d’anciens sacrifices ou d’avoir adoré des idoles païennes. « Avec Théodose, l’administration se lança dans un effort systématique pour abolir les diverses formes survivantes du paganisme au moyen du désétablissement, de la suppression des dotations, et de la proscription des cultes survivants » [1]. La période des âges obscurs commença.
La violence chrétienne et interchrétienne, ad majorem dei gloriam, ne cessa pas jusqu’au début du XVIIIe siècle. En même temps que des flèches gothiques d’une beauté à couper le souffle, les autorités chrétiennes élevèrent des bûchers qui dévorèrent des milliers de gens. Avec le recul, l’intolérance chrétienne contre les hérétiques, les juifs et les païens peut être comparée à l’intolérance bolchevik du XXe siècle contre les ennemis de classe en Russie et en Europe de l’Est – avec une différence : elle dura plus longtemps. Durant le crépuscule de la Rome impériale, le fanatisme chrétien poussa le philosophe païen Celse à écrire : « Ils [les chrétiens] ne discutent pas de ce qu’ils croient, ils se dérobent toujours derrière leur : ‘N’examinez point, mais croyez’… ». Obéissance, prière et absence de pensée critique étaient tenues par les chrétiens comme les instruments les plus indiqués pour obtenir la félicité éternelle. Celse décrivit les chrétiens comme des individus enclins aux querelles de clans et à un mode de pensée primitif, qui, de plus, montraient un dédain remarquable pour la vie [2]. Un ton similaire contre les chrétiens fut utilisé au XIXe siècle par Friedrich Nietzsche qui, dans son style virulent, décrivit les chrétiens comme des individus capables à la fois de haine de soi et de haine envers les autres, c’est-à-dire « la haine contre ceux qui pensent différemment, et la volonté de persécuter » [3]. Indubitablement, les premiers chrétiens devaient vraiment croire que la fin de l’histoire était proche, et, avec leur optimisme historique et leur violence contre les « infidèles », ils méritaient probablement le nom de bolcheviks de l’antiquité.
Ainsi que cela est suggéré par de nombreux auteurs, la chute de l’empire romain ne résulta pas seulement de l’assaut des barbares, mais aussi parce que Rome était déjà « ruinée de l’intérieur par les sectes chrétiennes, les objecteurs de conscience, les ennemis du culte officiel, les persécutés, les persécuteurs, les éléments criminels de toutes sortes, et le chaos général ». Paradoxalement, même le dieu juif Yahvé devait connaître un triste sort : « il serait converti, il deviendrait romain, cosmopolite, œcuménique, non-juif, goy, mondialiste, et finalement antisémite » [4]. Il ne faut pas s’étonner que, durant les siècles suivants, les Eglises chrétiennes en Europe aient eu des difficultés à tenter de concilier leur vocation universaliste avec la montée de l’extrémisme nationaliste.
Vestiges païens dans la cité laïque
Bien que le christianisme supprima graduellement les derniers vestiges du polythéisme romain, il s’établit aussi comme l’héritier légitime de Rome. En effet, le christianisme ne supprima pas totalement le paganisme ; il hérita de Rome de nombreux traits qu’il avait précédemment considérés comme antichrétiens. Les cultes païens officiels étaient morts mais l’esprit païen restait indomptable, et pendant des siècles il continua à ressurgir sous des formes étonnantes et de multiples manières : durant la période de la Renaissance, durant le Romantisme, avant la Seconde Guerre mondiale, et aujourd’hui, alors que les Eglises chrétiennes reconnaissent de plus en plus que leurs troupeaux laïques s’éloignent de leurs bergers. Finalement, le folklore ethnique semble être un exemple marquant de la survie du paganisme, bien que dans la cité laïque le folklore ait été largement réduit à un produit périssable d’art culinaire ou d’attraction touristique [5]. Au cours des siècles, le folklore ethnique a été sujet à des transformations, à des adaptations, et aux demandes et aux contraintes de son époque ; pourtant il a continué à véhiculer son archétype originel d’un mythe fondateur tribal. De même que le paganisme est toujours demeuré plus fort dans les villages, le folklore a été traditionnellement mieux protégé parmi les classes paysannes en Europe. Au début du XIXe siècle, le folklore commença à jouer un rôle décisif dans la formation de la conscience nationale des peuples européens, c’est-à-dire « dans une communauté tenant à avoir ses propres origines, et basée sur une histoire qui est plus souvent reconstruite que réelle » [6].
Le contenu païen fut supprimé, mais la structure païenne demeura à peu près la même. Sous le manteau et l’auréole des saints chrétiens, le christianisme créa bientôt son propre panthéon de déités. De plus, même le message du Christ prit un sens particulier selon le lieu, l’époque historique, et le génie local de chaque peuple européen. Au Portugal, le catholicisme ne se manifeste pas de la même façon qu’au Mozambique ; et les Polonais ruraux continuent à vénérer de nombreuses déités slaves anciennes qui sont étroitement incorporées dans la liturgie catholique romaine. Dans toute l’Europe contemporaine, l’empreinte ineffaçable des croyances polythéistes continue à ressurgir. La célébration de Noël représente l’un des exemples les plus frappants de la ténacité des vestiges païens [7]. De plus, beaucoup d’anciens temples et lieux de culte païens ont été transformés en lieux sacrés de l’Eglise catholique. Lourdes en France, Medjugordje en Croatie, les rivières et les montagnes sacrées ne sont-ils pas l’indication de l’empreinte de l’Europe païenne préchrétienne ? Le culte de la déesse mère, autrefois intensément pratiqué par les Celtes, particulièrement près des rivières, peut encore être observé aujourd’hui en France où de nombreuses petites chapelles sont construites près des fontaines et des sources [8]. Et finalement, qui pourrait contester le fait que nous sommes tous les fils spirituels des Grecs et des Latins païens ? Les penseurs comme Virgile, Tacite et Héraclite sont aussi modernes aujourd’hui qu’ils l’étaient à l’aube de la civilisation européenne.
