Julius Evola et la Société Théosophique Indépendante de Rome

julius evola

La Société Théosophique Romaine (la Lega[1] Teosophica Independante) fut fondée le 22 février 1897 par Gualtiero Aureli, Mademoiselle AC Loyd, Mademoiselle de Moskvitinoff, Ella Ferrando, Enrico Mannucci, Oliviero Boggiani et Decio Calvari en liaison directe avec la loge de Londres. Cette société réunissait deux groupes de théosophes romains qui existaient depuis 1895 autour d’une bibliothèque de prêt financée par la comtesse Constance Wachtmeister.

Ce centre de culture théosophique attira immédiatement des intellectuels, écrivains et artistes, très importants. Il suffit de signaler qu’un homme aussi célèbre que Giovanni Amendola[2] en fut membre pour avoir conscience de l’intérêt qu’éveilla la création de cette société.  Eva Kuhn, l’infatigable épouse d’Amendola, se souvient : « A dix huit ans, Giovanni eut son premier contact avec la branche romaine de la Société Théosophique. J’ai trouvé dans sa bibliothèque un livre de Lady Isable Oakley qui était alors la présidente de ce groupe, avec une dédicace datée de 1900. C’était un travail sur les éléments mystique dans la maçonnerie »[3]. En outre, leur fils Giorgio, un des premiers adhérents du Parti Communiste Italien, se rappelle comment Annie Besant, « la grande prêtresse du nouvel ordre spirituel », tenait son père en haute estime[4].

En janvier 1907, Decio Calvari, qui était un haut fonctionnaire de l’Etat, fonda une revue d’études et de recherches spirituelles à laquelle il donna le nom d’Ultra. C’est lui qui s’était imposé comme le chef de la Société Théosophique Romaine et qui la guida avec autorité et intelligence à travers les polémiques créées par les conflits entre Rudolf Steiner – qui avait fondé un nouveau concept, l’Anthroposophie, qui attribuait une importance particulière aux mystères chrétiens et à certaines pratiques extra-lucides – et Annie Besant fidèle à l’enseignement de Blavatsky. Decio Calvari eut l’intelligence de rester indépendant, il émit des critiques personnelles et originales, et il se positionna comme un propagateur et un analyste des problèmes les plus sérieux et les plus profonds que la culture spiritualiste débattait en ces années là. Il eut pour sa revue des collaborateurs parmi les meilleurs dont Arturo Reghini (NDLR : membre de l’OTO) le franc maçon spécialiste de la philosophie pythagoricienne.

Après le première guerre mondiale, Ultra continua de se présenter comme un organe qualifié de discussion non seulement de thèmes théosophique mais aussi d’autres thèmes spiritualistes, religieux et philosophiques. D’autres activités allant de « cours sur l’histoire des religions » à l’organisation de conférences et de débats, réunirent souvent l’intelligentsia de ces années quelque soit sa dispersion par ailleurs entre différents pôles artistiques et radicalisme politique. La culture de cette époque se caractérisait par une ouverture d’esprit remarquable, par la publication de nombreux périodiques intéressants  et par des débats incessants. D’une certaine manière Ultra était le catalyseur de ces rencontres et de ces heurts intellectuels grâce à la direction habile de Calvari. De nombreuse années plus tard, Evola s’en souvenait comme d’« une personnalité qui avait une valeur réelle » et à qui il était redevable de « sa première introduction au tantrisme ».

Ultra publiait sous le titre de Mouvement Spiritualiste[5] une rubrique qui occupait les dernières pages de la revue et qui signalait les réunions, conférences, débats, etc. C’est la que nous apprenons que le Baron J Evola avait tenu le 13 décembre 1923 sous l’égide du journal une conférence sur le thème L’idéalisme, l’occultisme et le problème de l’esprit moderne, la conférence avait donné lieu à la rédaction d’un article qu’Evola publia dans le même numéro sous le titre légèrement différent de L’idéalisme, l’occultisme et le problème de l’esprit contemporain[6]. Daté Cortina d’Ampezzo, août 1923, l’essai suivait la clôture de ses expériences artistiques futuristes et dadaïstes en peinture et poésie à la fin de 1922. En outre, c’était probablement la première publication d’Evola concernant les thèmes ésotériques, philosophiques et spirituels. A la même période, il rédigea Théorie et phénoménologie de l’individu absolu, cet ouvrage fondamental ne fut cependant publié qu’en 1927. Il est donc particulièrement signifiant qu’Evola ait choisi Ultra et la Société Théosophique de Calvari pour débuter son nouveau cycle d’activité.

