La future langue commune européenne selon Jean Thiriart

Dans un entretien accordé à Bernardo-Gil Mugurza en 1982, Jean-François Thiriart a pu détailler sa conception personnelle de l’Europe. Vint le moment où l’intervieweur lui demanda quelle langue devrait être la future langue commune de l’Etat-continent tel qu’envisagé par l’ancien leader de Jeune Europe.

La réponse de Thiriart fut, comme à son habitude, limpide :

« Ma réponse sera celle d’un expert. L’anglais, sans l’ombre d’un doute. C’est une situation de facto. »

Thiriart s’est toujours revendiqué du pragmatisme le plus conséquent. Aussi son argument repose sur l’influence planétaire de la langue de Shakespeare :

« Le nombre de nouveaux livres édités chaque année en langue anglaise est plus importante que ceux édités dans toutes les autres langues, réunies. Comme président d’une société scientifique européenne, j’ai été amené à vivre le problème de l’impossibilité à traduire tout ce qui s’imprime en anglais. Pour des raisons évidentes de gaspillage. Voire d’impossibilité financière. Dans le monde scientifique, tant à Tokyo qu’à Moscou, tout ce qui est important est publié en anglais. Ici encore, il faut se débarrasser de toute sentimentalité. »

Jean Thiriart, lorsqu’il parle de « sentimentalité », s’en prend surtout à ce qu’il a pu nommer le « nationalisme des koalas » autrement dit l’attachement lyrique, purement et simplement sentimental, aux Etats-nations européens tels qu’ils existent depuis le XIXe siècle.

« Dans l’Europe telle que je la conçois, il y aura une langue commune obligatoire : l’anglais. On y tolérera des langues culturelles locales : l’allemand, le français, l’italien… ; je dis tolérer. »

La méfiance, voire l’hostilité de Thiriart pour toute forme d’attachement au passé des anciennes nations d’Europe s’exprime clairement ici.

« Actuellement un gaspillage scandaleux d’énergie est consacré à apprendre diverses langues étrangères. De nombreux Italiens cultivés parlent parfaitement le français, de nombreux Portugais parlent l’espagnol, de nombreux Danois connaissent bien l’allemand. C’est une épouvantable anarchie. Il faut à l’Europe une et une seule langue commune, dite langue véhiculaire : l’anglais. Tout simplement pour tenir compte d’une situation de fait. »

L’objectif de Jean Thiriart est l’efficacité. L’objectif est d’aller au plus vite pour construire l’unité de l’Europe. D’autant plus qu’à cette époque, le projet de Jean Thiriart est d’inclure le une partie de l’Asie et l’ensemble du Maghreb dans son projet dit de la « Grande Europe ». L’utilité de l’anglais sur les autres langues est donc incontestable :

« L’anglais m’a permis de me faire servir dans les grands hôtels d’Athènes et d’Istanbul, de Francfort et de Prague, du Caire et de Beyrouth. »

Jean Thiriart constate l’affaiblissement trop important des autres langues nationales :

« L’Europe unitaire aura donc une seule et unique langue véhiculaire obligatoire et plusieurs langues culturelles tolérées. Relevons que dans le catalogue de la foire aux livres de Francfort, il y a 64 pages de listes de maisons d’édition en allemand (RFA, RDA, Suisse, Autriche), et 13 en français. »

L’espagnol est loin d’avoir le rayonnement que l’anglais dans les échanges économiques mondiaux. Quant au français : « Les défenseurs de la langue française ne se rendent pas compte que le français est déjà une langue scientifiquement morte. Le critère principal de Jean Thiriart semble donc bien être le critère économique :

« Dans le monde des affaires, dans le monde de la science, l’anglais est déjà la seule langue véhiculaire au monde. Soyons donc tout simplement pragmatiques. »

Le théoricien ne prévoit pas non plus d’obstacle à cette évolution linguistique continentale :

« Imposer l’anglais comme seule langue véhiculaire ne présentera aucune difficulté technique. »

Pour étayer son propos, l’auteur du livre Un empire de 400 millions d’hommes donne plusieurs exemples historiques :

« Ce que Mustapha Kemal a réalisé en Turquie était mille fois plus difficile [que le simple remplacement des langues nationales par l’anglais]. Rappelons que Atatürk a supprimé l’écriture arabe (le turc était écrit en représentation graphique arabe) pour la remplacer par une écriture en caractères latins. Déjà en 1924, l’URSS avait procédé dans le même sens : introduction de l’alphabet russe-après la conférence de Bakou-parmi les Tartares de l’Asie centrale. Kemal étudia la réforme soviétique et décida de l’appliquer en Turquie. L’Assemblée nationale promulgua le 3 novembre 1928, la disparition de l’écriture arabe et l’obligation d’user dorénavant du seul alphabet latin. »

En soi l’unité linguistique est la continuité logique de l’Europe telle que conçue par Thiriart, à savoir une Europe « jacobine », terme dont il se réclame sans fard. Il faut néanmoins noter que dans les derniers mois de sa vie, lorsqu’il fera publier Europe : Etat-nation politique, Thiriart n’aborda plus la question de l’homogénéisation linguistique européenne, car désormais l’unité devait être politique, économique et militaire. Aurait-il renoncé à faire de l’anglais une lingua franca ? C’est peu probable, bien que rien ne puisse interdire de penser l’inverse. Mais en 1982, date où il a exposé ses idées sur le sujet, Jean Thiriart n’est pas encore complètement revenu en politique.

Vincent Téma, le 22/02/24. (vincentdetema@gmail.com)

Note : la rédaction de VoxNR précise qu’elle est en désaccord sur ce point avec Jean Thiriart.

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