Conservateurs païens modernes
Il y a de nombreuses indications que la sensibilité païenne peut s’épanouir dans les sciences sociales, la littérature et les arts, pas seulement comme une forme de récit exotique mais aussi comme une structure mentale et un instrument d’analyse conceptuelle. De nombreux noms viennent à l’esprit lorsque nous discutons du renouveau du polythéisme indo-européen. Dans la première moitié du XXe siècle, les penseurs païens apparaissaient souvent sous le masque de ceux qui se qualifiaient de « conservateurs révolutionnaires », de « nihilistes aristocratiques », d’« élitistes » – bref tous ceux qui ne souhaitaient pas remplacer Jésus par Marx, mais qui rejetaient à la fois Marx et Jésus [9]. Friedrich Nietzsche et Martin Heidegger en philosophie, Carl-Gustav Jung en psychologie, Georges Dumézil et Mircea Eliade en anthropologie, Vilfredo Pareto et Oswald Spengler en science politique, sans parler de douzaines de poètes comme Ezra Pound ou Charles Baudelaire – ce sont seulement quelques-uns des noms qui peuvent être associés à l’héritage du conservatisme païen. Tous ces individus avaient en commun la volonté de dépasser l’héritage de l’Europe chrétienne, et tous désiraient inclure dans leur bagage spirituel le monde des Celtes, des Slaves et des Germains préchrétiens.
A une époque qui est lourdement chargée de message biblique, beaucoup de penseurs païens modernes, à cause de leur critique du monothéisme biblique, ont été attaqués et stigmatisés soit comme des athées impénitents soit comme des porte-drapeaux spirituels du fascisme. Particulièrement Nietzsche, Heidegger, et plus récemment Alain de Benoist ont été attaqués pour avoir soi-disant épousé une philosophie qui, pour leurs détracteurs contemporains, rappelait les premières tentatives nationales-socialistes de « déchristianiser » et de « repaganiser » l’Allemagne [10]. Ces attaques semblent injustifiées. Jean Markale observe : « On pourrait affirmer que le nazisme et le stalinisme ont été des religions à cause des actes qu’ils ont provoqués. Ils l’ont été dans la mesure où se sous-tendait un évangile, au sens étymologique pur… Un véritable paganisme ne peut être orienté que sur le plan de la sublimation. Il ne peut être au service d’un pouvoir temporel » [11]. Le paganisme semble davantage être une forme de sensibilité qu’un crédo politique donné, et avec l’épuisement du christianisme, on ne peut pas exclure que le premier s’épanouisse à nouveau en Europe.
Le paganisme contre le désert monothéiste
Deux mille ans de monothéisme judéo-chrétien ont laissé leur marque sur la civilisation occidentale. Au vu de cela, il ne faut pas être surpris que la glorification du paganisme, ainsi que la critique de la Bible et de l’éthique judéo-chrétienne – spécialement lorsqu’elles viennent de la droite du spectre de la société – aient peu de chances de gagner la popularité dans la cité laïque. Il suffit de regarder la société américaine où les attaques contre les principes judéo-chrétiens sont souvent regardées avec suspicion, et où la Bible et le mythe biblique du « peuple élu » de Dieu jouent encore un rôle important dans le dogme constitutionnel américain [12]. Bien que la cité laïque soit maintenant devenue indifférente à la théologie judéo-chrétienne, les principes qui proviennent de l’éthique judéo-chrétienne, tels que la « paix », l’« amour », et la « fraternité universelle », montrent encore des signes de bonne santé. Dans la cité laïque, de nombreux penseurs libéraux et socialistes, tout en abandonnant la croyance en la théologie judéo-chrétienne, n’ont pas jugé sage d’abandonner l’éthique enseignée par la Bible.
Quoi qu’on puisse penser de la connotation apparemment obsolète, dangereuse, ou même désobligeante du terme « paganisme européen », il est important de noter que cette connotation est largement due à l’influence historique et politique du christianisme. Etymologiquement, le paganisme est relié aux croyances et aux rituels qui étaient en usage dans les villages et les campagnes européens. Mais le paganisme, dans sa version moderne, peut suggérer aussi une certaine sensibilité et un certain « mode de vie » qui demeurent irréconciliables avec le monothéisme judéo-chrétien. Dans une certaine mesure, les peuples européens continuent à être « païens » parce que leur mémoire nationale, leurs racines géographiques, et, surtout, leurs allégeances ethniques – qui contiennent souvent des allusions à d’anciens mythes, des contes et des formes de folklore – portent des marques particulières de thèmes préchrétiens. Même la résurgence moderne du séparatisme et du régionalisme en Europe apparaît comme une conséquence des vestiges païens. Comme l’observe Markale, « La dictature de l’idéologie chrétienne n’a pas étouffé les valeurs anciennes ; elle les a seulement refoulées dans les ténèbres de l’inconscient » [13]. Le christianisme a été l’un des principaux pourvoyeurs de l’impérialisme, du colonialisme et du racisme dans le Tiers Monde [14].
Dans la cité laïque moderne, l’influence séculaire et envahissante du christianisme a significativement contribué à l’idée que toute glorification du paganisme, ou, par ailleurs, toute nostalgie de l’ordre gréco-romain, est carrément étrange ou au mieux irréconciliable avec la société contemporaine. Récemment, cependant, Thomas Molnar, un philosophe catholique qui semble avoir des sympathies pour le renouveau culturel du paganisme, a remarqué que les adhérents modernes du néo-paganisme sont plus ambitieux que leurs prédécesseurs. Molnar écrit que le but du renouveau païen ne signifie pas nécessairement un retour au culte des anciennes déités européennes ; il exprime plutôt le besoin de forger une autre civilisation, ou, encore mieux, une version modernisée de « l’hellénisme scientifique et culturel » qui était autrefois une référence commune à tous les peuples européens. Et avec une sympathie visible pour les efforts polythéistes de certains conservateurs païens modernes, Molnar ajoute : « La question n’est pas de conquérir la planète, mais plutôt de promouvoir un œcoumène des peuples et des civilisations qui ont redécouvert leurs origines. On peut supposer que la domination des idéologies apatrides, notamment les idéologies du libéralisme américain et du socialisme soviétique, va prendre fin. On croit en un paganisme réhabilité afin de rendre aux peuples leur véritable identité qui existait avant la corruption monothéiste » [15].
Une vision aussi candide de la part d’un catholique peut aussi apporter un éclairage sur l’étendue de la désillusion parmi les chrétiens dans leurs cités laïques. Le monde sécularisé rempli d’abondance et de richesses ne semble pas avoir satisfait les besoins spirituels de l’homme. Ou alors comment expliquer que des foules de jeunes Européens et Américains préfèrent se rendre dans des ashrams indiens païens plutôt que dans leurs propres sites sacrés obscurcis par le monothéisme judéo-chrétien ?