Il est intéressant de noter que L’idéalisme, l’occultisme et le problème de l’esprit contemporain déclare que la Théosophie de Blavatsky et l’Anthroposophie de Steiner sont les seuls moyens « ésotériques et magiques » par lesquels l’homme moderne peut être aidé dans sa « construction de l’immortalité », en d’autres termes dans son devenir « Dieu » dans la réalité concrète. En cela ils se sitent dans une longue tradition philosophique allant de Kant à l’idéalisme allemand, à Nietzsche et à l’individualisme de Stirner. Sous cet éclairage, l’occultisme théosophique n’a que le défaut de ne pas être à égalité au niveau théorique avec les hauteurs spéculatives et les positions gnoséologiques atteintes par la tradition idéaliste. L’insuffisance gnoséologique et théorique de la Théosophie peut cependant être intégrée avec l’ontologie idéaliste de sorte qu’on pourrait plus ou moins dire que l’Idéalisme magique – tel est le nom donné par Evola à sa conception philosophique – est la fusion culturelle de ces deux conceptions. Ainsi la théosophie représenterait la « pratique », le « travail » héritier de l’action spirituelle et magique que l’égo doit entreprendre pour atteindre l’immortalité conçue en termes de devenir Dieu, en même temps c’est la réalisation pratique de la théorie steinerienne de l’Unique.

En 1924, année de crise pour le fascisme et de protestations démocratiques et antifascistes, Evola poursuivit ses contributions à Ultra et à la Société Théosophique. Il renforça  également ses liens avec les milieux culturels maçonniques et avec un courant antifasciste groupé autour de personnalités telles que Giovanni Amendola, Colonna di Cesaro et Adriano Tilgher.

En juin 1924, Ultra publia le texte d’une conférence faite par Evola le 10 avril de la même année devant la Société Théosophique de Rome. Dans cette contribution intitulée Le pouvoir comme valeur métaphysique, Evola réaffirmait l’idée que l’ego ne consiste qu’en la volonté et que l’esprit et Dieu ne sont rien de plus que des possibilités autarciques et solipsistes  données pour le pouvoir infini et absolu de l’individu cherchant à devenir un « individu absolu ».

Durant toute l’année, Evola continua une série de contributions et de visites qui le lièrent encore plus aux cercles spiritualistes. Il écrivit aussi dans Athanor et dans Ignis, deux périodiques publiés par Reghini[7]. Ce dernier qui occupait un rang élevé dans la maçonnerie et qui défendait des idéaux aristocratiques était un spécialiste de l’ésotérisme et du pythagorisme, un ami de René Guénon et le défenseur d’un « impérialisme païen » dans le domaine politique et religieux. Evola collabora aussi au quotidien Il Mondo qui se faisait le champion de la politique antifasciste de Giovanni Amendola se positionnant ainsi comme un antifasciste aristocratique.

En fin d’année, Ultra sortit avec un essai d’Evola sur l’école de sagesse d’Hermann Keyserling dans lequel il reconnaissait de nombreux mérites au travail de ce philosophe et occultiste allemand, spécialement concernant sa présentation de ce que l’itinéraire spirituel de l’ego devait être.

1925 vit Evola continuer sa collaboration à Ultra. C’est la période où il approfondit ses recherches sur le tantrisme. Il donna des conférences sur le sujet et réélabora son interprétation de cette tradition sur la base de son idéalisme magique. Ceci aboutit à la publication de son livre L’homme comme puissance à la fin de l’année 1926.

La première partie du livre fut à l’origine publiée dans trois numéros successifs d’Ultra, sous le titre Le problème de l’Orient et de l’Occident et la théorie de la connaissance selon le Tantra. Il s’agissait d’essayer de surmonter les frontières entre l’Orient et l’Occident sur les bases de la pratique tantrique. Cette interprétation fut immédiatement et sévèrement critiquée par Guénon, puis par Evola lui-même dans sa maturité qui réécrivit le texte qui devait finalement devenir Le yoga de la puissance. Quoiqu’il en soit, cette pré-publication dans Ultra est un indicateur important des rapports d’Evola avec la Société Théosophique à cette époque.

La même année, les cours de culture spirituelle organisés par la Société Théosophique de Rome connurent un intérêt croissant. Outre Evola, Calvari, le célèbre psychologue Roberto Assagioli et les collaborateurs traditionnels de ceux-ci, y prirent la parole Adriano Tilgher, Colonna di Cesaro, l’éminent orientaliste Giuseppe Tucci, Bernardino Varisco, le poète Arturo Onofri, Nicolas Moscardelli et Luigi Volpicelli.

Dans le dernier numéro d’Ultra pour l’année 1925, fut publié un autre essai d’Evola, L’individu et le devenir du monde. Cet essai eut un tel retentissement qu’il fut traduit en allemand et publié en 1931 dans la prestigieuse revue Logos qui comptait parmi ses rédacteurs Ernst Cassirer et Edmond Husserl. L’article en question était une présentation de l’essence solipsistique de Idéalisme magique et de Théorie et phénoménologie de l’individu absolu, que l’auteur proposait comme une solution spiritualo-existentialiste audacieuse aux problèmes de l’âme européenne en ces temps de décadence.

