La 4e théorie politique et le logos italien

Alexandre Douguine

La publication italienne de la quatrième théorie politique a une grande importance pour moi. Au-delà du fait que mes vues ont été forgées par l’influence décisive de la philosophie du traditionalisme, dont l’un des deux piliers (le second étant René Guénon) est le philosophe italien Julius Evola. Mes idées sont entièrement basées sur le traditionalisme, même si je préfère ne pas répéter les formules et les jugements de ses fondateurs, mais, à partir de ses principes fondamentaux, développer des conceptions et des théories dans les domaines qui pour une raison ou pour une autre n’étaient pas prioritaires pour les fondateurs du traditionalisme. Cependant, le traditionalisme constitue la base de toutes mes recherches, peu importe le sujet abordé : philosophie, religion, politique, géopolitique, sociologie, relations internationales, l’histoire des civilisations ou des idées, etc.

Puisqu’Evola était italien, une école de gens influencés de façon décisive par ses idées est née en Italie. Pour ce groupe de lecteurs, beaucoup d’aspects de la « quatrième théorie politique » vont être pour eux, je pense, parfaitement compréhensibles et familiers. L’enjeu principal est la juxtaposition du paradigme de la Modernité et du paradigme de la Tradition. Les Trois Théories politiques, dont le dépassement est la quatrième, appartiennent toutes au paradigme de la Modernité.

Leur alternative, la quatrième théorie politique elle-même, appartient quant à elle au paradigme de la Tradition. La quatrième théorie politique peut tout à fait être entendue comme une stratégie de Révolte contre le monde moderne, appliquée aux circonstances politico-idéologiques du 21e siècle.

Mais d’un autre côté, il y a beaucoup de points fondamentaux qui divergent de l’évolianisme classique et ce y compris quant au traditionalisme. Les plus importants d’entre eux me semblent être les suivants :

  1. Sur le rejet de l’individu comme base du libéralisme. Il y a contraste avec les travaux de Julius Evola (surtout les premiers) dans lesquels il développe un enseignement concernant « l’individu absolu ». Ici, incidemment, le problème est terminologique : Je désigne par « individu » le concept de la personne rationalo-matérialiste de la Modernité, telle que la pense la philosophie anglo-saxonne et la sociologie contemporaine (particulièrement Dumont). Cet « individu » est l’ego atomique totalement fermé à toute dimension transcendantale. Il est évident qu’Evola désigne quelque chose de totalement différent par « individu », et encore plus par le terme d’individu « absolu ». Il utilise ce terme comme un synonyme de l’hindî « Atman », qui n’a pas le moindre rapport avec l’individualisme libéral ou la Modernité. Dans la tradition de l’Occident, on pourrait parler de « personne » pour comprendre son équivalent. Si nous acceptons cette correction, la contradiction disparaît.
  2. Plus spécifiquement dans la corrélation entre les trois fonctions de Dumézil (ou trois castes) et les trois états de l’histoire de l’Europe de l’Ouest. S’il n’apparait pas de problème au regard de l’homologue du prêtre-brahman (première caste) et du guerrier-kshatriya (deuxième caste), (je passe sur la polémique entre Evola et Guénon concernant la relation dialectique entre ces deux hautes castes) en revanche l’identification de la troisième classe, la troisième fonction (vaishya), avec la bourgeoisie et le troisième état est bien plus problématique (et même, à mon avis, incorrecte). Selon mes recherches, mises en avant dans le détail dans le livre Ethnosociologie, la troisième caste (vaishya) dans la société traditionnelle correspond aux paysans et éleveurs des sociétés nomades, pas du tout avec la bourgeoisie urbaine ou la classe des usuriers et des marchands. De ce fait, la ressemblance entre la troisième caste et le troisième état est purement extérieure. En réalité, la bourgeoisie en temps que classe est formée sur la base de ces groupes sociaux qui tous ensemble étaient relégués au-delà des limites de la société de castes ou qui occupaient un rôle inférieur à celui des paysans. Ils étaient artisans, musiciens, forgerons, et serviteurs. La bourgeoisie a pour origine les serviteurs des guerriers (donc de la deuxième caste), qui étaient trop lâches pour se battre et trop fainéants pour les travaux des champs. C’était à l’origine une classe de parasites et de menteurs, qui usurpèrent les fonctions intermédiaires entre la 2e et la 3e caste. Dans la littérature ils étaient les porteurs d’armures ou laquais comme le Sancho Penza de Don Quichotte ou les serviteurs des mousquetaires dans les romans de Dumas. Pour la raison précise que la bourgeoisie (et l’idéologie libérale qui en est caractéristique) émergea victorieuse de la bataille contre le communisme : c’était la victoire non de la troisième caste sur la quatrième, mais au contraire celle des banquiers-vampires et des parasites.