Désireux de dissiper le mythe de l’« arriération » païenne, et dans un effort pour redéfinir le paganisme européen dans l’esprit des temps modernes, les protagonistes contemporains du paganisme se sont donnés beaucoup de mal pour présenter sa signification d’une manière plus attractive et plus érudite. L’une de leurs figures les plus en vue, Alain de Benoist, résume la signification moderne du paganisme par les mots suivants :
« Le néo-paganisme, si néo-paganisme il y a, n’est pas un phénomène de secte – comme l’imaginent, non seulement ses adversaires, mais aussi des groupes et des chapelles parfois bien intentionnées, parfois maladroits, souvent involontairement comiques et parfaitement marginaux… ce qui nous semble surtout à redouter aujourd’hui, du moins selon l’idée que nous nous en faisons, c’est moins la disparition du paganisme que sa résurgence sous des formes primitives ou puériles, apparentées à cette ‘religiosité seconde’ dont Spengler faisait, à juste titre, l’un des traits caractéristiques des cultures en déclin, et dont Julius Evola écrit qu’elle ‘correspond généralement à un phénomène d’évasion, d’aliénation, de compensation confuse, n’ayant aucune répercussion sérieuse sur la réalité’. » [16]
Le paganisme, en tant que profusion de cultes et de sectes bizarres, n’est pas ce que les penseurs païens modernes ont à l’esprit. Il y a un siècle, le philosophe païen Friedrich Nietzsche avait déjà observé dans L’Antéchrist que lorsqu’une nation devient trop dégénérée ou trop déracinée, elle doit placer son énergie dans diverses formes de cultes orientaux, et que simultanément « elle doit changer son propre dieu » (979). Aujourd’hui, les paroles de Nietzsche sonnent d’une manière plus prophétique que jamais. Sous l’emprise de la décadence et de l’hédonisme rampant, les masses de la cité laïque recherchent une évasion par procuration avec les gourous indiens ou parmi une foule de prophètes orientaux. Mais au-delà de ce semblant de transcendance et derrière la haine de soi des Occidentaux, accompagnée d’une infatuation puérile pour des mascottes orientales, il y a davantage qu’une lassitude passagère pour le monothéisme chrétien. Quand les cultes modernes se laissent tenter par la découverte d’un paganisme perverti, ils pourraient aussi être à la recherche du sacré qui est devenu souterrain à cause du discours judéo-chrétien dominant.
Du désert monothéiste a l’anthropologie communiste
Le monothéisme a-t-il introduit en Europe une « anthropologie » responsable de l’expansion de la société massifiée égalitaire et de la montée du totalitarisme, comme certains penseurs païens semblent le suggérer ? Certains auteurs semblent soutenir cette thèse, affirmant que les racines de la tyrannie ne se trouvent pas à Athènes ou à Sparte, mais qu’au contraire elles peuvent être retrouvées à Jérusalem. Dans un dialogue avec Molnar, de Benoist suggère que le monothéisme affirme l’idée d’une seule vérité absolue ; c’est un système où l’idée de l’ennemi est associée au mal, et où l’ennemi doit être physiquement exterminé (Cf. Deutéronome, 13). Bref, observe de Benoist, l’universalisme judéo-chrétien, il y a deux mille ans, a préparé la scène pour la montée des aberrations égalitaires modernes et de leurs rejetons laïques modernes, incluant le communisme.
« Qu’il existe des régimes totalitaires ‘sans Dieu’ est tout-à-fait évident, l’Union Soviétique par exemple. Ces régimes, cependant, sont les ‘héritiers’ de la pensée chrétienne au sens où Carl Schmitt a démontré que la majorité des principes politiques modernes sont des principes théologiques sécularisés. Ils font descendre sur terre une structure d’exclusion ; la police de l’âme laisse la place à la police de l’Etat ; les guerres idéologiques succèdent aux guerres religieuses. » [17]
Des observations similaires ont été faites plus tôt par le philosophe Louis Rougier ainsi que par le politologue Vilfredo Pareto, tous deux représentant la « vieille garde » des penseurs païens et dont les recherches philosophiques étaient dirigées vers la réhabilitation du polythéisme politique européen. Rougier et Pareto s’accordent à penser que le judaïsme et sa forme pervertie, le christianisme, introduisirent dans la structure conceptuelle européenne un type de raisonnement étranger qui conduit aux vœux pieux, à l’utopisme, et aux divagations sur l’avenir statique [18]. Similaire à celle des marxistes d’aujourd’hui, la croyance des premiers chrétiens en l’égalitarisme a dû avoir un formidable impact sur les masses défavorisées d’Afrique du Nord et de Rome, dans la mesure où elle promettait l’égalité aux « damnés de la terre », aux odium generis humani, et à tous les prolos du monde. Parlant des proto-communistes chrétiens, Rougier rappelle que le christianisme tomba très tôt sous l’influence du dualisme iranien tout comme des visions eschatologiques des apocalypses juives. De même, les juifs et plus tard les chrétiens adoptèrent la croyance selon laquelle le bon qui souffre dans le présent sera récompensé dans le futur. Dans la cité laïque, le même thème fut plus tard incorporé dans les doctrines socialistes modernes qui promettaient un paradis séculier. « Il y a deux empires juxtaposés dans l’espace », écrit Rougier, « l’un gouverné par Dieu et ses anges, l’autre par Satan et Bélial ». Les conséquences de cette vision-du-monde largement dualiste aboutirent, après un certain temps, à l’attitude chrétienne-marxiste voyant leurs ennemis politiques comme ayant toujours tort, et se voyant eux-mêmes comme ayant toujours raison. Pour Rougier, l’intolérance gréco-romaine ne put jamais prendre des proportions aussi totales et absolues d’exclusion religieuse ; l’intolérance envers les chrétiens, les juifs et d’autres sectes fut sporadique, visant certaines coutumes religieuses jugées contraires à la loi coutumière romaine (comme la circoncision, les sacrifices humains, les orgies sexuelles et religieuses) [19].
