Julius Evola et le néopaganisme

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Né en 1898, dans une famille de la petite noblesse sicilienne, Giulio Cesare Evola – qui adoptera le prénom de Julius par admiration pour la Rome antique – entre très tôt en rébellion contre son milieu d’origine, fréquentant les futuristes puis le mouvement dadaïste. “ Je dois très peu au milieu, à l’éducation, à la lignée de mon sang ”, écrira-t-il. “ Dans une large mesure, je me suis trouvé en opposition tant avec la tradition prédominante en Occident – le christianisme et le catholicisme – qu’avec la civilisation actuelle, avec le “monde moderne” démocratique et matérialiste ”[1].

Dans sa révolte contre le christianisme, Evola, outre ses lectures de Nietzsche, subit principalement l’influence d’Arturo Reghini. Issu également d’une famille aristocratique, celui-ci figure parmi les fondateurs de la Société théosophique italienne. Martiniste, puis initié en loge, ce franc-maçon d’orientation païenne, très influencé par l’enseignement de Pythagore, a créé son propre rite, le Rite philosophique italien, devenant le correspondant des maçonneries de marge du monde entier. Aussi farouchement nationaliste qu’antichrétien, Reghini, après avoir participé à l’agitation belliciste ayant conduit à l’entrée en guerre de l’Italie en 1915, a soutenu, une fois la paix revenue, Mussolini. Désireux d’influencer le fascisme sur le plan culturel, il est le fondateur des revues Atanor, en 1924, et Ignis, en 1925. C’est en 1927 qu’Evola entame une collaboration avec Reghini, participant avec lui à la fondation du Groupe UR, dont les travaux sont consacrés à l’étude des disciplines initiatiques d’Orient et d’Occident, et qui publie la revue du même nom.

L’année suivante, en 1928, Julius Evola fait sa première apparition sur la scène politique italienne, dans les pages de la revue quasi-officielle Critica fascista, dirigée par le ministre Giuseppe Bottai, auquel il est lié, les deux hommes ayant participé au mouvement futuriste et surtout appartenu au même régiment d’artillerie sur le front italo-autrichien pendant la Première guerre mondiale. Dans une série d’articles polémiques, Evola affirme que le fascisme, pour être réellement en conformité avec l’éthique guerrière et romaine qui est la sienne, doit rompre avec le christianisme. L’article qui déclenche le scandale conclut : “ Si le fascisme est volonté d’Empire, c’est en renouant avec la tradition païenne qu’il sera vraiment lui-même, qu’il pourra brûler de cette tension qui aujourd’hui lui fait défaut et qu’aucune croyance chrétienne ne pourra jamais lui donner ”. Cette prise de position tombe au plus mal, puisque nous sommes à la veille de la signature du concordat entre le régime mussolinien et l’Eglise catholique. L’on y suspecte une action de sabotage. Devant les protestations de L’Osservatore romano, organe officiel du Vatican, relayées par toute la presse catholique italienne, Bottai prend peur et finit par désavouer les écrits de son ancien camarade.

Le penseur italien décide alors d’agir seul. Toujours en 1928, il publie Impérialisme païen, livre qui a pour sous-titre Le fascisme face au danger euro-chrétien, et dans lequel il réaffirme, et développe, les thèses de ses articles parus dans Critica fascista, tout en répondant à ses nombreux adversaires. Dans cet ouvrage, il s’exprime avant tout en tant qu’héritier de Rome et de la civilisation antique, qu’il reproche au christianisme d’avoir corrompu. La religion chrétienne, dénonce-t-il, “ fut un poison pour la grandeur de l’Empire romain ” et “ la principale cause du déclin de l’Occident[2] ”. L’Eglise catholique a pour origine une “ secte illégitime, illicite et nouvelle, qui a poussé sur le sol de la Palestine[3] ”, caractérisée par “ la volonté nivellatrice, la volonté du nombre, la haine de la hiérarchie, de la qualité et de la différence[4]”. L’antichristianisme d’Evola se nourrit de toute une critique de la religion chrétienne comme “ bolchevisme de l’Antiquité ”, professée notamment par Oswald Spengler et Louis Rougier. Pour lui, “ le christianisme en tant que tel est l’anti-Empire, l’analogue de la Révolution française d’hier, du bolchevisme et du communisme d’aujourd’hui[5]”. Qualifiée de “ bolchevisme subtil[6] ”, la prédication de Jésus “ avait un caractère nettement anarchiste, antisocial, défaitiste, subversif par rapport à tout ordre rationnel des choses[7] ”. C’est pourquoi “ l’identification de notre tradition à la tradition chrétienne ou catholique, est la plus absurde des erreurs[8] ”, s’indigne Evola, pour qui “ la tradition romaine, c’est la tradition païenne, non la tradition chrétienne ou catholique[9] ”. Il rejette également la Réforme protestante qu’il analyse comme “ le retour du christianisme primitif contre une limite de paganisation atteinte, avec l’Humanisme, dans l’Eglise catholique ”, qui fut “ le commencement de la décadence libérale-démocratique moderne[10] ”. Et d’ajouter que “ la révolution qui peut sauver l’Italie du danger protestant, du danger euro-américain, c’est la révolution antichrétienne, païenne[11] ”. Si sur ce livre plane l’ombre de Friedrich Nietzsche, en qui Evola voit un “ précurseur, un incompris[12] ”, l’on y trouve également quelques traces d’anticléricalisme essentiellement tournées contre les jésuites :  “ Le fascisme doit se rendre compte rapidement de la nécessité de procéder à la dissolution de la Compagnie de Jésus, et ce, au motif qu’elle est une association secrète, illicite et internationale beaucoup plus dangereuse que la franc-maçonnerie[13] ”. La conclusion du livre est sans appel : “ Nous devons aujourd’hui en finir absolument avec le christianisme[14] ”.