En conséquence, je propose de reconsidérer de la même façon le terme de « prolétariat ». Bien sûr, de lui-même le concept de prolétariat est bourgeois, développé après que le monde de la bourgeoisie urbaine ait commencé à acquérir les traits de la civilisation Moderne. La bourgeoise urbaine parasite constituait son opposé, son antithèse. Mais la naissance sociale du prolétariat urbain indique clairement qu’il représente les membres détroussés ou appauvris de la 3e fonction (paysans, Vaishya), c’est-à-dire celle qui est au-dessus de celle des artisans ou des marchands. Bien sûr, avec les circonstances urbaines de l’exploitation bourgeoise la troisième fonction a perdu l’un après l’autre tous ces signes qui montrent l’importance reconnue aux valeurs de la société traditionnelle, mais son opposition à la bourgeoisie n’est pas la révolte de celui d’en bas contre celui d’en haut, mais une lutte pour remettre l’usurpateur-capitaliste à sa place, sous la botte du pouvoir légal de la caste. Bien entendu, cette idée est absente du marxisme classique ; mais dans la pratique historique de la Révolution bolchévique et spécialement l’expérience des régimes socialistes de Chine, Corée, Vietnam, Cambodge ou Birmanie, c’est une évidence absolue. Les révolutions « prolétariennes » furent victorieuses seulement dans les pays où il n’y avait presque aucun prolétariat industriel urbain. C’était essentiellement la revanche des paysans laborieux (notamment ceux qui avaient été mis au chômage) contre la caste des bourgeois usurpateurs. De là va naître la deuxième théorie politique contre la première. Ce fait contredit les idées d’Evola, surtout au sujet de la période d’après-guerre (dans son livre « Orientations »), quand il laissa ouverte la possibilité d’une alliance entre anti-communistes et traditionnalistes.

  1. L’interprétation de Heidegger. J’adhère à une interprétation différente des idées de Heidegger de celles qu’en fait Julius Evola dans « Chevaucher le Tigre ». De mon point de vue, Heidegger est beaucoup plus proche du traditionalisme qu’il ne le semble au premier abord, et ce même si ses idées peuvent paraître difficiles à comprendre. En parlant du Dasein, Heidegger révèle l’élément humain (chelovecheskoye nachalo) qui précède les superstructures conceptuelles et qui fait Un avec l’humain via de puissants et primordiaux éléments : (stikhiyami) : la mort, le temps, le monde, l’anxiété etc. Dans la quatrième théorie politique, le Dasein joue le rôle du « sujet », et toutes les métaphysiques sont développées depuis ce point, depuis cette base. Il est facile de le voir dans les thèmes immanents de l’initiation tantrique, qui insiste sur les plus grandes spécificités des transformations humaines et superhumaines. Heidegger appelle sa philosophie « ontologie fondamentale », c’est-à-dire un enseignement (ucheniyem) au sujet de l’être, construit sur une connexion indissoluble avec le Dasein. Ceci est parfaitement similaire à la critique d’Evola sur l’idéalisme de l’Europe de l’Ouest. Je reconnais qu’Evola et Heidegger surfaient sur différentes vagues et n’étaient pas d’accord entre eux, mais ils sont tout aussi proches de moi aussi bien l’un que l’autre. De plus, je considère ces auteurs comme des précurseurs de la quatrième théorie politique, par les considérations préalables qu’ils ont élaborées, en particulier par leur critique de la troisième théorie politique, avec laquelle ils eurent tous deux certaines relations, pendant un temps.