En se coupant des racines polythéistes européennes, et en acceptant le christianisme, les Européens commencèrent graduellement à adhérer à la vision-du-monde qui insistait sur l’égalité des âmes, et sur la nécessité d’apporter l’évangile de Dieu à tous les peuples, sans distinction de croyance, de race ou de langue (Paul, Galates, 3 : 28). Au cours des siècles suivants, ces cycles égalitaires, sous des formes sécularisées, entrèrent d’abord dans la conscience des Occidentaux, puis de toute l’humanité. Alain de Benoist écrit :
« En accord avec le processus classique du développement et de la dégradation des cycles, le thème égalitaire est passé dans notre culture du stade de mythe (l’égalité devant Dieu) au stade d’idéologie (l’égalité entre tous) ; après cela, il est passé au stade de ‘prétention scientifique’ (affirmation du fait égalitaire). Bref, du christianisme à la démocratie, puis au socialisme et au marxisme. Le plus sérieux reproche que l’on puisse formuler contre le christianisme est qu’il a inauguré ce cycle égalitaire en introduisant dans la pensée européenne une anthropologie révolutionnaire, au caractère universaliste et totalitaire. » [20]
On pourrait probablement dire que le monothéisme judéo-chrétien, dans la mesure où il implique l’universalisme et l’égalitarisme, suggère aussi l’exclusivisme religieux qui émane directement de la croyance à une vérité incontestée. La croyance chrétienne en l’unicité théologique – par exemple qu’il n’existe qu’un seul Dieu, et donc une seule vérité – a naturellement conduit, au cours des siècles, à la tentation chrétienne de supprimer ou d’abaisser toutes les autres vérités et valeurs. On peut dire que lorsqu’une secte proclame que sa religion est la clé du mystère de l’univers et qu’en plus cette secte prétend avoir des aspirations universelles, la croyance en l’égalité et la suppression de toutes les différences humaines s’ensuivront. De même, l’intolérance chrétienne envers les « infidèles » pouvait toujours être justifiée comme une réponse légitime à ceux qui se sont éloignés de la croyance en la vérité de Yahvé. D’où le concept de la « fausse humilité » chrétienne envers les autres confessions, un concept qui est particulièrement évident dans l’attitude chrétienne envers les juifs. Bien que presque identiques dans leur culte d’un seul dieu, les chrétiens ne purent jamais accepter le fait qu’ils devaient aussi adorer la déité de ceux qu’ils abhorraient avant tout comme peuple déicide. De plus, alors que le christianisme a toujours été une religion universaliste, accessible à n’importe qui dans le monde, le judaïsme est resté la religion ethnique du seul peuple juif [21]. Comme l’écrit de Benoist, le judaïsme approuve son propre nationalisme, par opposition au nationalisme des chrétiens qui est constamment démenti par les principes universalistes chrétiens. Au vu de cela, « l’antisémitisme chrétien », écrit de Benoist, « peut à juste titre être décrit comme une névrose ». Se pourrait-il que la disparition définitive de l’antisémitisme, ainsi que de la haine interethnique virulente, présuppose d’abord le reniement de la croyance chrétienne en l’universalisme ?
La notion païenne du sacré
Aux critiques qui disent que le polythéisme est une chose de l’esprit préhistorique et primitif, incompatible avec les sociétés modernes, on pourrait répondre que le paganisme n’est pas nécessairement le retour à un « paradis perdu » ou la nostalgie d’une restauration de l’ordre gréco-romain. Pour les païens conservateurs, faire allégeance au « paganisme » signifie ranimer les origines historiques de l’Europe, et faire revivre certains aspects sacrés de la vie qui existaient en Europe avant la montée du christianisme. On pourrait aussi ajouter que, en ce qui concerne la prétendue suprématie ou modernité du judéo-christianisme face à l’arriération du polythéisme indo-européen, les religions judéo-chrétiennes, en termes de modernité, ne sont pas moins arriérées que les religions païennes. Sur ce point, de Benoist écrit :
« De même qu’il y avait hier spectacle grotesque à voir dénoncer les ‘idoles païennes’ par des missionnaires chrétiens adorateurs de leurs propres gris-gris, il y a aujourd’hui quelque comique à voir dénoncer le ‘passé’ (européen) par ceux qui ne cessent de vanter la continuité judéo-chrétienne et de nous renvoyer à l’exemple ‘toujours actuel’ d’Abraham, Jacob, Isaac et autres Bédouins protohistoriques. » [22]
D’après certains penseurs païens, la rationalisation judéo-chrétienne du temps historique a empêché la projection des passés nationaux, et, en faisant cela, elle a contribué d’une manière significative à la « désertification » du monde. Au siècle dernier, Ernest Renan observa que le judaïsme ne connaît pas la notion de sacré, parce que « le désert lui-même est monothéiste » [23]. D’une manière similaire, Alain de Benoist dans L’Eclipse du sacré, en citant Harvey Cox dans The Secular City, écrit que la perte du sacré, qui cause aujourd’hui le « désenchantement » de la société moderne, n’est que la conséquence légitime de la renonciation biblique à l’histoire. D’abord, le désenchantement de la nature avait commencé avec la Création ; la désacralisation de la politique avec l’Exode ; et la désacralisation des valeurs avec l’Alliance du Sinaï, spécialement après l’interdiction des idoles (p. 129). Continuant avec des analyses similaires, Mircea Eliade, un auteur lui-même influencé par le monde païen, ajoute que le ressentiment judaïque envers l’idolâtrie païenne vient du caractère ultra-rationnel des lois mosaïques qui rationalisent tous les aspects de la vie par une myriade de prescriptions, de lois et d’interdictions :
« La désacralisation de la Nature, la dévaluation de l’activité culturelle, bref, le rejet violent et total de la religion cosmique, et surtout l’importance décisive conférée à la régénération spirituelle par le retour certain de Yahvé, furent la réponse des prophètes aux crises historiques menaçant les deux royaumes juifs. » [24]
Certains pourraient objecter que le catholicisme a sa propre forme de sacré et que, à la différence de certaines autres formes de croyances judéo-chrétiennes, il déploie sa propre transcendance spirituelle. Mais il y a des raisons de croire que le concept catholique du sacré n’émerge pas sui generis, mais plutôt comme un substrat de l’amalgame entre christianisme et paganisme. Comme le remarque de Benoist, le christianisme doit sa manifestation du sacré (lieux saints, pèlerinages, fêtes de Noël, et panthéon des saints) à l’indomptable courant souterrain de la sensibilité païenne et polythéiste. Il semble donc que le renouveau païen représente aujourd’hui moins une religion normative, au sens chrétien du mot, qu’un certain outillage spirituel qui se trouve en opposition avec la religion des juifs et des chrétiens. Par conséquent, comme le suggèrent certains penseurs païens, le remplacement possible de la vision-du-monde monothéiste par la vision-du-monde polythéiste ne signifie pas seulement le « retour des dieux », mais aussi le retour de la pluralité des valeurs sociales.