La ligne radicalement solipsistique de la philosophie évolienne à cette période cherchait un développement pratique et théorique dans la religion, l’initiation et la magie. C’est dans cette optique que doivent être vues ses travaux sur le taoisme et le tantrisme. Nous savons aujourd’hui comment cet itinéraire se termina avec un Evola arrivant à sa maturité à une position théorique très proche de celle du traditionalisme intégral de René Guénon. Au milieu des années vingt, néanmoins, la quête d’Evola était encore extrêmement chaotique. A la recherche de points de référence pour soutenir son solipsisme ontologique et spirituel, il errait du tantrisme au paganisme gréco-romain, du taoisme à la tradition alchimique hermétiste, interprétant tout à la froide lumière de l’individu absolu. C’est sur ce chemin qu’il entra en conflit en 1926 avec Calvari et les autres collaborateurs d’Ultra. Dans un essai intitulé Le chemin de la réalisation du moi selon les mystères de Mithra, Evola distingua clairement son chemin spirituel magique, initiatique, masculin, d’auto-réalisation et de construction individuelle de celui qu’il considérait comme inférieur prôné par les écoles se référant au Védanta qui tendaient essentiellement à réduire l’individu à un non-individu. Or, le Védanta était au cœur même de la spiritualité théosophique, et à cause de cela Calvari se démarqua immédiatement de la position d’Evola.

En 1926, le grand poète et philosophe indien Rabindranath Tagore, vint en Italie et fut reçu par Mussolini et par le philosophe Benedetto Croce. Durant tout son séjour, Tagore fut accompagné par Roberto Assagioli, vice-président de la Société Théosophique romaine et secrétaire de rédaction d’Ultra. Celui-ci obtint de Tagore une contribution à la revue et organisa une entrevue entre Tagore et les principaux membres de la rédaction d’Ultra et de la Société Théosophique romaine dont Evola. Cela n’atténua toutefois pas la crise entre ce dernier et la Société Théosophique. Tout d’abord Evola se mit à contribuer régulièrement à un autre organe de presse, Critica Fascista de Giuseppe Bottai, et d’une manière significative il entreprit de concurrencer Ultra en publiant en janvier 1927 le premier numéro de Ur, un mensuel de « sciences initiatiques ».

Le choc définitif se produisit cependant à cause d’une critique par Vittorino Vezzani du livre d’Evola sur le tantrisme, L’homme comme puissance qui fut publié en 1926. Vezzani, qui était un pilier d’Ultra, écrivit dans celui-ci, au début de 1927, un article qui après avoir fait l’éloge du « jeune et génial écrivain », aborda l’antichristianisme de l’auteur et l’idéalisme magique le définissant comme « ni moral, ni religieux, mais bien au dessous d’une moralité et d’une religion qu’il ne comprend pas. Il est amoral et irréligieux  et constitue par conséquent une ligne de développement infra-humaine tragiquement dangereuse pour quiconque pourrait le suivre en particulier et pour l’humanité en général ».

A part sa critique du christianisme sur laquelle il ne revint jamais, tout en reconnaissant la valeur positive de la tradition catholique, nombre des critiques que Vezzani fit de L’homme comme puissance seront reprises par la suite par Evola lui-même. Evola qui dans sa vieillesse en vint à admettre que si l’homme occidental avait adopté « directement de telles doctrines, l’effet aurait été presque un court-circuit inévitable et destructeur, folie ou auto-destruction ».

Mai Evola, en 1927, était loin d’avoir clarifié l’essence profonde de la spiritualité traditionnelle. Ainsi, l’article de Vezzani déclencha une polémique violente qui se poursuivit dans les numéros suivants d’Ultra et qui confirma que les deux positions étaient irréconciliables. Evola, fidèle à son concept de Dieu comme une simple possibilité de l’individu, affirmant que celui-ci en construisant l’immortalité doit opérer « au-delà du bien et du mal », dans un processus magique semblable « au processus chimique dans la formation de la dynamite qui n’est ni bien ni mal, mais simplement possible. Le bien et le mal concernant seulement l’usage que l’on peut faire de la dynamite ». Vezzani de son côté estimant que la morale est un aspect fondamental, non seulement de la voie religieuse, mais aussi de la voie ésotérique et initiatique, contestait tout « développement autonome en opposition avec la divinité, voulant briser ses lois » et défendait les valeurs d’amour et de charité qu’il reconnaissait comme fondamentales dans toutes les traditions, à commencer par le bouddhisme Mahayana.