D’autres différences, incluant l’hostilité d’Evola vis-à-vis du christianisme (le créateur de la quatrième théorie politique est un chrétien orthodoxe convaincu) ou certaines de ses positions de défense du racisme (Douguine est fermement opposé à toute forme de racisme), sont moins importantes, puisqu’elles sont expliquées toutes deux par des préférences personnelles ou des conditions historico-culturelles différentes.

Globalement, la quatrième théorie politique (même avec certaines réserves) doit être proche du traditionalisme puisqu’elle continue la ligne de critique radicale de la Modernité mais propose de nouveaux chemins et de nouvelles stratégies pour envisager cette lutte inévitable.

Anthropologie culturelle :

Le milieu traditionnaliste est loin d’épuiser l’audience réelle de la quatrième théorie politique. Théoriquement n’importe qui pourrait s’y rallier depuis n’importe quelle position : en reconnaissant l’épuisement et la mort par vieillesse du libéralisme, du communisme, du nationalisme. Vis à vis du libéralisme, on pourrait s’intéresser à l’idée de liberté, que les libéraux défendent. Bien sûr si on observe l’histoire de la philosophie du libéralisme, il sera clair très rapidement qu’il s’agit d’une liberté individuelle purement négative, « la liberté vis-à-vis de », et portant en elle-même un nihilisme rigide et gênant. Cependant, cela n’est clair que pour les « initiés de haut grade » du libéralisme, qui reconnaissent et adoptent la stratégie démoniaque du libéralisme, vouée à la destruction complète de l’humain en chaque humain. Pour ces « initiés libéraux », le satanisme, le totalitarisme, et la capacité destructive de cette idéologie sont évidents et acceptables. Même si c’est le plus souvent dissimulé aux adversaires.

Après tout, la plupart des libéraux ne font pas partie des initiés et donc prennent les valeurs de la liberté au sérieux. Dans ce cas ils peuvent soulever la question suivante : pourquoi le libéralisme contemporain se fait de plus en plus totalitaire, donnant la liberté « d’être libéral » mais démonisant tous ceux qui rejettent le libéralisme ? Ainsi, à l’époque de la globalisation, le libéralisme démontre les mêmes caractéristiques totalitaires sensées caractériser ses adversaires, les deux autres théories politiques, le communisme et le fascisme. Un « honnête libéral » (si cela existe) ne peut pas s’empêcher de se demander, à un certain moment, si un pareil totalitarisme est adéquat et compatible avec la valeur de la liberté. C’est précisément ici que la thèse de la quatrième théorie politique devient extrêmement pertinente. Généralement les libéraux doivent gérer des difficultés en comparant leur théorie à la deuxième et à la troisième. Ils disent que même si le libéralisme n’est pas parfait, il est dans tous les cas meilleurs et apporte plus de libertés que le fascisme ou le communisme. En conséquence, le principe de la comparaison change. La quatrième théorie politique ne défend ni le communisme, ni le fascisme, ou leur synthèse. Il rejette la Modernité politique. Et si les libéraux sont cohérents dans leur défense de la liberté, alors pourquoi ne reconnaissent-ils pas le droit à la quatrième théorie politique d’exister, comme un nouvel opposant au libéralisme, comme une nouvelle critique théorique du vingt-et-unième siècle ?

De plus, la quatrième théorie politique est en accord total avec l’anthropologie et se base sur elle ( dont les auteurs Boas, Lévi-Strauss et d’autres), et affirme la multiplicité des cultures et l’impossibilité d’établir toute sorte de hiérarchie parmi elles. C’est l’antiracisme dogmatique de la quatrième théorie politique. De plus, celle-ci considère le racisme contenu dans le libéralisme comme un produit du développement de la civilisation historique de l’Europe de l’Ouest.

En se concentrant sur le droit d’un peuple, d’une société, d’une civilisation ou d’une tribu d’avoir son propre système de valeurs et de construire ses structures politiques sur ses propres traditions, la quatrième théorie politique défend la limite maximale de la liberté. Si on compare le libéralisme non avec le communisme et le fascisme, mais avec la quatrième théorie politique, celle-ci pourrait passer pour une leçon de liberté (ucheniye) donnée à une version raciste du globalisme totalitarisme, incarnée dans la domination de l’Ouest.

