Ce texte est extrait d’un entretien avec Alain de Benoist paru dans le n° 2 HS de la revue Résistance en 2003.
Comment expliquez-vous la subsistance d’un courant occidentaliste dans la mouvance nationale et identitaires ? Ne peut-on pas imaginer, d’ailleurs, que les clivages qui se sont révélés à cette occasion [l’invasion de l’Irak] vont aller s’accroissant et déboucher sur des ruptures, des reclassements et des alliances nouvelles ?
La sympathie ou la solidarité avec les Etats-Unis manifestée à cette occasion par une large partie de ce que vous appelez la « mouvance nationale » a des causes immédiates et des causes profondes. La cause immédiate est de toute évidence liée au problème de l’immigration. Les incontestables pathologies sociales résultant de la présence en France d’un grand nombre d’immigrés d’origine majoritairement maghrébine ont fait naître, dans des milieux qui ont de longue date fait preuve de leur incapacité à raisonner, une détestation indiscriminée des « Arabes ». Leur amour des bombardiers américains relève d’un réflexe de compensation : voir des Irakiens massacrés par des GI’s tirant sur tout ce qui bouge atténuait apparemment leurs frustrations. Mais il y a aussi des causes plus profondes. La principale me paraît relever de ce que Heidegger appelait la métaphysique de la subjectivité, c’est-à-dire la tendance à poser un « je » (individualisme) ou un « nous » (nationalisme) en absolu, sans plus aucune considération pour la vérité objective des situations. Dans une telle optique, l’appartenance occidentale (parfois prise comme substitut euphémisé de l’appartenance raciale) se confond avec la définition du bien et du vrai : les nôtres sont les bons, les méchants sont les autres. L’inconvénient d’une telle attitude est qu’elle place ceux qui s’en réclament dans une position schizophrénique. Ils ne cessent, à les entendre, de dénoncer la « décadence » qui règne dans les pays occidentaux, mais dès que ces mêmes pays attaquent un autre peuple de la façon la plus injuste et la plus méprisable qui soit, ils se déclarent solidaires, non de ce peuple, mais des Occidentaux. Ma façon de voir est exactement inverse : si je combats le système occidental, c’est parce que les injustices qu’il commet sont la conséquence logique du système de valeurs qu’il s’est donné.
Les clivages que vous évoquez ne sont nullement circonstanciels, et vont au contraire aller en s’accentuant. Depuis l’effondrement du système soviétique, nous avons changé de monde. La preuve en est que tous les grands événements qui se produisent aujourd’hui entraînent des divisions et des ruptures transversales qui affectent toutes les familles politiques. Malheureusement, le Mur de Berlin n’est pas encore tombé dans toutes les têtes. Beaucoup continuent à raisonner selon des catégories obsolètes et croient pouvoir rejouer perpétuellement la guerre d’Espagne en regardant l’avenir dans leur rétroviseur. Pour eux, le monde est toujours peuplé de « boches », de « viets », de « fellouzes », de « serbolcheviques », ou encore de « saddamites » (expression qui en dit long sur la dimension sexuelle de leurs fantasmes). Les notions de « droite » et de « gauche », qui sont nées avec la modernité, sont en train de disparaître avec elle. Cela n’empêche pas des adversaires « de droite » de la globalisation de continuer à voter avec une belle constance pour des partis qui ne cessent d’accélérer cette globalisation au seul motif qu’ils sont eux aussi classés « à droite ». Ils s’attachent au contenant plus qu’au contenu, pourrait-on dire. Dans le passé, j’ai pour ma part toujours dénoncé le libéralisme de la droite et l’économisme de la gauche. Aujourd’hui, je constate que c’est à gauche que l’on critique de plus en plus l’idéologie du progrès, tandis que la droite s’est ralliée sans états d’âme au « turbocapitalisme ». J’en tire la leçon. C’est dire combien je me sens loin de ceux à qui manifester aux côtés des « anti-global » ou des « gauchistes » donne visiblement des boutons. Ce qu’on appelle la « droite » a toujours associé des sensibilités différentes. Elle abrite aujourd’hui des hommes qui adhérent à des options totalement incompatibles. La clarification est en train de se faire.
