La Nation selon Charles Maurras

Charles Maurras

« (…) nous savons (l’histoire en main) comment et pourquoi la Discorde amène tour à tour l’invasion, l’esclavage et l’iniquité. »

Charles Maurras, 1952.

Nous allons nous intéresser à un texte du père du nationalisme intégral, Charles Maurras, daté de l’année de son décès (c’était en 1952), et intitulé : La Nation.

La figure intellectuelle majeure du début du XXe siècle qu’était Charles Maurras avait, pour ainsi dire, une conception assez positive de la capacité morale du genre humain, et ce malgré son profond sentiment de décadence nationale :

« Une morale supérieure donne un précepte héroïque d’amour et d’entr’aide absolue à n’importe lequel des hommes. Je ne dis pas ce qui doit être, mais ce qui est physiquement. »

Il explique, exemples à l’appui, la formation parfaitement naturelle des communautés humaines, dont la plus grande, la nation :

« Quelques ménages plus ou moins apparentés se sont réunis au rebord du fossé, à l’abri du rempart sur lequel veillent leurs guerriers, pendant que leurs ouvriers et leurs artisans sont en train de mettre debout les maisons où s’allumeront les foyers : il court un souffle fier, il s’éveille une douce conscience de libertés dépendantes, il se crée un sentiment de sûreté et d’aise qui s’étend à la nichée des petits enfants, qu’il faut conserver à tout prix. »

La nation, c’est aussi partager un sentiment commun, rassurant, celui de sa protection :

« L’ennemi est repoussé, l’ami rapproché : il devient possible à la société qui se forme de se sentir et de s’écouter vivre. Elle se fait et déjà se parfait, et, telle quelle, se convient et se plait, se le redit, sous le charme de son plaisir : rien ne lui est plus agréable que le paysage familier de ses toits protecteurs qui fument. Cela se vérifie de siècle en siècle, à peine hors l’état sauvage jusqu’au raffinement des civilisations qui s’élèvent. »

La considération du réel vaudra toujours mieux que s’imaginer des droits vides de sens

« Si absurdes que soient nos démagogues, ils parlent d’or toutes les fois qu’ils insistent sur la nécessité de pourvoir à loger leurs malheureux contemporains. Mais au lieu d’agiter des droits qui ne veulent pas dire grand-chose, ils feraient mieux d’y mettre la main, de faire l’édifice stable après l’avoir entouré des fortifications qui l’assurent. Les ingrédients de la vie paisible sont les toits, contre l’intempérie, et, contre les coups du dehors, les palissades à créneaux garnis d’hommes d’armes. C’est là-dedans, c’est là-dessous que se forment les liaisons normales, entr’aide convergente, vertus coïncidentes ou disciplinées pour des travaux, des arts et des produis qui se rassemblent ou qui différent, mais dépendant les uns des autres. »

La société porte en elle un élément dangereux qu’elle doit apprivoiser, pour les amener au plus haut :

« Tout semble donc jouer d’accord ; Mais non. Le Play [un des pères de la sociologie française] l’a bien vu, une sauvagerie innée et propre est à la cité : c’est l’enfant. L’enfant sauvage. Par lui, la bergerie humaine s’ouvre périodiquement à des troupes de petits loups, mais ce sont des loups nains, et (merveille d’un ordre qu’il faut bien dure divin), ils sont aussitôt accueillis par l’appareil d’une communauté de géants qui, toute formée, les apprivoise et les dompte. Elle a à son service toutes les correspondances de la satisfaction de la faim, de la soif, du besoin, aidées par les propriétés de la bienveillance et de l’amour pour conduire ses nouveau-nés à l’apogée de leur nature divine. »

La tradition finit par apporter suffisamment pour être conservée de génération en génération :

« Nourrissons et pupilles, élèves et apprentis peuvent regimber ingratement comme ils le font ; ils laissent rarement tomber l’acquit du devancier. Héritage et tradition s’instituent tant bien que mal par les profits tangibles, sinon toujours visibles, de leur bienfait. »

La société est cependant secouée, en tout temps, de querelles intestines qui remettent en question sa cohérence et son unité profonde, surtout lorsqu’elles sont provoquées par le sommet de l’Etat. Mais celles-ci finissent par se résorber, mieux, être bénéfiques :

« [le pouvoir diviseur] : Si grand soit-il encore, il pourrait, il devrait l’être infiniment plus : ces forces centrifuges connaissent une sorte de compensation spontanée, qui fait que la querelle elle-même peut encore devenir dans une large mesure stimulant du travail commun, et ces désaccords laissent entrevoir les signes du vaste esprit de paix qui leur est sous-jacent. Tel est l’effet de l’union machinale que dessine la seule ligne du rempart. On peut s’y battre encore ; tant que l’union n’est pas formellement déchirée, c’est souvent à armes courtoises. »

Il existe une sorte d’esprit collectif, qui dépasse les clivages internes à la nation, lorsqu’elle est en bonne santé du moins :