Nous pouvons examiner la quatrième théorie politique comme l’incarnation de l’éthique de Boas et Lévi-Strauss, tout comme certains philosophes postmodernes, qui critiquèrent durement le libéralisme précisément pour son ethnocentrisme euro-américain.

De plus, le développement naturel du libéralisme qui est constamment en train de détruire toute forme d’identité collectives (la religion et l’identité étatique jusqu’à l’identité nationale et l’identité de genre) est en train d’entrer dans la dernière phase de sa stratégie, l’ère du post-humanisme ou du transhumanisme. Ce qui signifie que dans la future intelligence artificielle, les cyborgs, les chimères, les hybrides, et les plus diverses formes post-humaines de vie vont devenir des réalités de tous les jours. Et ceci achèvera le processus de déshumanisation de l’humanité, déjà contenue dans la vision matérialiste et le paradigme rationaliste de la Modernité. Chez un certain nombre de libéraux, qui, contrairement à l’élite satanique des globalistes, ne sont pas favorables à ce tournant historique, tout cela peut faire naître la suspicion que quelque chose ne va pas avec cette idéologie.

Ainsi nous ne pouvons pas exclure la possibilité que non seulement ceux qui s’engagent (sans espoir) dans la lutte contre le monde moderne (mortellement las de leur lutte et découragés) mais aussi ceux qui seulement maintenant se rendent comptes de l’autre face de l’idéologie libérale et qui commencent à chercher des alternatives vont se tourner vers la quatrième théorie politique. Celle-ci, étant adogmatique et ouverte, n’offre pas tant qu’une alternative qu’une base pour celle-ci et invite tout le monde à participer à sa construction, aussi bien ceux rejetant la Modernité depuis toujours que ceux qui ont succombé à son attrait ou à l’inertie mais, se trouvant en face de l’abysse, se sont réveillés à la dernière minute et ont compris, comme le héros de Twin Peaks   que « quelque chose n’allait pas ».

La quatrième théorie politique et la gauche : Preve, Cacciari, Agamben.

 Finalement, la quatrième théorie politique s’adresse (ou fait appel) à la gauche italienne. En Italie on a déjà eu le précédent d’une convergence entre traditionnalistes et eurasistes chez le philosophe de gauche Costanzo Preve (1943-2013), qui a reconnu la nécessité d’un front commun droite-gauche contre la globalisation, l’hégémonie américaine, et la domination libérale. Mais ce n’est pas tout. Si on examine les tendances de la gauche anticapitaliste dans la philosophie italienne, on peut facilement trouver des auteurs assez proches de la quatrième théorie politique dans leur attitude. La crise de la pensée marxiste est évidente, et l’éthique marxiste anticapitaliste, en elle-même parfaitement justifiée, ne peut plus être basée sur un mécanisme artificiel qui a complétement perdu sa pertinence en raison de circonstances nouvelles. De plus, Les révisionnistes euro-marxistes ont pratiquement cédé toutes leurs positions au profit de la première théorie politique, devenant des instruments entre les mains des libéraux et de leur Système. Dans ce sens on peut mentionner deux philosophes italiens de gauche dont la pensée n’est pas restée bloquée sur d’anciens schémas, et qui n’ont rien cédé aux libéraux : Massimo Cacciari et Giorgio Agamben.

Massimo Cacciari a combiné l’horizon de l’espoir communiste avec la nature angélique de l’Homme, ce qu’il divulgue dans son ouvrage Le but de la révolution. Cacciari développe systématiquement ses idées dans son programme de travail L’Ange nécessaire, et aussi dans d’autres textes connectés d’une façon ou d’une autre avec l’angélologie.

Une autre caractéristique de la philosophie de Cacciari, assez inhabituelle, considérant les tendances de l’universalisme parmi les gens de gauche, est son intérêt quant à la géopolitique et à la géographie des civilisations, c’est-à-dire la géophilosophie ou géosophie. Cacciari se préoccupe des différences parmi les cultures et les identités, proposant d’interpréter chacune d’elle sur la base de ses propres critères. En cela il suit l’anthropologie culturelle de Boas et la sociologie de Dumont. Dans son étude de la géosophie de l’Europe, Cacciari introduit la notion d’Archange de l’Europe, soulignant ainsi la mosaïque, la variété des diverses régions d’Europe. De cette attention croissante quant à la structure en mosaïque de l’ensemble on peut voir un trait typiquement italien : L’Italie est formée de petites politeiae indépendantes et fermées sur elles-mêmes, cela serait donc conforme pour y appliquer le concept de Cacciari : L’Archange de l’Italie.