Publié à la veille des accords du Latran entre le Vatican et l’Etat fasciste, Impérialisme païen est perçu en Italie comme un pamphlet outrancier et n’a, de l’avis même de l’auteur, pratiquement et politiquement aucun écho. Toutefois, il mettra en pratique son projet, exposé dans l’ouvrage, de “ promouvoir des études de critiques et d’histoire, non partisanes, mais froides, chirurgicales, sur l’essence du christianisme[15] ”, ainsi que des “ études, recherches, divulgations, sur le côté spirituel de la “paganité”, sur sa véritable vision du monde[16] ”, en collaborant régulièrement, de 1934 à 1943, à la page culturelle du quotidien Il Regime fascista.

Cependant, l’appel lancé par Impérialisme païen a quelques répercussions à l’étranger, surtout en Allemagne, où Julius Evola passe pour le représentant d’un courant païen au sein de l’Italie fasciste. Cette réputation se trouve consolidée, lorsqu’en 1933 Impérialisme païen paraît en traduction allemande , chez Armanen Verlag de Leipzig, avec un texte profondément augmenté, revu et corrigé, annonçant déjà clairement certains développements de Révolte contre le monde moderne.

Evola, qui parle couramment l’allemand et possède une solide formation de germaniste, n’a pas attendu l’arrivée au pouvoir des nationaux-socialistes pour s’intéresser aux divers “ aspects du mouvement culturel de l’Allemagne contemporaine ”, pour reprendre le titre de la longue étude qu’il publie en janvier 1930 dans la revue Nuova antologia. C’est ainsi qu’il rend compte de l’ouvrage d’Alfred Rosenberg, Le Mythe du XXe siècle, l’année même de sa parution, dans un article, écrit pour le mensuel Vita nova, de novembre 1930, intitulé Le “ Mythe ” du nouveau nationalisme allemand[17]. S’il fait déjà quelques réserves sur certains points, Evola, séduit par l’antichristianisme du principal représentant d’un néo-paganisme nordisant, affirme toutefois en note : “ En règle générale, la concordance de plusieurs thèses du théoricien hitlérien avec celles que nous avons exposées, sur la phase d’un fascisme intégral, dans notre impérialisme païen, est d’ailleurs singulière ”.

Cinq ans plus tard, le ton est complètement différent. Dans l’article Paradoxe de notre temps : paganisme raciste = illuminisme libéral [18], publié dans Lo Stato, le baron attaque violemment le néo-paganisme allemand, à l’occasion de la polémique “ anti-obscurantiste ” lancée par Rosenberg, devenu l’idéologue officiel du Troisième Reich, contre les milieux catholiques qui refusent les thèses de son Mythe du XXe siècle. “ Nous sommes en présence, s’insurge-t-il, ni plus ni moins, de l’argumentaire anticlérical des bienheureux temps de l’Ane de Podrecca, de Voltaire et compagnie, des revendications de la “ libre pensée ”, en somme, des lumières laïques et rationalistes ”. Pour lui, la nouvelle mystique païenne de Rosenberg, est une “ falsification ” du véritable paganisme. “ Nous pourrions même montrer, ajoute-t-il, quelques dévastations sinistres que les nouveaux fervents apôtres de la race nordique ont infligé, avec des interprétations tendancieuses et infectées par les préjugés les plus modernes, aux anciennes traditions nordiques, mythologiques et héroïques, des Eddas, prouvant ainsi qu’ils sont les premiers à n’y plus rien comprendre ”. L’article n’est signé que d’un astérisque, et c’est précisément cet anonymat qui permet à Evola d’exprimer, avec tant de virulence, le fond exact de sa pensée vis-à-vis d’un pays ami.

En 1936, le philosophe italien prononce une conférence devant le Kulturbund de Vienne, en Autriche, au cours de laquelle il déclare que les thèses néo-païennes défendues par certains éléments du régime hitlérien, sont propres “ à faire devenir catholique même celui qui aurait les meilleures dispositions pour se dire païen[19] ”. La même année, il publie, dans la revue Bibliografia fascista un texte sur Le malentendu du “ Nouveau paganisme ”, dans lequel il constate qu’ “ un “paganisme” qui n’a jamais existé et qui n’a été engendré que polémiquement par l’apologétique chrétienne militante, risque de nos jours de naître et d’exister réellement pour la première fois, et cela précisément en raison d’une action “néo-païenne”, mais surtout antichrétienne, dans l’Allemagne nouvelle ”. Il insiste sur les aspects modernes de ce néo-paganisme : “ Le nouveau paganisme, loin de représenter, ainsi qu’il le prétend, un retour aux origines, n’est qu’un pot-pourri d’éléments qui découlent uniquement de la désagrégation anti-traditionnelle moderne, et plus spécialement des trois éléments suivant : le “pathos” de la “ nation” plus ou moins déifiée d’une manière jacobine, l’immanentisme naturaliste moderne et, finalement, un bric-à-brac de type rationaliste et scientiste qu’on retrouve, dans la même association paradoxale avec le mysticisme, dans tout ce qui est spécifiquement “raciste” ”.