La ligne d’« expérimentation transcendantale » soutenue par Evola dans Ur et dans ses écrits de l’époque s’opposait logiquement à la culture théosophique d’Ultra et de la Société dirigée par Calvari. Dans un long essai, paru en novembre 1927 dans Bilychnis, Evola  condamna le théosophisme comme l’opposé du véritable occultisme (« qui est seulement un système d’expériences pratiques et transcendantales ») et comme des divagations visionnaires et sentimentales mêlées de gnosticisme mal compris.

La rupture, cependant, fut aussi violente et radicale qu’ambiguë sous certains aspects. De nombreux collaborateurs d’Ur étaient Anthroposophes, d’autres se référaient à Kremertz, au christianisme ésotérique ou à la tradition maçonnique. Evola souhaitait lui condamner sévèrement les côtés irrationnels, modernes et démocratiques de la culture théosophique et anthroposophique, mais il ne pouvait pas dans le même temps nier certains aspects intellectuels et initiatiques positifs que celle-ci contenait.

Déjà, dans le numéro de juin/juillet 1925 d’Ignis, alors qu’il collaborait encore à Ultra, Evola avait attaqué vivement l’Anthroposophie créée par le théosophe Rudolf Steiner en 1913, alors que ses principaux collègues étaient en voie de devenir Steineriens. Quelques années plus tard, en juin 1930, Evola revint à la Théosophie pour dénoncer ses prétentions spirituelles tout en reconnaissant la qualité, et la dignité de différentes personnalité de la scène théosophique européenne dont Decio Calvari8.

Finalement dans Masques et visages du spiritualisme contemporain publié en 1932, Evola confirma sa condamnation de la Théosophie et de l’Anthroposophie tout en leur reconnaissant encore quelques aspects positifs.

Quoiqu’il en soit, par delà les événements particuliers qui marquèrent la collaboration  d’Evola avec Ultra et la Société Théosophique durant les années vingt, il semble qu’un élément majeur ressorte. L’expérience de la culture théosophique fut pour Evola un événement d’une importance fondamentale pour construire les bases solides de son idéal personnel et de son panorama spirituel.

Durant les années vingt, Evola, comme beaucoup d’intellectuels, vécu à travers la culture théosophique une expérience effective d’accomplissement intellectuel et spirituel. Il eut l’occasion de rencontrer de nouveaux scénarios et d’autres horizons, au delà des visions étroites du christianisme et du matérialisme.

(Adapté d’un article de Marco Rossi, « Julius Evola and the Independant Theosophical Association of Rome », Theosophical History)

[1] Lega = ligue, association, alliance, confédération ou société.

[2] Alfredo Capone, Giovanni Amendola e la cultura italiana del novacento (1899-1914) alle origini delle nuove democratia, Elia, Rome, 1974, p.35. Amendola, figure politique célèbre en Italie fut ministre des colonies et un des principaux opposants libéraux à Mussolini.

[3] Eva Kuhn, Vita con Giovanni Amendola, Florence, Parenti, 1960. Livre extrêmement intéressant qui révèle le sérieux et le zèle qu’Amendola consacra à cette expérience. Il partagea celle-ci avec son ami de l’Institut Technique Supérieur, Giovanni Collaza, qui devint par la suite Anthroposophe et qui collabora avec Evola à Ur et à Krur.

[4] Giorgio Amendola, Una scelta di vita, Milan, Rizzoli, 1976. On trouve dans ce livre le récit de la rencontre de son père et de sa mère lors d’une réunion de la Société Théosophique : « La rencontre eut lieu en 1903 au cours d’une réunion de la Société Théosophique romaine à laquelle mon père avait été invité par quelques amis et où il avait immédiatement gagné la protection de la plus haute autorité, la terrible Annie Besant, grande prêtresse du nouvel ordre spirituel ».

[5] Le logo de cette rubrique était un soleil resplendissant au centre duquel se trouvait une swastika, le soleil était encadré par deux ailes d’anges sur lesquelles était inscrit Mouvement Spiritualiste.

[6] Julius Evola, L’idéalisme, l’occultisme et le problème de l’esprit contemporain, Ultra, XVIII/6 (décembre 1923) pp. 20-32. L’article est d’une importance capitale pour comprendre et reconstruire la génèse et la logique de la position philosophico-spirituelle d’Evola en ces années-là. Voir à ce sujet Marco Rossi, L’avant-garde devient Tradition : l’itinéraire culturel de Julius Evola du début de l’après-guerre jusqu’au milieu des années 30, Storia Contemporanea XXII (décembre 1991), pp. 1039-1090.

[7] Marco Rossi, L’intervention politico-culturelle des magazines traditionalistes des années vingt : Athanor (1924) et Ignis (1925), Storia Contemporanea, XVII/3 (juin 1987), pp. 457-504.

8 Julius Evola, Critica alla Teosofia, La Torre, 1/10, 15 juin 1930.

 

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