« La justice est là, certes. Instituée. Armée. Qui agit avant que d’agir. Par ce qu’elle fait craindre ou espérer de son appareil présent, elle inspire comme une police immanente. Sa lointaine influence ; qui fait trembler les méchants, ne se contente pas de rassurer les bons : elle les soulage. Par là se forme-t-il, entre concurrents et rivaux, un secret réseau de tendance à l’apaisement, comme un chœur de fortes convergences obscures, ou mal déclarées, mais vivantes, exprimant leur vœu, ce vœu de s’entendre, répandu et comme volatil, dans une société qui s’aime, assez résolument décidée à vivre d’abord et qui ressent ainsi l’horreur inconsciente de se laisser tomber. »

La division nationale est bien pire qu’une guerre contre un ennemi extérieur, car autrement plus dévastatrice :

« L’incendie allumé au sein de la Cité malade ouvre les plaies que lui vaudrait le pire voisin qui la prendrait d’assaut après un long siège. Renan n’a peut-être pas tort de désespérer de tout peuple où la question sociale se pose de façon trop aigüe. C’est la question de l’être ou du non-être au cœur de l’unité. Le suicide qui répugne éminemment à l’individu ne fait plus assez sentir son horreur au stade collectif : cette guerre civile à forme sociale pardonne peu. C’est la plus cruelle de toutes. »

Parmi les motifs de désunion mortels, il faut bien sûr compter sur celle de la question sociale :

« Qu’il s’agisse d’une Cité grecque flambée par la querelle de ses riches et de ses pauvres devant le même ennemi romain, ou que l’on doive constater la résignation à la ruine d’une nation comme la France pour le cas de mésentente entre employés et employeurs, il n’y a qu’un mot : c’et pitié ! Quel aveuglement aux deux sortes de sacrifices ! »

Quoi qu’il en soit, question sociale ou non, le principe électif et les partis électoraux, qu’il nomme les « Partis-Rois » ne contribuent en rien, et aggravent, le danger de désunion. Le régime démocratique, « barbare » (sans doute à comprendre au sens usuel comme littéral du terme, autrement dit comme étranger et cruel à la fois) n’est capable que d’expédients brutaux pour résoudre les crises auquel il est confronté. Pire, ces régimes minent le socle de la nation :

« Pauvres pays où l’on obtient les chefs et les juges qu’au moyen des cris, des votes, des intrigues et des enchères qui, lentes ou soudaines, ébranlent leur principe fondamental ! »

Le mal démocratique n’est cependant pas une fatalité :

« Nous ne craignons pas que la Démocratie soit sans  remède : notre passé nous a montré le refuge contre cette calamiteuse tyrannie de la loi du Nombre. Nous connaissons moins bien les remèdes aux poisons des Partis sociaux antagonistes. Cependant, il reste très sûr qu’ils appliquent l’échelle ennemie au pied du rempart. »

Au fond laisser la France à la démocratie, c’est la livrer à la loi de la jungle :

« Les vaincus ne trouvent guère dans les triomphateurs que des maîtres à la merci desquels ils sont : faibles, livrés aux forts ; nus, aux hommes armés. »

Tout projet visant à dépasser le cadre national est non seulement voué à l’échec, mais à un retour de bâton :

« Il devrait suffire à corriger ces Européanistes, stupides ou dupes, qui se croient philanthropes en réclamant la fin des nations, c’est-à-dire la mise à nu de l’universel individuel. Ils ne sont que des cannibales. Mais d’une espèce favorisée que nous appellerons des autophages : c’est pour eux-mêmes qu’ils préparent les feux, les couteaux, les dents et les ventres. »

Contre les grandes utopies vides de sens, Maurras défend les communautés réelles, locales comme universelles :

« Ils n’ont pas compris que l’amitié des hommes s’appelle point par point, foyer, commune, pays, province et nation : chacun de ces centres successifs étant solide, il n’en existe plus, après le dernier, qui soit complet, sauf au spirituel où se trouve la seule Internationale qui tienne : l’Eglise de Rome. »

La nation n’est pas une théorie, c’est un bienfait, et un résultat presque surnaturel de l’Histoire :

« Les hommes se rendent, sans effort, presque sans y penser, les offices de l’amitié, échangent les entr’aides fondamentales de leur existence, se portent fort les uns les autres, souscrivant à des principes de dévouement mutuel qui peuvent aller jusqu’au don de leur vie, sans même qu’il leur soit besoin de se connaître tous, car ils vivent parfois à des lieues physiques et morales les uns des autres, et sans que le lien y perde sa rigueur et sa fermeté : tel est le miracle de la Nation. »

L’existant est bon par nature. Ceux qui en sont conscients se doivent donc la protéger :

« Voilà pourquoi il ne suffit pas de dire avec Jaurès que ‘les Nations sont des faits’. Ce ne sont pas des faits. Ce sont des bienfaits. Des bienfaiteurs et des producteurs de biens, qu’il faut protéger à leur tour. »