Un anti-islamisme rabique se développe depuis trois ou quatre ans dans des milieux agissant sur les marges de la droite nationale. Qu’en pensez-vous ? Se justifie-t-il à vos yeux ? Doit-on voir, comme on nous le propose, dans l’islam un ennemi capital et reléguer les USA au rôle d’adversaire ?
Cet anti-islamisme, qui affecte aujourd’hui les milieux les plus différents (d’où les alliances surprenantes qu’il suscite, elles-mêmes révélatrices des nouveaux clivages déjà évoqués), est bien entendu d’une consternante bêtise. Ceux qui s’en réclament allèguent volontiers, en général sans l’avoir lu, le titre du livre de l’ancien théoricien de la Trilatérale Samuel Huntington, Le Choc des civilisations. Cette formule simple, sinon simpliste, est certes propre à séduire les amateurs de slogans, pour qui l’action politique se ramène à la manifestation convulsive de leurs rancoeurs et de leurs exécrations. Elle est pourtant dépourvue de tout caractère opérationnel pour l’analyse du monde postmoderne qui se met en place sous nos yeux, et ce pour au moins deux raisons. La première est que les civilisations n’ont jamais été des acteurs politiques, et que l’on voit mal comment elles pourraient le devenir. La seconde est que les notions d’«Islam» ou d’«Occident » ne sont pas des catégories unitaires et homogènes, mais au contraire des ensembles flous traversés de tensions profondes et d’une multiplicité de courants contradictoires. Les premières cibles des fondamentalistes islamistes sont d’ailleurs des musulmans, tout comme les premiers concurrents de l’Amérique sont les Européens ! Le problème de l’immigration, le problème de l’islam, le problème de l’islamisme ne sont bien entendu pas sans rapports entre eux. Il n’en reste pas moins que ce sont des problèmes différents. Plus on est hostile à l’immigration, par exemple, et plus il est important d’avoir de bonnes relations avec les pays musulmans.
La question de savoir si c’est l’«islam» ou les Etats-Unis qui doivent être regardés comme l’ennemi principal m’apparaît par ailleurs comme une question mal posée, dans la mesure où l’islamisme n’est aujourd’hui rien d’autre qu’une réaction à la désastreuse politique étrangère de l’hyperpuissance américaine. Si l’on veut combattre l’islamisme dans ce qu’il a de plus inacceptable – le néoterrorisme global par exemple -, il faut agir sur les causes, et non sur les conséquences, c’est-à-dire faire en sorte que les choix de politique étrangère de Washington soient clairement désapprouvés par le reste du monde, et que la globalisation cesse d’apparaître pour ce qu’elle est actuellement : l’imposition unilatérale à tous les peuples de la planète d’un mode de vie occidental, dont la propagation entraîne partout l’éradication des identités collectives et des cultures particulières.