Le courage, l’honneur personnel, et le dépassement spirituel et physique sont souvent cités comme les plus importantes vertus du paganisme. Contrairement à l’optimisme utopien chrétien et marxiste, le paganisme met l’accent sur le sens du tragique, le tragique – comme cela apparaît dans les tragédies grecques – qui soutient l’homme dans ses épreuves prométhéennes et qui rend sa vie digne d’être vécue [25]. C’est le sens païen du tragique qui peut expliquer le destin de l’homme – le destin, qui pour les anciens Indo-Européens « poussait à l’action, à l’effort et au dépassement de soi » [26]. Hans Günther résume cet aspect par les paroles suivantes :
« La religiosité indo-européenne ne dérive d’aucune espèce de crainte, que ce soit la crainte de la divinité ou la crainte de la mort. Les paroles d’un poète romain du Bas-Empire, signalant que la crainte fut jadis la matrice des dieux (Statius, Thebais III, 661 : primus in orbe fecit deos timor) ne révèlent d’aucune façon la sensibilité religieuse indo-européenne. La ‘crainte du Seigneur’ (Proverbes, Salomon, IX, 10 ; Psaume, 111, 30) n’a jamais constitué le commencement de la sagesse ou de la foi, dans les pays où s’est déployée librement la religiosité indo-européenne. » [27]
Certains ont suggéré que les plus grandes civilisations sont celles qui ont montré un sens fort du tragique et qui n’ont eu aucune crainte de la mort [28]. Dans le concept païen du tragique, l’homme est encouragé à prendre ses responsabilités devant l’histoire parce que l’homme est le seul qui donne un sens à l’histoire. Commentant l’œuvre de Nietzsche, Giorgio Locchi écrit que dans la cosmogonie païenne, seul l’homme est considéré comme le forgeur de son propre destin (faber suae fortunea), exempt de déterminisme biblique ou historique, de « grâce divine » ou de contraintes économiques et matérielles [29]. Le paganisme met l’accent sur une attitude héroïque face à la vie, contrairement à l’attitude chrétienne de culpabilité et de crainte face à la vie. Sigrid Hunke parle d’une essentialisation de la vie, puisque la vie comme la mort ont la même essence et ne sont jamais séparées. La vie, qui à tout moment est un face-à-face avec la mort, rend le futur permanent à chaque instant, et la vie devient éternelle en acquérant une profondeur insondable et en assumant une valeur d’éternité.
Pour Hunke, avec d’autres auteurs de sensibilité païenne, pour restaurer ces vertus païennes dans la cité laïque, l’homme doit d’abord abandonner la logique dualiste de l’exclusion religieuse et sociale, « une logique qui a été responsable des extrémismes qui opposent non seulement les individus mais les partis et les peuples et qui, depuis l’Europe, ont répandu dans le monde cette coupure dualiste qui a pris des proportions planétaires » [30]. Pour atteindre ce but ambitieux, l’homme occidental doit d’abord repenser le sens de l’histoire.
La terreur de l’histoire
Les païens modernes nous rappellent que le monothéisme judéo-chrétien a substantiellement altéré l’attitude de l’homme envers l’histoire. En assignant à l’histoire un but spécifique, le judéo-christianisme a dévalué tous les événements passés, sauf ceux qui arborent le signe de la théophanie de Yahvé. Indubitablement, Yahvé admet que l’homme peut avoir une histoire, mais seulement dans la mesure où l’histoire est dotée d’un but assigné, d’un but déterminé, et d’un but spécifique. Si l’homme, cependant, continue à s’accrocher au concept de l’histoire qui évoque la mémoire collective de sa tribu ou de son peuple, il court le risque de provoquer la colère de Yahvé. Pour les juifs, les chrétiens, ainsi que pour les marxistes, l’historicité n’est pas l’essence véritable de l’homme ; l’essence véritable de l’homme est au-delà de l’histoire. On pourrait observer que le concept judéo-chrétien de la fin de l’histoire s’accorde très bien avec les doctrines égalitaires et pacifistes qui s’inspirent elles-mêmes, souvent inconsciemment, du proverbe biblique : « Le loup vivra avec la brebis, et le léopard se couchera au coté du chevreau » (Isaïe, 11 : 6). De Benoist note dans L’éclipse que, à la différence du concept païen de l’histoire qui implique une solidarité organique et des liens communautaires, le concept monothéiste de l’histoire crée des divisions. De même, Yahvé doit interdire les « mélanges » entre le présent et le passé, entre l’homme et le divin, entre Israël et les goyim [31]. Les chrétiens, bien sûr, rejetteront l’exclusivisme juif – comme leur prosélytisme religieux séculaire le démontre amplement –, mais ils conserveront néanmoins leur propre marque d’exclusivisme contre les musulmans « infidèles », les païens, et autres « faux croyants ».
Contrairement au dogme judéo-chrétien qui affirme que le temps historique part d’un père unique, dans le paganisme européen il n’y a pas de trace d’un commencement du temps ; au contraire, le temps historique est vu comme un perpétuel recommencement, l’« éternel retour » émanant de pères multiples et différents. Dans la cosmogonie païenne, comme l’écrit de Benoist, le temps est le reflet d’une conception de l’histoire non-linéaire ou sphérique, une conception dans laquelle le passé, le présent et le futur ne sont pas perçus comme des tranches de temps cosmique irrévocablement coupées l’une de l’autre, ou se suivant l’une l’autre sur la même ligne. Au contraire, le présent, le passé et le futur sont perçus comme des dimensions de la réalité (L’éclipse, p. 131). Dans la cosmogonie païenne, il incombe à chaque peuple de s’assigner à lui-même un rôle dans l’histoire, ce qui signifie en pratique qu’il ne peut y avoir de peuple auto-désigné occupant la scène centrale de l’histoire. Et de même qu’il est erroné de parler d’une vérité unique, il est également faux de maintenir que toute l’humanité doit suivre une même et unique direction historique, comme cela est proposé par l’universalisme judéo-chrétien et sa retombée séculière de la « démocratie mondiale ».
Le concept judéo-chrétien de l’histoire suggère que le flux du temps historique est monolinéaire et donc limité par sa signification et son sens. Désormais, pour les juifs et les chrétiens, l’histoire ne peut être appréhendée que comme une totalité gouvernée par un sens de la fin ultime et de l’accomplissement de l’histoire. Pour les juifs comme pour les chrétiens, l’histoire apparaît au mieux comme une parenthèse, au pire comme un épisode exécrable ou une « vallée de larmes », qui doit être un de ces jours effacée de la terre et transcendée par le paradis.