L’Homme a tout à craindre de l’écroulement de sa nation :

« La chute des nations retranche à l’amitié de l’homme le chef-d’œuvre de son art et de son instinct. »

Les guerres inter-nationales semblent les moins pires de toutes, parce que le pire résultat possible de celles-ci ne peut aboutir qu’à leur retour :

« La pire de leurs guerres ne fait que ramener le monde au sauvage état pré-national, cet état inférieur que l’on ne peut quitter qu’en restaurant la nation dont on a connu en naissant, en y naissant, en naissant d’elle, l’effluve de chaude amitié. »

Ainsi l’auteur de Mes idées politiques l’affirme :

« LES NATIONS SONT DES AMITIES »

Toute utopie visant à défaire la nation de l’intérieur est vouée aux gémonies. Lorsque Maurras écrit ce texte, la théorie messianique à la mode est bien sûr le marxisme :

« Marx fut un très malfaisant ennemi de l’homme, esprit régressif et rétroactif qui s’efforça de ramener des modalités d’existence caverneuse propres à la demi-bête farouche. »

Contre la lutte des classes, Maurras veut l’unité trans-classe :

« Toute l’amitié désirable n’était pas certainement pas réalisée entre les ouvriers prolétaires et les capitalistes propriétaires à l’intérieur des cités nées de la France et de la Pologne : le progrès consiste précisément à la cultiver, ainsi faite, et à la développer une fois devenue possible par la voie des innombrables bienfaits déjà obtenus. »

C’est une relation non pas tant rationnelle qu’affective qui unit les individus d’une nation :

« ‘Les nations sont des amitiés– Cela mesure la malignité profonde de tout système de lutte entre membres de la nation. »

La nation française est alliée à une civilisation, dont la défense était une « fonction [qui] appartenait jadis, chez nous, à nos Rois. »

S’attaquer à l’unité de la nation est un acte politiquement mais surtout moralement répréhensible :

« Les nations qui sont des principes, les nations qui sont des raisons d’être, et dont la France est le type, vivent dans l’univers une existence réalisée, un bienfait en exercice, déjà en voie d’opérer et de fonctionner : c’est ce qui rend coupable le vœu de les détruire ou de les laisser dépérir. »

Cependant, pour que cette nation perdure, faut-il corriger des inégalités injustes, dont les inégalités sociales, sources de révoltes et de frustrations légitimes. Aussi, il faut « inconditionnellement, et de la façon la plus positive, multiplier les mesures propres à garantir au travailleur la propriété de son métier et de son travail ; le patrimoine collectif du corps auquel il tient, son digne rang social et le fonctionnement normal des organes professionnels, notamment eu égards aux politiciens qui en vivent. »

Maurras ne va pas, pour autant, jusqu’à réclamer l’égalité sociale. Loin de là :

« Les pauvres ont besoin des riches, et comme dit Rivarol, l’eau se perd là où manquent les fontaines induites à la canaliser. La réciprocité des services fait servir le faible au fort, et le fort au faible »

Rattraper les inégalités sociales est un motif d’avancée sociale, car l’égalité n’apporterait pas grand-chose :

« Là où les citoyens demeureraient équivalents, où tout se résoudrait et immobile stagnation, le mieux naîtrait toujours de disparités à compenser et à rattraper. C’est le nerf du progrès. »

Il ne s’agit pas de revenir au temps d’avant le processus économique décisif qui a mené à la division du travail :

« Quelles qu’en puissent être les exagérations déplorables, la division du travail est, elle aussi, un bien, et ce bien tend à se fixer. »

Il cite le pape Léon XIII : « il pappa cesareo Léon XIII, professe que ‘la division en classes inégales (dispares) fait à coup sûr le caractère des sociétés bien organisées’ : il parlait encore, en cette même année 1902, d’un plan providentiel des sociétés. »

L’entraide doit se pratiquer de haut en bas de l’échelle sociale :

« Dans un pays comme la France, poser ou accepter le principe que les classes soient destinées à autre chose qu’à s’entr’aider, suppose un immense aveuglement sur le passé d’une population où le commun effort millénaire des classes, leur jeu prolongé et simultané, a répandu sur tous les paliers de la vie une rare abondance de bien-être, d’ordre de prospérité, de moralité, de civilisation, d’amitié générale. »

La nation est unanime contre tout sentiment violent qui tendrait à l’anéantir :

« L’Envie, la Haine. Précisément parce qu’une Nation est une amitié, elle les désavoue par définition. »

Maurras poursuit par un cri du cœur enthousiaste :

« (…) vive notre France, et que nos Français vivent ! Une France amie d’elle-même, des Français amis d’eux-mêmes et par là amis entre eux ! A bas ce qui les fait ennemis, et qui les brouille et les embrouille et les obnubile ! »

Notons, pour conclure, que la question de l’unité nationale du théoricien de l’empirisme organisateur se pose aujourd’hui plus que jamais.

Vincent Téma, le 18/05/24. (vincentdetema@gmail.com)

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