Si, en dernière analyse, les Etats-Unis sont bien actuellement l’ennemi principal, la formule ne doit cependant pas faire illusion. Tout d’abord, en politique, l’ennemi principal n’est jamais un ennemi absolu. Il est seulement l’ennemi le plus puissant, celui qui représente hic et nunc la menace la plus grande. C’est seulement dans une perspective morale, quand on le combat au nom de Dieu ou au nom de l’humanité, quand on engage contre lui une « guerre sainte », une « guerre juste » ou une « croisade », qu’il devient une figure du Mal. Il n’y a donc pas lieu de diaboliser les Américains qui, au surplus, ne constituent pas eux non plus un bloc unitaire. D’autre part, et surtout, il faut bien voir que les Etats-Unis, s’ils sont aujourd’hui le centre moteur et le principal relais de la logique du capital, n’en sont eux-mêmes qu’un outil. La logique du capital, dont la montée et l’expansion résument l’essentiel de l’histoire de ces derniers siècles, fonctionne, comme la technique, selon sa dynamique propre. Ce sont les hommes qui sont à son service, et non l’inverse. C’est précisément ce que la droite, contrairement à la gauche, n’a jamais été capable de comprendre. La droite a toujours été fondamentalement réactive : elle marche à l’enthousiasme ou à l’indignation, beaucoup plus qu’à la réflexion. C’est la raison pour laquelle, étant étrangère au travail de la pensée, elle tend à mépriser les intellectuels. C’est aussi la raison pour laquelle elle comprend en son sein autant de révoltés, et si peu de révolutionnaires. Etant réactive, elle ne voit pas les systèmes qui sont au-delà des hommes. Pour le dire autrement, elle s’en prend aux hommes pour ce qu’ils sont, non pour ce qu’ils représentent ou pour ce qu’ils font. Elle identifie presque toujours le mal social et politique à une catégorie de boucs émissaires : les Juifs, les francs-maçons, les jésuites, les banquiers, les immigrés, etc. Elle croit qu’il suffira de se débarrasser de ces « hommes en trop » (l’« anti-France » !) pour que tout s’améliore. Cette façon de voir, à la fois naïve et virtuellement totalitaire, l’empêche de reconnaître ce qui devrait lui crever les yeux : que le monde est aujourd’hui dominé par la logique du capital, que cette logique colonise jusqu’à l’imaginaire d’un homme qu’elle est en passe de déposséder de son humanité, que le monde actuel vit dans l’infinité de la marchandise, et que tout ce qui s’oppose à cet état de choses est l’allié objectif de qui possède une autre vision du monde.
Est-ce qu’on ne peut pas attribuer à cet anti-islamisme une fonction identique à celle qu’eut l’anticommunisme : nous faire peur avec un ennemi largement fantasmé pour nous pousser dans les bras de notre grand frère américain, qui seul pourrait nous protéger ?
Poser la question, c’est évidemment y répondre. Tout système totalitaire a besoin d’un diable, dont la dénonciation lui permet d’assurer son emprise sur ses sujets et de faire apparaître par comparaison ses propres tares comme mineures. Le totalitarisme « soft » du système occidental postmoderne n’échappe pas à cette règle. De même que les Etats-Unis ont utilisé l’existence du bloc soviétique pour se poser impudemment en chefs de file du monde « libre », ils trouvent aujourd’hui dans un « fondamentalisme islamiste » qu’ils ont eux-mêmes largement contribué à créer un repoussoir de nature à justifier et à pérenniser leur volonté d’hégémonie planétaire. C’est le principe même du racket, du chantage à la protection. Cette méthode est d’autant plus facile à mettre en oeuvre que nous sommes entrés dans la « société du risque » (Ulrich Beck), c’est-à-dire dans une société où les menaces sont de moins en moins identifiables et localisables. Dans la société du risque, tout le monde est un ennemi potentiel, tout un chacun devient suspect. L’omniprésence du risque suscite des peurs, des fantasmes, qui conduisent les sociétaires à accepter de sacrifier leur liberté en échange de leur sécurité. Il suffit pour s’en convaincre de voir comment les attentats du 11 septembre ont été utilisés par les gouvernements occidentaux pour faire adopter, sur tous les plans, des législations restrictives des libertés civiles les plus élémentaires. En même temps qu’il devient de plus en plus impuissant sur le plan politique, l’Etat devient de plus en plus autoritaire sur le plan social. George Orwell avait très bien prévu cela : le « quart d’heure de haine » va de pair avec la surveillance totale.