De plus, le monothéisme judéo-chrétien exclut la possibilité d’un retour ou d’un « recommencement » historique ; l’histoire doit se déployer d’une manière prédéterminée en faisant son chemin vers un but final. Dans la cité laïque moderne, l’idée de la finalité chrétienne sera transposée dans le mythe d’une société « sans classes » finie, ou d’une société de consommation libérale apolitique et a-historique. Voici comment de Benoist la voit dans L’éclipse :
« La légitimation par le futur qui remplace la légitimation des temps immémoriaux autorise tous les déracinements, toutes les émancipations concernant l’adhésion à sa forme originelle. Comme par hasard, ce futur utopique qui remplace un passé mythique est toujours générateur de tromperies, parce que ce qu’il annonce de mieux doit constamment être repoussé à une date ultérieure. La temporalité n’est plus un élément fondateur du déploiement de l’être qui tente de se saisir de l’enjeu du monde – la temporalité est poursuivie dans un but, atteinte pour une fin ; attente et non plus communion. Soumettre globalement le devenir historique à un sens obligatoire signifie en fait enfermer l’histoire dans le règne de l’objectivité, qui réduit les choix, les orientations et les projets. » (pp. 155-156)
Seul le futur peut permettre aux juifs et aux chrétiens de « rectifier » le passé. Seul le futur assume la valeur de la rédemption. Désormais, pour les juifs et les chrétiens, le temps historique n’est plus réversible ; à partir de maintenant, chaque événement historique prend le sens de la providence divine, du « doigt de Dieu », ou d’une théophanie. Dans la cité laïque, cette ligne de la pensée monolinéaire donnera naissance à la « religion » du progrès et à la croyance en la croissance économique illimitée. Moïse ne reçut-il pas les Lois à un certain endroit et à un certain moment, et plus tard Jésus ne prêcha-t-il pas, n’accomplit-il pas des miracles, et ne fut-il pas crucifié à un moment et en un lieu spécifiquement signalés ? Pour les communistes, la fin de l’histoire ne commence-t-elle pas avec la Révolution bolchevik, et pour les libéraux avec le siècle américain ? Ces interventions « divines » dans l’histoire humaine ne doivent jamais se répéter. Eliade résume cet aspect de la manière suivante :
« Sous la ‘pression de l’histoire’ et soutenue par l’expérience prophétique et messianique, une nouvelle interprétation des événements historiques apparaît parmi les enfants d’Israël. Sans renoncer finalement au concept traditionnel des archétypes et des répétitions, Israël tente de ‘sauver’ les événements historiques en les regardant comme des présences actives de Yahvé… Le messianisme leur donne une valeur nouvelle, spécialement en abolissant leur possibilité de répétition ad infinitum. Quand le Messie viendra, le monde sera sauvé une fois pour toutes et l’histoire cessera d’exister. » [31]
Directement commandée par la volonté de Yahvé, l’histoire fonctionne désormais comme une série d’événements, chacun d’entre eux devenant irrévocable et irréversible. L’histoire n’est pas seulement rejetée, mais aussi combattue. Pierre Chaunu, un historien contemporain français, observe que « le rejet de l’histoire est une tentation des civilisations qui sont issues du judéo-christianisme » [32]. D’une manière similaire, Michel Maffelosi écrit que le totalitarisme survient dans les pays qui sont hostiles à l’histoire, et il ajoute : « Nous entrons maintenant dans le règne de la finalité propice à l’eschatologie dont le résultat est le christianisme et ses formes profanes, le libéralisme et le marxisme » [33].
Les observations précédentes nécessitent quelques commentaires. Mais si l’on accepte l’idée de la fin de l’histoire, comme le proposent les monothéistes, les marxistes et les libéraux, dans quelle mesure les souffrances historiques peuvent-elles être expliquées ? Comment est-il possible, d’un point de vue libéral ou marxiste, de « racheter » les oppressions passées, les souffrances collectives, les déportations et les humiliations qui ont rempli l’histoire ? Il suffit de dire que cette énigme ne fait que souligner la difficulté concernant le concept de justice distributive dans la cité laïque égalitaire. Si une société vraiment égalitaire émerge miraculeusement, elle sera inévitablement une société d’élus – ceux qui, comme l’a remarqué Eliade, auront réussi à échapper à la pression de l’histoire en naissant simplement au bon moment, au bon endroit et dans le bon pays. Paul Tillich a remarqué, il y a quelque temps, qu’une telle égalité entraînerait une immense inégalité historique, puisqu’elle exclurait ceux qui, durant leur temps de vie, ont vécu dans une société inégale, ou – pour reprendre les mots d’Arthur Koestler – qui ont péri avec un « haussement d’épaules de l’éternité » [34]. Ces remarques de Koestler et Eliade illustrent les difficultés des idéologies salutaires modernes qui tentent d’« arrêter » le temps et de créer un paradis séculier. Ne vaudrait-il pas mieux, en temps de grandes crises, emprunter la notion païenne d’histoire cyclique ? Cela semble être le cas de certains peuples d’Europe de l’Est qui, en temps de crises ou de catastrophes, ont souvent recours au folklore et aux mythes populaires qui les aident, d’une manière presque cathartique, à mieux accepter leur triste situation. Locchi écrit :
« Un nouveau commencement de l’histoire est possible. La vérité historique n’existe pas. Si la vérité historique existait vraiment, alors il n’y aurait pas d’histoire. La vérité historique doit être retrouvée sans cesse ; elle doit toujours être transformée en action. Et pour nous, c’est exactement le sens de l’histoire. » [35]
Nous pourrions conclure que pour les chrétiens c’est le Christ qui définit la valeur d’un être humain, pour un juif c’est le judaïsme qui jauge de l’« élection » de quelqu’un, et pour Marx ce n’est pas la qualité de l’homme qui définit la classe mais plutôt la qualité de la classe qui définit l’homme. On devient donc « élu » en vertu de son affiliation à sa classe ou à sa croyance religieuse.
Païens ou monothéistes : qui est le plus tolérant ?