Poursuivant sa tournée de conférences en langue allemande, Evola parle, le 10 décembre 1937, devant le Studienkreis de Berlin, où il répète sa critique envers certains aspects du néo-paganisme germanique : “ La pensée nordique, le paganisme, les symboles originels, sont aujourd’hui trop souvent ressuscités et dénaturés par une incompétence inquiétante et sous la pression d’intérêts immédiats (…). Il n’est pas possible de combattre le christianisme en s’appuyant sur des mythes qui ne sont rien d’autre que des constructions personnelles et artificielles de demi-philosophes et de journalistes, qui n’hésitent pas, quand ils polémiquent, à recourir aux mêmes arguments profanes rationalistes et modernisants que la Franc-maçonnerie, le libéralisme et le siècle des Lumières avaient utilisés contre toute croyance traditionnelle et contre toute doctrine transcendante[20] ”.

Si, après la deuxième guerre mondiale, Julius Evola sera amené à considérablement nuancer son point de vue, abandonnant les accents nietzschéens et le ton pamphlétaire d’Impérialisme païen, il n’en restera pas moins critique vis-à-vis du christianisme, n’hésitant pas à écrire dans son ouvrage politique le plus complet, Les Hommes au milieu des ruines, que “ la règle nous paraît s’imposer, pour des raisons à la fois intrinsèques, et contingentes, de suivre une voie autonome, abandonnant l’Eglise à son destin[21] ”. Il demeurera tout aussi réservé envers le néo-paganisme professé par certains idéologues nationaux-socialistes, qui n’aura été, selon lui, que “ quelque chose d’on ne peut plus artificiel et confus, sans aucun rapport avec le contenu effectif des traditions indo-européennes pré-chrétiennes ou non chrétiennes[22] ”. A travers ses livres, Evola a offert à ses lecteurs sa conception de la religion, que l’on peut qualifier de païenne, car étrangère à ce qui est chrétien, tout comme à l’idée d’un Dieu unique qui châtie et récompense, propre aux religions d’origine sémitique. Ainsi que le soulignera son disciple Adriano Romualdi, “ ce “paganisme”, Evola ne l’a pas inventé : il est allé le retrouver dans la tradition spirituelle qui embrasse la totalité du monde aryen sous toutes les latitudes et qui alimente aussi bien les Upanishads que les Ennéades, l’Edda que la Bhagavâd Gîtâ, Platon comme le Bouddha, Sénèque comme Maître Eckhart[23] ”. C’est au nom de ce paganisme réel qu’il s’est opposé tout au long de sa vie à un certain néo-paganisme artificiel, aux relents modernistes et scientistes.

Edouard Rix

[1]  Julius Evola, Le Chemin du cinabre, Arché-Arktos, Milan, 1983, p. 7.

[2]  Julius Evola, Impérialisme païen, Pardès, Puiseaux, 1993, p. 32.

[3]  Idem, p. 51.

[4]  Ibid, p. 32.

[5]  Ibid, p. 39.

[6]  Ibid, p. 38.

[7]  Ibid, p. 43.

[8]  Ibid, p. 35.

[9]  Ibid, p. 51-52.

[10]  Ibid, p. 44.

[11]  Ibid, p. 46.

[12]  Ibid, p. 170.

[13]  Ibid, p. 158.

[14]  Ibid, p. 166.

[15]  Ibid, p. 169.

[16]  Ibid, p. 170.

[17]  Julius Evola, “ Le “mythe” du nouveau nationalisme allemand ”, Vita nova, novembre 1930, 11, IV, pp. 930-934.

[18]  Julius Evola, “ Paradoxe de notre temps : paganisme raciste = illuminisme libéral ”, Lo Stato, juillet 1935, 7, VI, pp. 530-532.

[19]  Julius Evola, Le Chemin du cinabre, op. cit., p. 148.

[20]  Julius Evola, “ Restauration de l’Occident dans l’esprit aryen originel ”, Totalité, 1985, n° 21-22, pp. 15-35.

[21]  Julius Evola, Les Hommes au milieu des ruines, Guy Trédaniel-Pardès, Paris, 1984, p. 155.

[22]  Julius Evola, “ La romanité, le germanisme et la “lumière du Nord” ”, in L’Arc et la massue, Guy Trédaniel-Pardès, Paris, 1983, p. 176.

[23]  Adriano Romualdi, Julius Evola, l’homme et l’œuvre, Guy Trédaniel-Pardès, Paris, 1985, p. 59.

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