S’il n’y a pas de « choc des civilisations », il y a en revanche des stratégies civilisationnelles. Les Etats-Unis, qui ont sur les Européens l’indéniable supériorité de vouloir penser le monde, en usent avec maestria. En pointant le doigt vers des dangers imaginaires, ils détournent l’attention de celui qu’ils représentent eux-mêmes. Une telle démarche séduit des catégories très diverses : des racistes, pour qui l’Autre représente toujours un élément perturbateur à faire disparaître, des chrétiens habitués à une historiographie ecclésiastique qui les a persuadés que l’islam a de tous temps été l’« ennemi de la chrétienté » – contre-vérité manifeste dont a fait justice, entre autres, le grand historien catholique Franco Cardini -, certains pieds-noirs toujours contents d’assister par CNN interposé à des « ratonnades » de masse, des esprits simples fascinés par la volonté de puissance, qu’un tropisme irrésistible conduit à s’incliner régulièrement devant les plus forts, des libéraux et d’anciens gauchistes ralliés à l’idéologie des droits de l’homme qui, ne concevant la dictature que dans des termes classiques, restent aveugles devant les formes nouvelles du despotisme contemporain. Les nouveaux stratèges américains savent à merveille jouer de cet assemblage hétéroclite. Les agents d’influence font le reste.
Il y a bien longtemps, vous avez écrit un livre intitulé Europe, Tiers monde, même combat. Est-ce que cette thèse est toujours valable à vos yeux ?
Vous avez raison de dire qu’il y a « bien longtemps » que je défends la cause des peuples. J’ai publié le livre que vous citez en 1986, et je me souviens que le bandeau que l’éditeur avait fait placer sur la couverture affichait ce mot d’ordre : « Décoloniser jusqu’au bout ! » Pour définir les quinze années qui se sont écoulées depuis, il faudrait plutôt parler de recolonisation. Celle-ci s’est d’abord opérée sur les plans technologique, culturel, commercial, industriel et financier, par le biais des sociétés multinationales et d’organismes internationaux comme la Banque mondiale et le FMI. Depuis la dernière guerre contre l’Irak, on peut dire qu’elle s’effectue à nouveau par des moyens militaires, puisque l’on en revient à la politique de la canonnière et des protectorats. Les prétextes n’ont guère changé. Au XIXe siècle, il s’agissait de renverser des « rois nègres » pour apporter aux « indigènes » la « civilisation » et le « progrès ». Aujourd’hui, on s’en prend à quelques dictatures soigneusement choisies pour imposer les « droits de l’homme » et le « développement ». Le véritable objectif est toujours le même. C’est celui qu’ont toujours voulu atteindre les « trois M » (les missionnaires, les militaires et les marchands) : convertir le monde entier à un modèle occidental invariablement représenté comme le seul possible et le meilleur. Tout au long de son histoire, le système occidental n’a cessé de véhiculer, sous des formes religieuses ou profanes, ce que j’ai appelé l’idéologie du Même, c’est-à-dire l’idée selon laquelle les différences que l’on constate entre les peuples et les cultures ne sont que des caractéristiques contingentes et transitoires au regard de l’irrésistible mouvement qui pousse l’humanité vers une destinée homogène.
La thèse que j’exposais dans Europe, Tiers monde, même combat reste donc pour moi toujours valable, au moins pour l’essentiel. La seule différence est que l’expression de « Tiers monde » est devenue obsolète, puisqu’à l’origine elle s’appliquait à des pays qui ne faisaient partie ni de la sphère d’influence occidentale ni de celle du bloc soviétique. Le monde est aujourd’hui devenu unipolaire, et la grande tâche de l’avenir sera de lui restituer son caractère multipolaire. A l’image d’un « monde tiers » a succédé celle d’une opposition entre le centre et la périphérie, celle-ci restant elle-même, et c’est heureux, profondément hétérogène en dépit d’une occidentalisation de surface. Il reste que c’est bien dans le « Tiers monde » qu’existent encore des sociétés traditionnelles, et que se maintiennent vivantes des formes sociales et des systèmes de valeurs que l’Occident a connus lui aussi, mais qu’il s’est employé au cours de son histoire à faire disparaître. C’est évidemment l’une des raisons pour lesquelles, aujourd’hui, la « défense de l’Occident » est incompatible avec la lutte contre l’idéologie du Même.