Comme nous l’avons observé, Yahvé, similaire à ses futurs successeurs séculiers, dans le rôle de l’unique créateur de vérité, s’oppose à la présence des autres dieux et des autres valeurs. Comme c’est un réductionniste, tout ce qui existe en-dehors de son troupeau doit être soit puni, soit détruit. On peut observer que dans toute l’histoire, les vrais croyants monothéistes ont été encouragés, au nom de vérités historiques « supérieures », à punir ceux qui s’écartaient de la direction indiquée par Yahvé. Walter Scott écrit :
« Dans de nombreux cas la loi mosaïque de représailles, « œil pour œil, dent pour dent », fut invoquée par les Israélites pour justifier les atrocités qu’ils avaient commises contre leurs ennemis vaincus… L’histoire des campagnes israélites montre que les Hébreux étaient le plus souvent les agresseurs. » [36]
Ainsi, au nom de la vérité historique, les anciens Hébreux purent légitimer le massacre des païens cananéens, et au nom de la révélation chrétienne, les Etats chrétiens légitimèrent les guerres contre les hérétiques infidèles, les juifs et les païens. Dans ce contexte, il serait cependant imprécis de minimiser la violence païenne. La destruction de la ville de Troie par les Grecs, la destruction de Carthage par les Romains, montrent clairement la nature souvent totale et sanglante des guerres conduites par les anciens Grecs et Romains. Cependant, il faut aussi souligner que nous trouvons rarement parmi les Anciens l’attitude auto-satisfaite qui accompagnait les victoires militaires chrétiennes et juives. Les Romains et les Grecs ne tentaient que rarement, sinon jamais, après la destruction militaire de leurs adversaires, de les convertir à leurs propres déités. Par contre, l’Evangile comme l’Ancien Testament sont parsemés d’actes de justice auto-satisfaits qui justifieront à leur tour une violence « rédemptrice » contre les adversaires. De même, dans la cité laïque moderne, faire la guerre pour la démocratie est devenu un moyen particulièrement odieux d’effacer toutes les sociétés différentes qui refusent la « théologie » du progrès mondial et qui fuient le crédo de la « démocratie mondiale ». Pour souligner ce point, Pierre Gripari écrit que le judaïsme, le christianisme, et leurs rejetons séculiers, le nazisme, le socialisme et le libéralisme sont des doctrines barbares qui n’ont pas leur place dans le monde moderne (p. 60).
Par contre, remarque de Benoist, un système qui reconnaît un nombre illimité de dieux reconnaît aussi la pluralité des cultes offerts en leur honneur, et surtout la pluralité des coutumes, des systèmes politiques et sociaux, et des conceptions du monde dont ces dieux sont les expressions sublimes [37]. Il s’ensuit que les païens, les adeptes du polythéisme, sont considérablement moins inclinés à l’intolérance. Leur tolérance relative est principalement due au rejet de la notion de « tiers-exclu » (« der ausgeschlossene Dritte ») et du dualisme judéo-chrétien.
Pour souligner la tolérance relative des païens, il faut mentionner l’attitude des païens indo-européens envers leurs adversaires durant un affrontement militaire. Jean Haudry remarque que, pour les païens, la guerre était conduite selon des règles strictes ; la guerre était déclarée selon des rituels qui sollicitaient d’abord l’aide des dieux et demandaient leur colère contre l’adversaire. La conduite de la guerre était soumise à des règles bien définies, et par conséquent « la victoire consistait à briser la résistance, et pas forcément à détruire l’adversaire » (p. 161). Au vu du fait que le judéo-christianisme ne permet pas des vérités relatives, ni des vérités différentes ou contradictoires, il adoptera souvent la politique de la guerre totale envers ses adversaires. Eliade écrit que « l’intolérance et le fanatisme caractéristiques des prophètes et des missionnaires des trois religions monothéistes ont leur modèle et leur justification dans l’exemple de Yahvé » [38].
Comment l’intolérance monothéiste ressurgit-elle dans la cité laïque soi-disant tolérante ? Quelles sont les conséquences laïques du monothéisme judéo-chrétien à notre époque ? Dans les systèmes contemporains, ce sont les opposants, les indécis – c’est-à-dire ceux qui n’ont pas pris parti, et ceux qui refusent les eschatologies politiques modernes – qui deviennent les cibles de l’ostracisme et de la persécution : ceux qui aujourd’hui contestent l’utilité de l’idéologie des « droits de l’homme », du mondialisme, ou de l’égalité. Bref, ceux qui rejettent le crédo libéral et communiste.
En conclusion, on pourrait dire que dès le début de son développement, le monothéisme judéo-chrétien entreprit de démythifier et de désacraliser le monde païen en remplaçant lentement les anciennes croyances païennes par le règne de la Loi judaïque. Durant ce processus qui dura des siècles, le christianisme supprima graduellement tous les vestiges païens qui coexistaient avec lui. Le processus actuel de désacralisation et d’« entzauberung » de la vie et de la politique semble avoir résulté non de l’éloignement fortuit des Européens vis-à-vis du christianisme, mais plutôt de la disparition graduelle de la notion païenne du sacré qui coexista pendant longtemps avec le christianisme. Le paradoxe de notre siècle est que le monde occidental est saturé de mentalité judéo-chrétienne au moment où les églises et les synagogues sont presque vides.
Tomislav Sunic.
[1] Charles Norris Cochrane, Christianity and Classical Culture (New York: Oxford UP, 1957), 254-55, 329.
[2] T. R. Glover, The Conflict of Religion in the Early Roman Empire (1909; Boston: Beacon, 1960), 242, 254, passim.
[3] Friedrich Nietzsche, Der Antichrist, in Nietzsches Werke (Salzburg/Stuttgart: Verlag « Das Berlgand-Buch, » 1952), 983, para. 21.
[4] Pierre Gripari, L’histoire du méchant dieu (Lausanne : L’Age d’Homme, 1987), 101-2.
[5] Michel Marmin, « Les pièges du folklore », in La Cause des peuples (Paris : édition Le Labyrinthe, 1982), 39-44.
[6] Nicole Belmont, Paroles païennes (Paris : édition Imago, 1986), 160-61.
[7] Alain de Benoist, « Noël », Les Cahiers européens (Paris : Institut de documentations et d’études européens, 1988).
[8] Jean Markale et autres, « Mythes et lieux christianisés », L’Europe païenne (Paris : Seghers, 1980), 133.
[9] Sur les conservateurs révolutionnaires européens, voir l’ouvrage séminal d’Armin Möhler, Die Konservative Revolution in Deutschland, 1919-1933 (Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1972). Voir aussi Tomislav Sunic, Against Democracy and Equality: The European New Right (New York: Peter Lang, 1990).
[10] Voir notamment l’ouvrage d’Alfred Rosenberg, Der Mythus des 20. Jahrhunderts (München: Hoheneichen Verlag, 1933). Il faut aussi signaler le nom de Wilhelm Hauer, Deutscher Gottschau (Stuttgart: Karl Gutbrod, 1934), qui popularisa largement la mythologie indo-européenne parmi les nationaux-socialistes ; aux pages 240-254, Hauer discute de la différence entre les croyances sémitiques judéo-chrétiennes et le paganisme européen.
[11] Jean Markale, « Aujourd’hui, l’esprit païen ? », in L’Europe païenne (Paris : Seghers, 1980), 15. Le livre contient des études sur le paganisme slave, celtique, latin, et gréco-romain.