Selon Agamben, les démocraties européennes de la Modernité sont des formes voilées de dictature, structurellement identiques à des pouvoirs souverains tels que ceux écrits dans le Léviathan de Hobbes ou dans la théorie de Carl Schmitt sur le Politique. Le parlementarisme et la Constitution, selon Agamben, consiste seulement en une adaptation de la nature dictatoriale du pouvoir dans l’ère moderne, nature qui se révèle lorsque la démocratie rencontre un défi plus ou moins sérieux. Le voile de la démocratie disparaît en un instant, et à sa place la nature véritable de la structure du pouvoir de la Modernité apparaît : le camp de concentration. La dispersion de la verticalité du pouvoir dans les républiques bourgeoises est une illusion. En réalité, la société bourgeoise est strictement totalitaire et est gouvernée par le principe de l’axe de pouvoir. Selon Agamben, c’est cet axe qui constitue la nature du Politique : « le Politique n’est soit vertical, soit il n’existe pas ». Tenter de trouver un compromis à travers la distribution de la décision dans tout l’espace de la société civile est voué à l’échec : dès qu’une action acquiert un caractère politique, le principe d’exclusion radical et la subordination hiérarchique entre en jeu, c’est immédiatement apparent dans la sélectivité de l’attribution des droits, dans leur quantité et dans leur qualité. Malgré la thèse principale du libéralisme le sujet du Politique ne peut pas, Agamben l’affirme, être l’individu. Et sa fin opposée, en sa périphérie extrême (entre la société et la nature), la Politique constitue non pas le citoyen, mais la « vie à nue » (nuda vita). C’est le concept central de la philosophie d’Agamben, qu’il a développé sur la base des chroniques de prisonniers des camps de concentration nazis et pendant la période de la deuxième guerre mondiale. La population du camp de prisonnier n’est pas le peuple, mais la masse de la « vie nue ». Et c’est précisément ici que le cadre et la nature des biopolitiques d’Agamben est révélée : « le pouvoir gère une biomasse non-qualifiée », dans laquelle il instille souverainement une verticalité hétérogène radicale.  « Ce qui était manifeste dans le nazisme est voilée en démocratie », affirme-t-il. Mais l’essence du pouvoir demeure strictement identique. Tout régime politiquement classable dans la Modernité est profondément totalitaire, peu importe qu’il soit fasciste, communiste ou libéral, Agamben l’affirme : La société civile est seulement un euphémisme pour « mise à nue », le citoyen, comme les libéraux l’entendent, n’existe tout simplement pas. De cela apparaît la triade irrévocable d’Agamben, immuablement présente dans tous les types de régime politiques : 1.Le Politique/Le Leviathan/La souveraineté (l’état d’exception)-2.la société/camp de concentration-3.la vie mise à nue (l’objet de la biopolitique).

La critique d’Agamben du libéralisme, comme dans le cas de Costanzo Preve et partiellement chez Massimo Cacciari, est très proche de celle de la quatrième théorie politique, qui est aussi construite sur un rejet radical de la Modernité politique. Et puisque la base principale de la Modernité politique est le libéralisme, soit la première théorie politique, l’exposition de son naturel totalitaire et ses pratiques violentes devient la tâche pratique d’un nouveau genre de Révolution politique. En 1990, au début de l’écroulement de l’URSS, Agamben a lui-même publié le texte programmatique La communauté qui vient, dans lequel il décrit la réalité du totalitarisme libéral et où il propose une alternative révolutionnaire. Agamben interprète ce totalitarisme sur la base des idées de Guy Debord de la « société du spectacle ». Ainsi la Société, basée sur le principe de la communication de masse, change graduellement de proportions : Il n’y a plus de messages (soobshcheniy) dans la communication, puisqu’un référentiel de base a été perdu. Dorénavant ce n’est plus « la totalité des discours » mais un stérile et totalitaire recyclage du langage en tant que tel. Dans le cas du totalitarisme libéral, la violence est rejetée non par le chef ou un groupe dominant, mais par le « Politique lui-même », comme une expression concentrée de l’aliénation, exprimée dans l’extériorisation du langage.

Après la victoire du libéralisme total contre ses adversaires traditionnels (fascisme et communisme), Agamben définit un ennemi nouveau, la « mesquine bourgeoise planétaire » comme la classe de base d’une société de post-classes sociales.

Agamben voit dans la domination de la mesquine petite bourgeoisie, dont les idéologues libéraux, Fukuyama en particulier, avaient de façon optimiste prédit « la fin de l’histoire », pas tant l’accomplissement de l’apogée du progrès que l’inévitable moment, proche de nous dans le temps, qui serait celui du suicide. Il écrit : « La bourgeoise mesquine planétaire est probablement la forme dans laquelle l’humanité fait avancer sa propre autodestruction. »

Les principales caractéristiques de l’analyse d’Agamben coïncident avec la quatrième théorie politique dans sa formulation de gauche, et ici dans sa solidarité complète avec Costanzo Preve et Massimo Cassiari.

Agamben est même encore plus proche de la quatrième théorie politique quand il mentionne  la description de l’alternative et de la définition de son sujet.  Il est intéressant de noter qu’Agamben suit Heiddeger sur beaucoup de sujets, ayant assisté à ses séminaires dans les années 1960. Il entre directement dans le thème du Dasein comme un nouveau pôle de l’eschatologie politique. Il introduit le concept de « n’importe quoi » (lyubogo, la singularité-quelle qu’elle soit), ce qui correspond au Latin « quodlibet ». Il lui donne le statut de « sujet nouveau », « distincte aussi bien du « chacun » (le commun, le typique), que du « tous » (la somme mécanique) ou que des « espèces » (la conception, la classe).

Agamben souligne dans le terme quodlibet la présence du mot « libet », qui partage la même racine que le russe lyubov’ ou l’allemand liebe (amour).

Agamben voit dans cet amour (lyubovno)-volontaire l’incertitude, additionnellement et imperceptiblement (tel un nimbe) comme présente dans les choses ou êtres qui sont complétement décrits et fixés dans tous leurs aspects, « excepté dans leur dimension », aussi bien dans leur matérialité que dans leur place dans la structure rationnelle. Ayant subordonné à lui-même la vie à nue sous la forme de la mesquine bourgeoise planétaire et ayant usurpé l’éventail tout entier du langage désormais aliéné, qui ne communique plus rien (la société de l’information est la société du spectacle, selon Debord), le totalitarisme n’est pourtant pas plus puissant que cet élément subtil, qui n’est pas un individu (aussi totalitaire que n’importe quel concept politique), mais quelque chose de nuageux, délicat, et indéfini. Selon Agamben, c’est cette seule et ultime instance qui doit être opposée à l’Etat Global Libéral, et finalement, au Gouvernement Mondial.

La quatrième théorie politique et le populisme :

La dernière chose dont je souhaiterais parler est la relation entre le phénomène populiste et la quatrième théorie politique. Dernièrement les auteurs les plus divers s’intéressent au phénomène populiste. Parmi d’autres on peut noter l’excellente et profonde étude, Le Moment populiste, par le philosophe français Alain de Benoist, l’un des fondateurs de la quatrième théorie politique. Tous les auteurs constatent la fin de la division du Spectrum politique entre la gauche et la droite et l’apparition d’une nouvelle géométrie des systèmes politiques. Cette sortie de la gauche et de la droite est caractéristique de l’ensemble de la société, aussi bien des élites que des masses. Cela est lié à la domination politique de la première théorie politique. Quand le libéralisme acquiert une hégémonie totale, elle commence par agir ainsi, sans formulation sous une forme de gauche ou de droite. En économie, la droite (le marché) domine, et en politique, c’est la gauche qui domine (libertarisme, politiques du genre, le multiculturalisme, le mélange des sexes et des peuples etc.). Le libéralisme est une idéologie de l’élite, et on voit progressivement au sommet du réseau libéral les mêmes « initiés au libéralisme » qui ne cachent même plus leurs véritables plans et qui proclament ouvertement un chemin vers la post-humanisation de l’humanité. De plus, les méthodes de gouvernement sont devenues encore plus ouvertement totalitaires, usant des moyens de l’information de masse et les réseaux sociaux pour d’énergiques intrusions dans la conscience de libéraux dogmatiques.