[12] Milton Konvitz, Judaism and the American Idea (Ithaca: Cornell UP, 1978), 71. Jerol S. Auerbach, « Liberalism and the Hebrew Prophets, » in Commentary 84:2 (1987):58. Comparer avec Ben Zion Bokser dans « Democratic Aspirations in Talmudic Judaism », in Judaism and Human Rights, ed. Milton Konvitz (New York: Norton, 1972) : « Le Talmud a ordonné avec une grande emphase que toute personne accusée de la violation d’une loi bénéficiera d’un procès loyal et que devant la loi tous seraient scrupuleusement égaux, que ce soit un roi ou un indigent » (146). Ernst Troeltsch, Die Soziallehren der christlichen Kirchen and Gruppen (1922; Aalen: Scientia Verlag, 1965), 768 ; aussi le passage « Naturrechtlicher and liberaler Character des freikirchlichen Neucalvinismus » (762-72). Comparer avec Georg Jellinek, Die Erklärung der Menschen-und Bürgerrechte (Leipzig: Duncker and Humblot, 1904) : « L’idée d’établir légalement les droits inaliénables, inhérents et sacrés des individus, n’a pas des origines politiques, mais religieuses » (46). Aussi Werner Sombart, Die Juden and das Wirtschaftsleben (Leipzig: Verlag Duncker and Humblot, 1911) : « L’américanisme est dans une large mesure du judaïsme dilué » (« geronnene Judentum »), (44).
[13] David Miller, The New Polytheism (New York: Harper and Row, 1974), 7, passim.
[14] Serge Latouche, L’occidentalisation du monde (Paris : La Découverte, 1988).
[15] Thomas Molnar, « La tentation païenne », Contrepoint 38 (1981), 53.
[16] Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? (Paris : Albin Michel, 1981), 25.
[17] Alain de Benoist, L’éclipse du sacré (Paris : La Table ronde, 1986), 233 ; voir aussi le chapitre, « De la sécularisation », 198-207. Aussi Carl Schmitt, Die politische Theologie (München and Leipzig: Duncker und Humblot, 1922), 35-46 : « tous les concepts fondamentaux dans la science politique moderne sont des concepts théologiques sécularisés » (36).
[18] Gérard Walter, Les origines du communisme (Paris : Payot, 1931) : « Les sources judaïques de la doctrine communiste chrétienne » (13-65). Comparer avec Vilfredo Pareto, Les systèmes socialistes (Paris : Marcel Girard, 1926) : « Les systèmes métaphysiques-communistes » (2:2-45). Louis Rougier, La mystique démocratique, ses origines ses illusions (Paris : éd. Albatros, 1983), 184. Voir dans son entièreté le passage, « Le judaïsme et la révolution sociale », 184-187.
[19] Louis Rougier, Celse contre les chrétiens (Paris : Copernic, 1977), 67, 89. Aussi, Sanford Lakoff, « Christianity and Equality, » in Equality, ed. J. Roland Pennock and John W. Chapaman (New York: Atherton, 1967), 128-30.
[20] Alain de Benoist, « L’Eglise, l’Europe et le Sacré », in Pour une renaissance culturelle (Paris : Copernic, 1979), 202.
[21] Louis Rougier, Celse, 88.
[22] Comment peut-on être païen ?, 170, 26. De Benoist s’est trouvé opposé aux dénommés « nouveaux philosophes » néoconservateurs qui ont attaqué son paganisme pour les motifs qu’il était un instrument de l’antisémitisme intellectuel, du racisme et du totalitarisme. Dans sa réponse, de Benoist porte la même accusation contre les « nouveaux philosophes ». Voir « Monothéisme-polythéisme : le grand débat », Le Figaro Magazine, 28 avril 1979, 83 : « Comme Horkheimer, comme Ernest Bloch, comme Levinas, comme René Girard, ce que B. H. Lévy désire, c’est moins d’audace, moins d’idéal, moins de politique, moins de pouvoir, moins d’Etat, moins d’histoire. Ce qu’il attend, c’est l’accomplissement de l’histoire, la fin de toute adversité (l’adversité à laquelle correspond la Gegenständlichkeit hégélienne), la justice désincarnée, la paix universelle, la disparition des frontières, la naissance d’une société homogène… ».
[23] Ernest Renan, Histoire générale des langues sémitiques (Paris : Imprimerie Impériale, 1853), 6.
[24] Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses (Paris : Payot, 1976), 1:369, passim.
[25] Jean-Marie Domenach, Le retour du tragique (Paris : édition du Seuil, 1967), 44-45.
[26] Jean Haudry, Les Indo-Européens (Paris : PUF, 1981), 68.
[27] Hans K. Günther, The Religious Attitude of Indo-Europeans, trans. Vivian Bird and Roger Pearson (London: Clair Press, 1966), 21.
[28] Alain de Benoist et Pierre Vial, La Mort (Paris : éd. Le Labyrinthe, 1983), 15.
[29] Giorgio Locchi, « L’histoire », Nouvelle Ecole 27/28 (1975) :183-90.
[30] Sigrid Hunke, La vraie religion de l’Europe, trad. Claudine Glot et Jean-Louis Pesteil (Paris : Le Labyrinthe, 1985), 253, 274. Le titre original du livre est : Europas eigene Religion: Der Glaube der Ketzer (Bergisch Gladbach: Gustav Lubbe, 1980).
[31] Mircae Eliade, The Myth of the Eternal Return or, Cosmos and History, trans. Willard R. Trask (Princeton: Princeton UP, 1965), 106-7.
[32] Pierre Chaunu, Histoire et foi (Paris : Edition France-Empire, 1980), cité par de Benoist, Comment peut-on être païen ?, 109.
[33] Michel Maffesoli, La violence totalitaire (Paris : PUF, 1979), 228-29.
[34] Voir Paul Tillich, The Eternal Now (New York: Scribner’s, 1963), 41, passim. « Un haussement d’épaules de l’éternité » sont les derniers mots d’Arthur Koestler dans sa nouvelle Darkness at Noon (New York: Modern Library, 1941), 267.
[35] Georgio Locchi, et al., « Über den Sinn der Geschichte, » Das unvergängliche Erbe (Tübingen: Grabert Verlag, 1981), 223.
[36] Walter Scott, A New Look at Biblical Crime (New York: Dorset Press, 1979), 59. 37. Comment peut-on être païen ?, 157-58. 38. Mircea Eliade, Histoire des croyances, 1:194.
[CLIO (A Journal of Literature, History, and the Philosophy of History) vol. 24 No 2 winter 1995; 169-188 (Indiana University-Purdue University Fort Wayne)]