Dans le pôle opposé de la société, des attitudes de protestation s’accumulent graduellement et, tout comme l’idéologie de l’élite, elles ne sont plus de gauche ou de droite. Ceux qui rejettent le libéralisme, le plus souvent, ne pensent pas à une alternative positive. : ils rejettent le statu quo, qui à leurs yeux est devenu inacceptable et insupportable. Dans le même temps, les opposants de cette idéologie manquent d’une plateforme idéologique, tandis que ces pouvoirs qui expriment ces attitudes libérales en politique le plus souvent aussi ne suivent pas le moindre programme strictement défini. Les attitudes de protestation et leur expression non-systématique et spontanée ont été baptisées « populisme ». Le populisme a toujours existé, mais précisément aujourd’hui est devenu un facteur politique important. C’est précisément le « moment populiste » selon Alain de Benoist.

Ici nous devons faire attention au terme sur lequel le concept de populisme est basé, « populus ». « Populus, narod » (people), est une conception à laquelle manque un exact statut légal dans l’idéologie de la Modernité, bien qu’elle soit présente dans la majorité des Constitutions, comme la source du pouvoir légitime. Le « narod » (people) mentionné dans les Constitutions est interprété dans les modèles légaux dans une voie libérale (comme la totalité des individus, desquels il n’y a qu’un pas vers une théorie des droits de l’Homme), en une voie nationale (comme la totalité des citoyens, qui ont la nationalité de plusieurs pays), ou dans une voie socialiste (comme une société de classes, dans des régimes de démocratie populaire). Mais partout le « narod » (le peuple) agit comme une expression générale conditionnelle, pas comme un concept. Et c’est ce concept est reconnu comme un sujet.

Cela historiquement est advenu dans la transition de la Renaissance à la Modernité. Le narod existe dans les Constitutions depuis la Renaissance, où il a une définition conceptuelle indépendante qui n’était pas encore assujettie à l’interprétation d’aucune des théories politiques de la Modernité. C’est pourquoi le narod n’appartient pas aux structures politiques de la Modernité, elle est trouvée sur sa frontière : présente dans la Constitution mais absente en temps que sujet légal à part entière.

La quatrième théorie politique traite du concept « narod » comme d’une catégorie philosophique indépendante et légale, au-delà de ses interprétations dans le contexte des trois théories politiques de la Modernité. Mais le « narod » est compris existentiellement, comme un Dasein.

La formule d’Heidegger « Dasein existiert volkish » est la clé. La quatrième théorie politique entend le narod, le populus, comme Dasein, « Volk als Dasein ». Cela fait du phénomène populiste non pas quelque chose de flou, chaotique et spontané, mais quelque chose de profondément ancré, philosophique, et d’avant-garde. Dans ce cas, la quatrième théorie politique peut être regardée comme une « métaphysique du populisme », expliquant son apparence et suppléant la protestation aveugle de l’humanité contre l’élite satanique qui s’est emparée du pouvoir avec une stratégie, une conscience, une pensée, un système, et un plan de lutte.

Pour conclure cette préface de l’édition italienne, je veux souligner cela : La quatrième théorie politique fait appel à tous : aux traditionnalistes, aux socialistes, aux libéraux, aux conservateurs, aux personnes avec ou sans convictions. C’est une invitation à penser, et pas l’imposition de jugements ou de modèles préfabriqués. Notre but est de réveiller la société italienne pour l’intéresser à la philosophie politique, à travers les idées et à travers une perception vraiment italienne, c’est-à-dire très aigue, de la réalité.

J’admire l’Italie, ou plus précisément les nombreuses sociétés, cultures, peuples et Etats qui ont fait l’histoire de l’Italie depuis les Etrusques et l’Empire romain jusqu’au Vatican et au Risorgimento. Je dédie un livre séparé au « Logos Latin », où j’exprime mon amour pour l’esprit italien et pour la beauté dramatique et élevée de la pensée italienne. La publication de la quatrième théorie politique en italien est un moment important de ma vie.

Au club d’Izborsk, le 5 octobre 2017.

 

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